Le wokisme existe-t-il ?
Marcel Kuntz*
Manifestants Black Live Matters aux Pays-Bas en juin 2023 (SOPA IMAGES/SIPA)
Ma note : Je sors de ma bulle de confort pour reproduire un article de M. Marcel Kuntz sur un nouvel ouvrage, « De la déconstruction au wokisme », dont il est l'auteur. Je le lis à petites doses, quand mon ordinateur rame – ce qui est maintenant fréquent. Il est, d'une certaine manière, passionnant et, certainement, très instructif.
Le wokisme n’existerait pas. Ce serait un fantasme « réac », une « panique morale ». Pourtant, nous assistons au déboulonnage de statues de personnages historiques condamnés selon les canons de la morale de ces « éveillés » en matière d’injustice, sur la base de la race notamment. Pourtant, ce que l’on appelle la « cancel culture » fait rage dans les universités, étatsuniennes d’abord, et se propage en Europe.
Pourtant, nous assistons à la réécriture de monuments de la littérature populaire (par exemple des écrits de Roald Dahl, Ian Flemming, etc.) par des sensitivity readers à la demande des éditeurs. Leur rôle est d’expurger les manuscrits des phrases qui pourraient choquer, notamment les minorités ethniques ou sexuelles, et provoquer des polémiques.
Pourtant, l'Opéra de Florence a changé la fin de Carmen, pour qu’elle ne meure plus poignardée par Don José au 4e acte. Pourtant, le « genre » fait polémique. La « Théorie du Genre » n’existe pas selon Najat Valaud-Belkacem, alors ministre de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche (d'août 2014 à mai 2017), face aux critiques concernant ses outils « pédagogiques » sur l’égalité « de genre » à l’école. Une théorie peut-être pas, mais une idéologie du genre, oui. Celle-ci pousse son constructivisme (les différences entre les hommes et les femmes seraient socialement construites, par les normes, les rôles et les relations) jusqu’à nier quelquefois l’altérité des sexes.
Peu importe le terme (gardons le simplement par commodité). Le fait important est qu’il existe un affrontement politique majeur dans les sociétés occidentales autour de ce phénomène (les cas cités ci-dessus l’attestent…). Il divise même les camps politiques traditionnels, par exemple la gauche dite « universaliste » face à une gauche que ses détracteurs appellent « communautariste » ou « intersectionnelle » (une troisième catégorie tente de naviguer entre les deux…). Il divise aussi certains mouvements d’émancipation (par exemple les féministes que l’on peut qualifier de « canal historique » qui ne se reconnaissent pas dans les néo-féministes d’aujourd’hui).
La « cancel culture » crée également des antagonismes, par exemple entre ceux qui estiment légitime de censurer des propos non « politiquement corrects » et ceux que cela révulse.
Les évènements mentionnés ci-dessus ont eu une large couverture médiatique. Cela va se poursuivre et sans doute s’intensifier. Des livres ont été publiés : ils sont souvent à charge, soit pour dénoncer le wokisme (en l’accusant d’être intolérant, une religion, voire un virus, de favoriser le « retour de la race », de nuire aux enfants), soit en niant sa réalité (ceux qui critiquent le wokisme étant accusés de mener « une offensive réactionnaire »).
Il m’a semblé qu’il y avait un besoin d’un livre factuel, bref et explicatif de la diversité des facettes du phénomène, de ces références intellectuelles « postmodernes », et de ses origines pour partie aux Etats-Unis (dans la question raciale du pays) et pour une autre partie en Europe (dans l’histoire tragique du continent durant la première partie du XXe siècle).
J’ai choisi la forme d’un abécédaire, qui permet au lecteur, en partant d’un concept entendu ou lu dans les médias ou sur les réseaux sociaux, de le trouver et le comprendre dans une des 26 entrées du livre ou dans le glossaire qui renverra vers l’entrée la plus pertinente.
Le lecteur peut donc juger par lui-même quelles réalités décrivent les concepts de « postmodernisme » et de « wokisme » (si on garde ce dernier terme, définissons le second comme la forme exacerbée du premier). Faut-il s’inquiéter ? A titre d’exemple, je liste les évènements de censure et même de renvoi de chercheurs ou d’intellectuels qui ne se sont pas conformés aux nouvelles prescriptions, aux Etats-Unis, et aussi en Europe. Cette liste devrait en étonner plus d’un… Il en va de même de la manière dont une célèbre revue scientifique (Nature), et d’autres, s’accusent de « racisme systémique » et de sexisme, et de là, la science plus largement.
J’ai eu très tôt eu la conviction qu’il fallait documenter l’impact de ce nouveau mode de pensée sur la science et l’utilisation des technologies. On pouvait penser que les scientifiques, notamment des disciplines expérimentales ou des mathématiques, etc. résisteraient à la « déconstruction » postmoderne. Or il n’en est rien !
Les manifestations de la pensée postmoderne sont multiples (théories « critiques », relecture de l’histoire, repentance pour les uns…, victimisation pour d’autres…). Le postmodernisme a profondément modifié les valeurs établies : le mérite a tendance à être remplacé par l’inclusion quasi obligatoire des supposées victimes d’un « patriarcat hétéronormé » et « raciste », la vertu cardinale de justice est déclinée sous différentes formes en référence auxdites victimes, l’« écologie » est devenue la nouvelle forme de lutte anti-capitaliste, etc.
Le philosophe Jean-François Lyotard avait défini le postmodernisme comme « l’incrédulité à l’égard des métarécits ». Parmi ces Grands Récits figure celui des Lumières, qui fait de l’histoire de l’humanité un long chemin vers l’émancipation. Je montre dans la postface de mon dernier livre que le postmodernisme n’a pas supprimé la foi, les dogmes, ni les mythes, mais les a reconfigurés dans des nouveaux récits. Et que tous les affrontements idéologiques et politiques caractéristiques de cette ère postmoderne ont un impact sur la science.
_______________
* Marcel Kuntz est biologiste, directeur de recherche au CNRS, enseignant à l’Université Grenoble-Alpes, et Médaille d’Or 2017 de l’Académie d’Agriculture de France. Son dernier ouvrage : De la déconstruction au wokisme. La science menacée (VA Editions). Ses écrits ne représentent pas une position officielle de ses employeurs.