Cash Investigation sur France 2 : rien à cirer du CSA, ni des téléspectateurs !
« Cash investigation - Industrie agro-alimentaire : business contre santé », c'est une fois de plus un détournement de prime time à des fins de propagande, cette fois-ci contre les industries agroalimentaires accusées de privilégier le profit et de sacrifier la santé des consommateurs. C'est très grave. C'est une sorte d'incitation à la haine d'un secteur vital pour chacun de nous (sauf à vivre en autarcie complète) et pour notre société.
Le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA) avait émis des critiques sur une émission précédente, « Produits chimiques : nos enfants en danger », sur laquelle nous nous sommes longuement penchés sur ce site. Le nouveau numéro de cette série montre que les producteurs de Cash Investigation se moquent éperdument de l'avis et des injonctions du CSA, et que la direction de France 2 fait preuve de carence.
L'ampleur de la désinformation sera illustrée par le cas de M. Denis Corpet, qui se serait fait piéger par l'industrie.
Au final, il faut se demander pour qui roule Cash Investigation. Quelles que soient leurs motivations, le gagnant est une des extrêmes de l'échiquier politique.
Une chose est sûre : on se moque des téléspectateurs et plus généralement des citoyens.
Avec «Cash investigation - Industrie agro-alimentaire : business contre santé » (sur Youtube) nous aurons été gratifiés de 2 h 15 d'émission en tous points prévisible. On ne change pas une formule qui gagne : sélection d'une victime – ici l'industrie agro-alimentaire – suivie d'un véritable harcèlement en vue d'une mise à mort ; interrogatoires dignes de l'Aveu ; persiflage ; interprétation unilatérale des événements et déclarations ; insinuation de complots et de méthodes quasi-mafieuses, avec l'incontournable référence à l'industrie du tabac ; caméras et micros intrusifs, y compris écoute et reproduction de conversations privées ; irruption dans une réception, forcément aux objectifs peu louables ; interpellation dans la rue ; pieds dans la porte ; « débat » final uniquement à charge.
L'émission se divise en trois parties.
On évite d'expliquer, mais on a compris : les nitrites c'est mal ! Qu'importe si c'est simpliste. Euh non ! Pourvu que ce soit simpliste... le concept commercial de l'émission n'admet pas la nuance.
Les industriels en mettent donc dans leurs produits... il y a des raisons objectives à cela (c'est le site de la Fédération Française des Industriels Charcutiers, Traiteurs, Transformateurs de Viandes (FICT) qui représente 292 établissements, dont 90% de PME, qui emploient 37 000 personnes – mais on peut trouver le même genre de renseignements sur des sites « indépendants »).
On peut évidemment en discuter. Est-il encore nécessaire d'utiliser cet agent conservateur pour se prémunir des bactéries responsables du botulisme, de la salmonellose et de la listériose ? Est-il, à l'inverse, raisonnable de l'éliminer (pour le remplacer par quoi ?), quand son incidence (plutôt mal connue) sur la santé est manifestement faible (les cancers colorectaux – pour lesquels il existe un lien avec la charcuterie – apparaissent en majorité tardivement dans la vie). Sait-on que « botulisme » vient du latin « botulus », boudin, saucisse ? Qu'on le désigne aussi en allemand par « Fleischvergiftung » et « Wurstvergiftung » (empoisonnement par la viande ou la saucisse) ?
Mais non ! Pour Cash Investigation, quoi que dise l'industrie, elle est de mauvaise foi. Les nitrites, c'est pour la couleur rose du jambon. Et la couleur rose, c'est pour faire vendre ; trop compliqué d'admettre que le consommateur a des attentes... ça n'entre pas dans le concept commercial. Point barre.
« "Sans nitrite ajouté", lit-on avec soulagement sur le paquet de jambonneau fumé des Viandes biologiques de Charlevoix. C'est vrai... même si ce jambon contient, en fait, lui aussi des nitrites. Le sel de mer et la poudre de céleri ajoutés au porc sont des sources naturelles de nitrites, employées pour contrôler la croissance des spores dans les charcuteries dites naturelles. » Source
Cash Investigation fait le forcing pour le système de l'« échelle nutritionnelle » préconisé par M. Serge Hercberg, un « [s]ystème transversal basé sur une échelle de qualité nutritionnelle représentée par des disques de 5 couleurs, couplés à 5 lettres ». Ces gens qui tiennent la caméra et le micro – et s'introduisent, certes avec notre consentement, dans nos salons – se comportent en véritables lobbyistes. Savent-ils que l'ANSES ne s'est pas déclarée enthousiaste pour ce système dont la simple description montre qu'il laisse à désirer ? Du communiqué de presse du 1er juin 2015 :
« Dans son rapport publié ce jour, l’Anses conclut que la mise en œuvre du score nutritionnel, tel que défini par Rayner et al. (2005), apparaît techniquement faisable mais nécessiterait d’être complétée par d’autres données que celles dont l’étiquetage deviendra obligatoire en décembre 2016 dans le cadre de la réglementation européenne. L’Anses indique de plus que ce score nutritionnel apparaît discriminant pour bon nombre de groupes d’aliments mais l’est insuffisamment pour d’autres (boissons rafraichissantes sans alcool, matières grasses, fromages, compotes, chocolats et produits chocolatés,…). Enfin, l’Agence souligne que son travail n’a pas visé à apprécier la pertinence de l’utilisation de cet outil en matière d’étiquetage nutritionnel, sa capacité à informer le consommateur, ou à induire des évolutions de comportements ou de l’offre alimentaire, et ainsi sa pertinence globale en matière de santé publique. »
Bien sûr, l'altermonde qui sévit sur les chaînes publiques (ici Allô Docteurs sur France 5) préfère se référer à « de nombreuses évaluations scientifiques internationales » qui auraient démontré l'efficacité du système (on peut se demander comment...) et au fait qu'en 2015, « le Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP) s’était lui-même déclaré en faveur de cette signalétique ». Il se trouve cependant que la signalétique nutritionnelle doit faire l'objet d'une concertation impliquant les parties prenantes (industriels, distribution, consommateurs). Mais pour Cash Investigation, c'est la manifestation de la réussite de l'industrie dans son entreprise de torpillage.
Sur Allô Docteurs, cela est venu évidemment avec les prétendus conflits d'intérêts au sein des comités chargés d'évaluer un essai en conditions réelles de quatre systèmes graphiques (décrits ici), à l'obstruction de l'industrie, et la prétendue obstruction de l'industrie.
« Nutri-Score », la formule de M. Hercberg
« SENS », la formule de la distribution
« Nutri-Repère », la formule de l'industrie
"Traffic Lights", la formule appliquée au Royaume-Uni
Chez Cash Investigation, c'est plus brutal : l'industrie agro-alimentaire, est-il dit, n'est pas enthousiaste... elle ne peut donc avoir d'autre but que de saboter l'essai, d'empêcher le pauvre consommateur de voir et de comprendre (alors qu'elle a proposé un système qui n'est pas déraisonnable – même si on peut trouver la signalétique britannique plus complète). Pour Cash Investigation, elle est de mauvaise foi. Point barre.
Faisons une petite digression. Le Monde – de Stéphane Foucart et Stéphane Horel – s'est permis un exercice de casse-pipes avec « "Intoxication agroalimentaire" au ministère de la santé ». Il a au moins fait l'effort de décrire correctement l'ANIA :
« ... l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA), qui défend les intérêts de 16 000 entreprises, des PME aux multinationales... »
Dans Cash Investigation, cela donne ceci :
« ...[l'ANIA]. En France, c'est elle qui représente les intérêts de Coca Cola, Danone, Mars, Nestlé, ou encore Kellogg's. Bref, le lobby de l'agroalimentaire, c'est elle [Catherine Chapalain]. »
Cash Investigation ? Mais on vous dit que ce sont des gens sérieux, parfaitement objectifs...
Le pauvre représentant de la victime (l'industrie), M. Robert Volut, Président de la Fédération Française des Industriels de la Charcuterie, se trouve confronté à une maîtresse de cérémonie s'employant à le mettre en difficulté avec la contribution complice de deux autres autres intervenants, M. Serge Hercberg, le porteur du projet Nutri-Score – qui, selon les critères de la mouvance qui s'exprime à travers Cash Investigation est affligé d'un énorme conflit d'intérêt –, et Mme Michèle Rivasi, députée européenne de la même mouvance.
Il suffit de voir les sourires entendus, complices, pour s'apercevoir que l'on assiste, à nouveau, à un véritable guet-apens.
« Avouez qu'il est simple... »
Le « débat » ? Une tentative d'extorquer un aveu (à 1:57:20) !
Pourquoi s'est-il prêté à cette mascarade, lui qui, contrairement à Mme Catherine Chatalain de l'ANIA ou M. Robert Volut de la FFIC, n'avait pas d'intérêt professionnel à faire valoir ? M. Denis Corpet, Professeur à l'École Nationale Vétérinaire de Toulouse, mais présenté comme expert pour le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) – c'est plus ronflant –, est longuement interviewé (à partir de 56:30). Il aurait été victime d'un piège tendu par le lobby de la viande.
Très franchement, la phrase de « The role of red and processed meat in colorectal cancer development: a perspective » qui a été surlignée et constituerait l'objet du délit est totalement anodine et doit se lire avec la suite :
« Les données épidémiologiques et mécanistiques sur les associations entre la consommation de viande rouge et transformée et le cancer colorectal sont inconsistent et les mécanismes sous-jacents ne sont pas clairs. Il est nécessaire de poursuivre les études sur les différences entre les viandes blanches et rouges, entre la viande rouge transformée et entière et entre les différents types de viandes transformées, car les risques potentiels pour la santé ne sont peut-être pas être les mêmes pour tous les produits. »
« Inconsistent » -- souligné ci-dessus pour signaler que c'est le mot anglais -- est un faux-ami. Il dénote ici un manque de cohérence, d'uniformité. Mme Lucet le traduit par : « ...les données … ne sont pas assez solides ». Ah qu'il est facile de bâtir une théorie du complot sur un contresens !
Mais il y a mieux : Cet article est décrit en voix off (à 58:45) :
« Le problème, c'est que le papier valide des thèses qui ne sont pas – du tout – celles du chercheur [M. Corpet] »
Comment ? M. Corpet aurait laissé passer l'association de son nom à des thèses qui ne sont – pas du tout – les siennes ? Qui – en dehors de l'équipe de Cash Investigation – peut admettre un tel manquement à la déontologie scientifique d'un éminent et respectable chercheur, et à son propre honneur professionnel ?
Comment ? Cet article comporte 23 signatures. Tous les auteurs – moins peut-être le responsable du forfait – se seraient fait piéger ? Ou acheter ? Ou adhéreraient à des thèses hérétiques ?
Mme Lucet décrit l'article en cause, s'adressant à M. Corpet :
« Début 2014, votre nom apparaît curieusement dans cette revue scientifique. Et là, vous y signez un article qui émet des doutes sur le lien entre consommation de viande et cancer. Donc j'avoue qu'on est surpris... »
Nous le sommes aussi !
Car le chapitre 4 de l'article est intitulé :
« Comment, à notre avis, la consommation de viande est liée au cancer colorectal ».
La morale de cette histoire est que M. Corpet s'est fait piéger. Reste à savoir par qui. Nous pensons...
Il se trouve que nous, téléspectateurs, nous avons aussi été victimes d'un piège, mais tendu par l'équipe de Cash Investigation, qui nous a fait avaler en février 2016 la dangerosité des produits alimentaires en affirmant que 97 % d'entre eux contenaient des résidus de pesticides.
Le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (CSA) a condamné très mollement (texte complet ici) :
« Après un examen de l’émission litigieuse, le Conseil a regretté que les journalistes aient indiqué de manière erronée qu’une étude de l’Autorité européenne de sécurité alimentaire avait révélé que 97 % des denrées alimentaires contenaient des résidus de pesticides, alors que l’étude fait état, en réalité, de 97 % de ces denrées qui contiendraient des résidus dans les limites légales. »
Il a toutefois, tout aussi mollement, demandé aux dirigeants de la chaîne de faire preuve de vigilance :
« En conséquence, le CSA a demandé aux responsables de France Télévisions de veiller à respecter, à l’avenir, leurs obligations en matière de rigueur dans la présentation et le traitement de l’information, telles que prévues à l’article 35 du cahier des charges. »
Cash Investigation se moque éperdument des critiques du CSA.
Et il se moque éperdument du téléspectateur, et plus généralement des citoyens puisque ses thèses grotesques seront largement diffusées.
Notons que Mme Lucet n'a pas trouvé bon de corriger ses déclarations de février dernier sur les résidus de pesticides.
Le CSA avait aussi été saisi par deux parlementaires qui avaient allégué que la séquence dans laquelle l'équipe de Cash Investigation s'était introduite dans un salon privé où se déroulait un dîner avait pu « alimenter l’antiparlementarisme ». Il a opiné :
« Le CSA a considéré que si cette présentation ne caractérisait pas un manquement de la chaîne à ses obligations en matière de droits et libertés, les parlementaires nommément visés n’avaient pas été mis en situation de pouvoir expliquer les raisons de leur présence. Il a fait part de cette observation aux responsables de France Télévision. »
Cash Investigation « répond » en quelque sorte avec une longue séquence sur le travail parlementaire (à partir de 1:32:47). Objectif : démontrer – pesamment – l'influence de l'ANIA sur les parlementaires. Que d'autres groupes d'intérêts déploient déploient les mêmes stratégies – nous l'avons vu dans nos billets sur la loi sur la biodiversité, l'équipe de Cash Investigation s'en moque. L'essentiel est de peindre un diable sur la muraille qui a pour nom ANIA ou « industriels ».
Que la conséquence soit la promotion de l'antiparlementarisme n'importe pas non plus.
À ce stade, on peut se demander pour qui roule Cash Investigation. Sans nul doute pour eux-mêmes. L'émission, c'est pour certains le moyen d'assouvir leur passions. Appelons ça poliment « de l'influence ».
Il y a manifestement un objectif socio-politique. Qualifions le poliment d' « altermondialiste et écologiste. » Mais le principal bénéficiaire de cette inqualifiable émission se trouve de l'autre côté de l'échiquier politique.
Bravo Mme Lucet !
L'ANIA a ouvert un compte Twitter pour pouvoir dialoguer avec les personnes intéressées. Très intéressant. Il leur a par exemple été demandé pourquoi l'ANIA – après tout l'organisation qui représente l'ensemble de l'industrie agroalimentaire en France – n'avait pas été présente sur le plateau. Voici la réponse :
C'est vraiment se moquer du monde... Mais c'est Cash Investigation...