Néonicotinoïdes et betteraves : mésinformation dans le Monde de...
(Source)
C'est un bien étrange article que ce « Néonicotinoïdes : des dérogations fondées sur une erreur de calcul », de M. Stéphane Foucart, publié sur la toile le 19 février 2021 et dans l'édition papier datée du lendemain.
En chapô :
« L’arrêté encadrant la réintroduction d’insecticides dans les champs de betteraves sucrières est fondé [version électronique] sur une erreur de calcul [version papier] sur des données erronées présentées par la filière. »
Le titre est très ambigu. Non il ne s'agit pas de « des dérogations », mais d'un seul élément de l'arrêté du 5 février 2021 autorisant provisoirement l'emploi de semences de betteraves sucrières traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant les substances actives imidaclopride ou thiamethoxam.
S'il convient de ne pas se tromper sur le titre, c'est que le titre est trompeur, non ? Et qui a mis M. Stéphane Foucart sur la piste? (Source)
Le chapô l'est encore plus ! « [E]rreur de calcul » ou « données erronées présentées par la filière »... il faut choisir !
Et non, ce n'est pas l'arrêté dans son intégralité. Le lecteur moyen le comprendra-t-il ? À lire les commentaires (« contributions ») dans la version électronique de l'article, la réponse est sans doute non.
Il en est une qui, sur Twitter, n'a pas manqué de faire l'étalage de son immense perspicacité. Mme Delphine Batho écrit en effet :
« […] La manipulation des données au somment de son art ! »
(Source)
C'est une accusation grave, qui n'est même pas permise par un article imprécis !
L'auteur tourne autour du pot en début d'article, mais sans préciser davantage. En n'oubliant pas de nous faire peur quasiment d'entrée :
« L’une des concessions accordée aux planteurs de betterave, disent-ils, est le fruit d’une erreur d’écolier : la confusion entre quantité et densité d’abeilles à l’hectare. Une petite erreur qui, transcrite dans la loi, pourrait avoir d’importantes répercussions sur les butineuses »,
« ils » désignant
« plusieurs membres du conseil de surveillance constitué par le gouvernement pour donner l’avis des parties prenantes (agriculteurs, associations, instituts techniques, etc.) sur les conditions du retour de ces insecticides ».
Il faut s'arrêter à l'« erreur d’écolier » : la « quantité […] d’abeilles à l’hectare », c'est... la « densité » !
Un fil Twitter de M. Jacques Caplat a fort utilement cadré le problème. Toutefois, nous ne saurons le suivre sur ses « explications ».
L'arrêté précité assortit l'autorisation d'utiliser des semences enrobées en 2021 de limitations quant aux espèces qu'il est possible de semer au cours des trois années suivantes. L'objectif affiché est de protéger les pollinisateurs (d'un risque si faible que d'autres pays autorisent l'enrobage de semences de plantes mellifères comme le canola au Canada... mais c'est là un autre problème).
Explication de texte en introduction de l'arrêté :
« Son annexe 2 fixe le calendrier selon lequel les cultures de végétaux peuvent être implantées lors des campagnes suivant l'emploi des semences de betteraves traitées, en vue d'atténuer les risques pour les insectes pollinisateurs et les abeilles. Sont listées dans une annexe 2 bis des mesures d'atténuation et de compensation possibles dont la mise en œuvre pourra, après avis de l'Anses, permettre d'anticiper le semis, la plantation ou la replantation des cultures visées à l'annexe 2, sous réserve d'assurer un niveau équivalent de protection des pollinisateurs et de la biodiversité. »
La controverse porte sur l'annexe curieusement numérotée « 2bis ». Comme on peut le voir, c'est de la musique d'avenir, le dispositif étant soumis à un avis (positif) de l'ANSES. L'article concerné (le 3) introduit une limitation supplémentaire – un nouvel arrêté à prendre :
« Des mesures d'atténuation et de compensation possibles sont listées en annexe 2 bis. Leur mise en œuvre peut permettre d'anticiper le semis, la plantation ou la replantation des cultures visées à l'annexe 2, sous réserve d'assurer un niveau équivalent de protection des pollinisateurs et de la biodiversité.
Les modalités d'anticipation pour les exploitants ayant mis en œuvre ces mesures sont fixées par arrêté des ministres chargés de l'environnement et de l'agriculture, après avis de l'Anses confirmant le niveau de protection. »
Voici encore le texte de l'annexe 2bis :
« A. - Mesures d'atténuation et de compensation pour les cultures de maïs :
1° Utilisation, sur une largeur d'au moins dix-huit rangs de betteraves qui ne peut être inférieure à huit mètres, de semences de betteraves non traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant les substances actives imidaclopride ou thiamethoxam sur le pourtour des parcelles traitées avec ces produits ;
2° Implantation en 2021 et 2022 sur l'exploitation concernée, à une distance adaptée, de surfaces mellifères à raison de 2 % des surfaces implantées de semences de betteraves traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant les substances actives imidaclopride ou thiamethoxam.
B. - Mesures d'atténuation et de compensation pour les cultures de colza :
Implantation d'un mélange composé d'au moins 50 % d'une variété précoce à floraison de type Es Alicia ou d'une variété équivalente, sur une surface représentant au moins 10 % de la sole de colza de l'exploitation concernée et sur laquelle n'ont pas été cultivées des betteraves traitées avec de l'imidaclopride ou du thiamethoxam au cours des trois années précédentes. »
Notez : le texte prévoit la possibilité d'anticiper la culture de colza, une plante mellifère très attractive pour les abeilles... et la controverse porte sur le maïs, qui ne l'est pas.
Ce qui est donc en cause, c'est la possibilité – encore hypothétique à ce stade – de cultiver du maïs derrière les betteraves à sucre en 2022, avec un an d'avance.
C'est évoqué dans l'article du Monde, mais il faut lire avec attention :
« Le 22 janvier, le conseil de surveillance débattait de cette question. "A la fin de la réunion, les représentants de la filière betteravière ont affirmé qu'une étude montrait que 80 % des abeilles présentes sur les parcelles de maïs se trouvaient en périphérie des champs, dans les huit premiers mètres des parcelles, explique au Monde un participant. Et qu'en conséquence, un agriculteur s'abstenant de traiter les betteraves sur une bande de huit mètres en périphérie de parcelle devrait pouvoir replanter du maïs dès l'année suivante." […] Au cours de la réunion, certains s'indignent car nul n'a vu l'étude en question, mais la majorité adopte la mesure d'atténuation, finalement intégrée dans l'arrêté du 5 février. »
Ils n'ont pas vu l'étude incriminée ? Les lecteurs du Monde n'ont pas eu la possibilité d'y accéder et de vérifier par eux-mêmes.
Vérifier l'exactitude des dires d'« un participant » ainsi que ceux de l'Institut Technique de l'Agriculture Biologique (ITAB) « dans une note datée du 12 février, que Le Monde a pu consulter » :
« Cette étude ne dit absolument pas que 80 % des abeilles qui fréquentent les parcelles de maïs se cantonnent à la bande des huit premiers mètres, dit-on à l'ITAB. Elle dit qu'au cours de l'expérience, 80 % des abeilles observées l'ont été dans cette bande, mais simplement parce que ce sont les premiers rangs qui ont été les plus échantillonnés ! »
Selon un calcul de l'ITAB, pour un terrain carré de 50 hectares (707 mètres de côté), il faudrait une bande protégée, non pas de 8 mètres, mais de 189 mètres. Calcul impossible à vérifier... nous n'avons droit qu'à une affirmation qui nous est assénée sans rien de plus.
Mais on peut calculer que les betteraves enrobées ne pourraient être semées que sur 14,8 des 50 hectares. Ou qu'un champ carré de 14 hectares ne serait pas éligible à la culture anticipée de maïs...
Nous devons un lien à M. Patrick Vincourt, ancien directeur de recherche de l'INRA, qui a répondu à Mme Delphine Batho sur Twitter : « Mais quand donc les abeilles vont-elles dans le maïs ? », paru dans Phytoma en février 2015. C'est une étude s'inscrivant dans le cadre de la question de savoir si l'on pouvait traiter en journée pendant la période de floraison (sans y répondre, l'article fournissant une description des résultats de recherches).
(Source)
Le Tableau 1 représenté ci-dessus est instructif : la densité moyenne d'abeilles est très faible, même dans les premiers rangs.
Voici encore trois citations de l'article :
« Présence très variable, des paramètres à analyser
Les densités d'abeilles observées dans les parcelles de maïs grain ou de maïs doux oscillent entre moins d'un individu observé par hectare dans 40 % des situations et un maximum de 164 abeilles par hectare dans la situation la plus élevée. Ce premier résultat montre que la présence d'abeilles dans le maïs et le maïs doux n'est pas systématique, et ceci malgré des conditions a priori favorables à leur présence (ruches à proximité des parcelles en période de floraison).
[…]
Beaucoup moins d'abeilles dans les maïs que dans le tournesol ou la luzerne
En revanche, cette comparaison permet de mettre en évidence la très grande différence de densité d'abeilles selon les cultures. En moyenne, à un instant donné, la densité d'abeilles observée en parcelles de tournesol est 1 500 à 2 000 fois supérieure à la densité d'abeilles observée dans les parcelles de maïs ou de maïs doux. Sur la parcelle de luzerne suivie, les abeilles étaient absentes lors d'un comptage (et absentes aussi du maïs) ; lors du second, dix-neuf abeilles étaient dénombrées dans le maïs pour 1 250 dans la luzerne, soit un rapport de 1 à 66.
[…]
Observation des autres pollinisateurs
La réglementation actuellement en vigueur concernant l'application des insecticides et acaricides en période de floraison (arrêté du 28 novembre 2003) mentionne également les autres pollinisateurs et la période de production d'exsudats, dont principalement le miellat pour la culture de maïs. Concernant les autres pollinisateurs, les abeilles sauvages et bourdons observés lors des prospections des parcelles de maïs et de maïs doux ont été recensés. Les informations collectées sont données à titre indicatif, aucune identification n'ayant été réalisée par un entomologiste.
Au total, seule une dizaine d'abeilles sauvages ont été observées au cours de l'ensemble des prospections, excepté les abeilles solitaires observées en plus grand nombre dans la zone de la parcelle avec présence de chardons.
Les bourdons ont été très rarement observés. Seul un site présente un nombre plus élevé de bourdons, particulièrement au cours d'une prospection. À noter que près de 80 % de ces bourdons ont été observés en bordure de parcelle. »
Cela enfonce des portes ouvertes : le maïs n'est pas attractif pour les abeilles...
Résumons.
Il s'agit d'une dérogation (la culture anticipée de maïs) à une dérogation (l'utilisation de semences de betteraves enrobées d'un néonicotinoïde) doublement encadrée (des bords de champ sans enrobage et des cultures mellifères en 2021 et 2022 à raison de 2 % au moins de la surface en betteraves enrobées). Elle n'est pas encore finalisée.
Mme Barbara Pompili a cru bon de mettre son grain de sel, ajoutant à la confusion
(Source)
La culture d'un maïs après la betterave traitée avec un néonicotinoïde ne présentera pas de risques majeurs pour les abeilles et autres pollinisateurs. Ce n'est pas une découverte. Les polémiques actuelle et l'hystérie anti-néonicotinoïdes et les délires de la précaution font fi de l'expérience acquise avant l'interdiction des néonicotinoïdes ainsi que par les pays qui continuent à les utiliser.
Ces délires sont certes nécessaires pour surmonter un lobbying effréné (la preuve... cet article...), mais il s'agit en quelque sorte d'accrocher à des bretelles un pantalon qui tient tout seul.
Bis repetita, le calcul de l'ITAB est impossible à vérifier.
En revanche, son allégation sur le fait que seuls les premiers rangs de maïs auraient été échantillonnés est grossièrement fausse.
Les allégations sur les « 80 % des abeilles » en bordure de parcelle concernent les bourdons.
En définitive, tout est bon pour faire du lobbying, par le Monde de M. Stéphane Foucart interposé.
Finalement, Mme Delphine Batho a bien raison avec son : « La manipulation des données au somment de son art ! »... Il faut juste viser la bonne cible.