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Agriculture, alimentation, santé publique... soyons rationnels

L’agribashing boosté par l’Intelligence Artificielle : la triste histoire de Christophe l’arboriculteur

26 Février 2024 Publié dans #critique de l'information

L’agribashing boosté par l’Intelligence Artificielle : la triste histoire de Christophe l’arboriculteur

 

Philippe Stoop*

 

 

(Source)

 

Si Google News vous a identifié comme personne intéressée par l’agriculture et l’environnement, vous avez probablement vu passer la triste histoire de cet agriculteur bio acculé à la liquidation judiciaire, à cause de la contamination de ses pommiers par des traitements herbicides réalisés par son voisin maïsiculteur :

 

https://basta.media/christophe-arboriculteur-menace-de-liquidation-judiciaire-a-cause-de-pesticides

 

Cet arboriculteur d’Ille-et Vilaine a été victime de chutes de rendement catastrophiques pendant trois ans dans son verger de pommiers, bien que ses arbres aient eu de belles floraisons, mais suivies d’avortement massifs de fleurs. Ayant constaté des traces de phytotoxicité (brûlures provoquées par des traitements) sur les feuilles de ses pommiers, et soupçonnant un effet des traitements herbicides réalisés près de son verger par un voisin maïsiculteur, il a fait réaliser des analyses de résidus de pesticides. Celles-ci ont détecté la présence de plusieurs herbicides, essentiellement utilisés sur le maïs, en particulier du métolachlore, son co-formulant le benoxacor, et de la mésotrione, à des concentrations pouvant atteindre 34 mg/kg (l’article ne précise pas pour quelle molécule). Produits que l’arboriculteur n’utilise bien sûr pas, puisqu’aucun herbicide n’est autorisé en bio.

 

Il n’en faut pas plus aux « journalistes » de « Basta ! » pour épouser la cause de cet agriculteur qui s’estime victime des pesticides utilisés par son voisin, ou éventuellement par d’autres agriculteurs conventionnels plus éloignés, dont les produits, volatilisés dans l’air, se concentreraient sur ce verger pour des raisons topographiques restant à expliquer. Une explication bien alambiquée, alors qu’un détail de l’article attire immédiatement l’attention de toute personne ayant un minimum de connaissances sur les impacts des pesticides : l’arboriculteur reconnait avoir utilisé de la bouillie sulfocalcique (BSC, également connue sous le nom de bouillie nantaise) pour contrôler la tavelure. Or ce produit, pesticide autorisé en bio, est bien connu pour présenter des risques de phytotoxicité importants : voir par exemple :

 

https://jardinage.lemonde.fr/dossier-4108-bouillie-nantaise.html#:~:text=Utilisation%20de%20la%20bouillie%20nantaise,la%20bouillie%20sulfocalcique%20est%20phytotoxique. (Savourons ici le plaisir de citer une référence issue du Monde. 😊)

 

La BSC peut même être utilisée pour l’éclaircissage chimique en agriculture bio, c’est-à-dire pour provoquer une chute de fleurs ou de jeunes fruits quand les arbres sont trop chargés : précisément le problème rencontré par cet arboriculteur !

 

https://pays-de-la-loire.chambres-agriculture.fr/fileadmin/user_upload/Pays_de_la_Loire/022_Inst-Pays-de-la-loire/RUBR-RD-innovation/Agriculture-biologique/Evenements/2022/2022_SIVAL_Pommier_quelles_solutions_pour_eclaircissage_en_arboriculture_biologique.pdf

 

Le moins que l’on puisse dire est que le « technicien » anonyme qui a fait le diagnostic de l’exploitation aurait peut-être dû explorer l’hypothèse de traitements BSC mal maitrisés, avant de se lancer dans des explications aussi sophistiquées sur la cause du problème. Les herbicides maïs incriminés sont utilisés sur des millions d’hectares dans le monde depuis plusieurs décennies, on ne voit pas trop pourquoi ils se mettraient tout d’un coup à faire des dégâts aussi ponctuels. D’un point de vue scientifique, on ne peut pas dire que ce soit impossible, mais comme le disait le grand épistémiologiste Gregory House : « Quand vous entendez des bruits de sabots, pensez d’abord à un cheval, pas à un zèbre ! »[1]. Mais il y a encore plus gênant.

 

 

3400 fois la dose autorisée ?

 

On peut déjà s’agacer du fait que tous les protagonistes de cette histoire soient anonymes : l’arboriculteur n’est désigné que par son prénom, et il est photographié de dos sur l’image qui illustre l’article. On peut supposer que c’est une précaution nécessaire pour le protéger des barbouzes du « lobby agro-industriel », qui d’après certains répandent la terreur en Bretagne[2]. Mais c’est aussi une façon bien commode d’empêcher tout recoupement par d’autres acteurs de la presse. De même, le technicien qui l’a conseillé n’a pas de nom, et on ne sait pas quels sont ses titres d’expertise, ce qui est regrettable quand on voit les pistes de diagnostic qu’il a négligées. Outre le fait qu’il ne semble pas avoir cherché de résidu de BSC, qui devrait quand même être le suspect majeur dans cette histoire, il est étrange qu’il n’ait pas tiqué sur les résultats des analyses.

 

Pour avoir l’air scientifique, Basta ! affirme que les herbicides détectés représentent 3.400 fois la dose autorisée, en faisant référence à une LMR (Limite Maximale de Résidus) de 0,01 mg/kg. C’est bien sûr une absurdité, puisque la LMR représente la limite autorisée sur les fruits à la récolte, et n’a aucun rapport avec la dose d’emploi autorisée pour les produits, ni avec un quelconque seuil de risque de phytotoxicité sur les feuilles. Mais surtout, ce résultat est en fait très embarrassant par rapport à la thèse défendue par l’arboriculteur.

 

Sachant qu’1 kg de feuille représente une surface de l’ordre de 10 m2[3], la concentration de 34 mg/kg annoncée équivaut à 34 g de produit par ha de feuille. L’indice foliaire d’un verger de pommiers est de l’ordre de 2,5[4], un ha de feuillage ne couvre donc que 0, 4 ha au sol. La dose d’emploi du métolachlore sur maïs étant de 1000 g/ha, soit 400 g pour 0.4 ha, cela veut dire que le verger aurait reçu par la voie des airs près d’un dizième de ce que reçoit directement un champ de maïs traité ! Pour rappel, les doses moyennes de métolachlore mesurées dans l’air (quand on en trouve) sont de l’ordre du ng/m3. Il est donc très peu crédible que de telles concentrations aient pu être atteintes simplement par la dérive des traitements de parcelles voisines, même après concentration des aérosols par la topographie (qui n’a d’ailleurs pas l’air très montagneuse, d’après la photo de l’article). Si ces résultats d’analyses sont justes, l’explication la plus vraisemblable est malheureusement celle d’un traitement volontairement appliqué sur les feuilles, ce qui change quelque peu les données du problème…

 

La devise de « Basta ! » est « Décrypter, Résister, Inventer ». On ne peut pas dire que Basta ! ait beaucoup cherché à décrypter l’histoire de Christophe, ni résisté à la tentation de l’utiliser pour alimenter ses biais idéologiques habituels… Heureusement, une mise à jour récente précise que l’arboriculteur, qui mérite bien sûr la compassion pour ses déboires financiers, a pour l’instant échappé à la liquidation judiciaire. Espérons qu’il pourra rétablir sa situation périlleuse, sans se contenter d’attendre l’interdiction du métolachlore pour résoudre ses problèmes d’un coup de baguette magique, mais aussi sans en reporter la responsabilité sur son voisin maïsiculteur. En attendant de voir la production de 2024, que l’on espère meilleure, on ne peut pas dire que les conseils de son « expert » l’aient orienté vers les pistes les plus probables pour redresser sa situation.

 

 

Quand l’IA s’en mêle... ou s’emmêle les pinceaux

 

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Basta ! est après tout un site plutôt confidentiel, même si ses articles sortent parfois sur Google News. J’ai cherché à vérifier si son scoop avait été repris sur d’autres journaux ou sites web, en faisant une requête avec les mots-clés « agriculteur pesticides liquidation judiciaire ». Chrome, le navigateur Web de Google, s’est contenté de montrer sobrement que cette nouvelle ne semblait pas avoir été reprise par d’autres journaux (à la date du 14 janvier en fin de journée). Cela interroge quelque peu sur l’algorithme de Google News, qui n’avait donc pas hésité à mettre en avant cet article de Basta !, tout en sachant que la nouvelle n’avait été reprise nulle part ailleurs : manifestement, le recoupement des informations n’est pas le critère prioritaire de cet algorithme…

 

J’ai ensuite fait la même requête dans Edge, le navigateur de Microsoft… et les résultats m’ont laissé encore plus rêveur ! Bing, le moteur de recherche de Microsoft, n’a également pas trouvé d’autre journal reprenant la nouvelle. Mais les résultats de sa recherche sont assortis de compléments non sollicités plutôt surprenants :

 

  • Sous le titre « Explorez davantage », Edge me propose des liens portant pour la plupart… sur le suicide chez les agriculteurs ! Une association d’idées pour le moins douteuse…

     

  • Dans le pavé « Conversation instantanée avec Bing AI », qui génère une réponse en langage naturel que je n’ai jamais demandée, l’Intelligence Artificielle de Microsoft me répond : « Je suis désolé d’apprendre cela. D’après mes recherches, Christophe, un arboriculteur bio dans le sud de l’Ille-et-Vilaine, est menacé de liquidation judiciaire à cause de pertes de production immenses qu’il a subies depuis trois ans. Il soupçonne les pesticides épandus par son voisin d’être la cause de ses pertes de production… » Suivent des références juridiques sur la liquidation judiciaire dans le cas des exploitations agricoles. A la fin, l’IA propose de continuer la discussion, avec quelques questions suggérées, dont « Y a-t-il d’autres agriculteurs qui ont subi le même sort que Christophe ? » et « Comment puis-je aider Christophe ? ». Bing AI fait beaucoup d’efforts pour prouver son empathie, mais elle est très orientée : apparemment, il ne lui vient pas à l’idée que l’on puisse aider un agriculteur qui s’estime diffamé par son voisin…

 

Sous ses aspects anecdotiques, ce petit exemple d’agribashing appliqué est très démonstratif de la façon dont l’Intelligence Artificielle oriente déjà notre accès à l’information, et il est intéressant de noter à quel point elle peut s’adapter de façon souple à la politique éditoriale de son support :

 

  • Google News applique une sélection des thèmes voisine de la presse d’actualité classique. Pour entretenir cette image de respectabilité, la recherche Google sur le web s’abstient de toute association de thèmes discutable, quand on fait une recherche approfondie sur un sujet sélectionné par l’algorithme. Cela n’empêche pas que cet algorithme a bel et bien mis en avant un article très douteux, qui n’a été confirmé nulle part. Il est vrai que sa visibilité a été de courte durée, car au jour où je publie cette note (22 janvier), il faut faire une recherche très ciblée sur les mots-clés de l'article de Basta ! pour le voir resurgir. Mais il n’empêche que Google News lui aura tout de même offert son « quart d’heure de célébrité » pour le faire connaitre, et que cela lui a suffi pour bien circuler sur les réseaux sociaux (que Google News ne scanne pas, cela lui évite de patauger dans la boue qu'il soulève).

     

  • A l’inverse, MSN News, l’équivalent de Google News chez Microsoft, cultive un style beaucoup plus proche de la presse People, avec des gros titres basés essentiellement sur les commentaires de la vie des célébrités et des médias, mixés avec quelques thèmes majeurs de l’actualité générale, traités de façon sensationnaliste. MSN News n’a donc pas retenu une nouvelle aussi locale et peu glamour que la triste histoire de Christophe l’arboriculteur. Mais pour ceux qui en ont eu connaissance par ailleurs, Bing AI propose sur mesure une avalanche d’informations complémentaires, qui oriente la lecture de cette nouvelle dans le sens le plus catastrophiste.

 

De ces deux approches de la manipulation de l’information, on se demande quelle est la plus pernicieuse. Elles sont en tout cas parfaitement complémentaires.

 

______________

 

[1] Il s’agit bien sûr du personnage de la série télévisée « Dr House », beaucoup plus sérieuse que Basta ! sur le plan scientifique

 

[2] « En Bretagne, intimider ceux qui critiquent l’agro-industrie est systémique » (reporterre.net)

 

[3] https://lewebpedagogique.com/newsvtterminale/files/2020/09/211.TP1-elts-de-cor.pdf

 

[4] https://www.revuevitiarbohorti.ch/wp-content/uploads/2006_06_f_906.pdf L’indice foliaire d’une culture est le rapport entre sa surface foliaire et la surface qu’elle occupe au sol.

 

Directeur Recherche & Innovation ITK - Membre de l'Académie d'Agriculture de France

 

Source : L’agribashing boosté par l’Intelligence Artificielle : | LinkedIn

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J
Je signale systématiquement les articles de ce genre sur mon fil google news: "contenu trompeur ou visant à faire sensation" <br /> ça ne doit pas servir à grand chose, j'ai eu aussi cet article...
Répondre
H
Bon travail d'analyse et d'investigation aux résultats extrêmement intéressants et, sur le fond, pas surprenant.
Répondre
M
J'abonde. Je suis surpris par la qualité de l'analyse sur une question aussi simple. On pense se méfier et avoir tout vu. Ca rend modeste...