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Agriculture, alimentation, santé publique... soyons rationnels

Sucrerie d'Escaudœuvres de Tereos : le premier domino qui chute ?

18 Avril 2023 Publié dans #Economie, #Politique

Sucrerie d'Escaudœuvres de Tereos : le premier domino qui chute ?

 

André Heitz*

 

 

 

 

L'annonce par le groupe coopératif Tereos de l'arrêt de l'activité sucrière de son site d'Escaudœuvres reflète-t-elle une décision de routine de stratégie industrielle ? Ou est-ce le premier symptôme d'un possible recul, voire effondrement, de la filière ?

 

 

À l'origine de la saga de Tereos, en 1932, il y avait la distillerie coopérative d’Origny dans l’Aisne...

 

Tereos est une union de sociétés coopératives agricoles, de dimension internationale, née en 2002 du rachat de Béghin-Say par les Sucreries et Distilleries des Hauts de France (SDHF) et l’Union des sucreries et distilleries agricoles (Union SDA). Selon Wikipedia, elle rassemble 12.000 coopérateurs betteraviers en France et 19.800 salariés dans le monde. La betterave, le sucre, ses co-produits et ses dérivés représentent l'activité historique ; le groupe s'est aussi diversifié dans la transformation et la valorisation d'autres matières premières agricoles. C'est le 4e sucrier mondial, 1er groupe sucrier français et 3e groupe sucrier brésilien (à partir de la canne à sucre).

 

 

Une annonce de restructuration des activités

 

Le 8 mars 2023, Tereos a annoncé un projet de réorganisation de son activité industrielle en France, « en réponse aux enjeux de décarbonation et de modernisation de ses infrastructures, et aux évolutions agricoles à venir », et ce, dans le cadre d'une « stratégie pour s’adapter aux transformations de son écosystème et retrouver des marges de manœuvres financières pour sauvegarder sa compétitivité ».

 

Le site d’Escaudœuvres, dans le Nord, verrait son activité sucrière arrêtée. Dans la Marne, l’atelier de distillerie de Morains serait arrêté ; Tereos cherche aussi un acquéreur pour son site de féculerie (à partir de pommes de terre) d’Haussimont, mais assurera l’activité pour la campagne 2023/24.

 

La coopérative explique notamment dans son communiqué de presse :

 

« La profitabilité de la culture de la betterave est assurément en voie d’amélioration chez Tereos mais les coopérateurs font face à des contraintes réglementaires (législatives, sanitaires, environnementales) et économiques qui se traduisent par une réduction durable des emblavements. Tereos constate donc une baisse des engagements coopératifs qui correspond à 10% des tonnages à partir de la campagne 23/24. Tereos a aussi constaté une baisse continue des rendements depuis la campagne 2018/19. »

 

Tereos évoque aussi la hausse du coût de l'énergie.

 

Il n'y a pas de miracle ! L'efficacité et la rentabilité d'un site de production exigent une durée de fonctionnement suffisante. Pour le site d'Escaudœuvres, qui a attiré l'essentiel de l'attention politique et médiatique, la durée de campagne estimée serait de 25 à 45 jours en fonction des rendements escomptés, en comparaison à une durée moyenne de 110 jours.

 

Et si l'on veut assurer la pérennité de l'activité, donc la compétitivité, tout en s'engageant dans un « plan de décarbonation ambitieux (objectif neutralité carbone à horizon 2050) », il faut adapter l'outil industriel et concentrer l'activité. La sucrerie d'Escaudœuvres est donc mise à l'arrêt, mais l'activité de centre logistique continue.

 

 

Des réactions politiques étonnantes

 

L'annonce a suscité des réactions médiatiques et politiques contrastées... et étonnantes.

 

Ainsi, pour M. Marc Fesneau, ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, « [s]’agissant d’une zone de production de betteraves moins touchée que beaucoup d’autre par la jaunisse en 2020, cette décision de restructuration industrielle à Escaudœuvres apparaît d’autant plus étonnante ». On peine à voir la relation de cause à effet...

 

Il a également rappelé l’engagement de l’État à « accompagner » la filière betteravière face à l’interdiction de l’enrobage des semences issue d'un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne.

 

D'un véritable florilège de M. Roland Lescure, ministre délégué chargé de l’Industrie, à l'antenne de Sud Radio, retenons : « J'ai envie de comprendre les chiffres, parce qu'à ce stade, une entreprise qui gagne de l'argent qui ferme une usine, je pense que ce n'est pas normal ».

 

Pour les régionaux d'EÉLV, « Cette décision vise, dans une logique purement financière, à faire baisser les coûts de cette entreprise pour augmenter ses bénéfices, alors que le sucrier a pourtant enregistré un bénéfice net de 94 millions d’euros en 2022 et que des investissements importants ont été engagés dernièrement sur le site […] Cette coopérative, qui n’en a que le nom, agit contre ses adhérents agriculteurs, enfermés dans la logique industrielle de Tereos. »

 

Après un couplet sur l'existence d'alternatives aux néonicotinoïdes, on n'échappe évidemment pas à l'appel à soutenir la filière biologique – moins de 0,5 % de la sole française en 2020. C'est un appel précédé par l'inévitable refrain : « Cette annonce souligne le besoin impératif de changement de modèle d’une agriculture intensive à bout de souffle. »

 

Il y a même M. Xavier Bertrand, président du Conseil Régional des Hauts-de-France : « Au regard des résultats financiers de @Tereos et @Nestle, le compte n’y est pas ni pour les salariés, ni pour le territoire. »

 

Reconnaissons-lui cependant qu'il pointe les dangers pour le filière sucre française.

 

 

Une chronique qui a suscité l'émoi

 

Dans sa chronique quotidienne sur Europe 1, Mme Emmanuelle Ducros, « envoyée spéciale en Absurdie », a fait un point détaillé de la situation. En bref : « Cette histoire était, hélas, écrite. Cela fait déjà plusieurs années que la filière betterave alertait sur le risque de casse lourde de nos capacités de production. Personne ne peut faire semblant d’être surpris, nous payons-là les conséquences de décisions politiques irréfléchies et arrogantes. »

 

Aux premières loges, évidemment : les décisions relatives aux néonicotinoïdes utilisés en enrobage des semences pour lutter contre les pucerons vecteurs de jaunisses potentiellement et effectivement très pénalisantes.

 

Mme Emmanuelle Ducros s'est évidemment fait incendier sur ce point par l'altermonde qui tient les pesticides ou l'économie entrepreneuriale, ou le plus souvent les deux, en sainte horreur.

 

 

Quelques statistiques

 

Pourtant, les statistiques – sans doute complexes à interpréter – sont sur ce point éclairantes. Elles sont cependant nationales et ne reflètent pas forcément la situation dans le bassin de production de la sucrerie d'Escaudœuvres.

 

Les surfaces ont beaucoup augmenté entre 2016 (405.000 hectares) et 2017 et 2018 (486.000 hectares), avec la fin des quotas, pour retomber à 402.000 hectares en 2021, selon les statistiques de la FAO (fondées sur des données officielles françaises). En année normale, le rendement moyen s'établit actuellement autour de 85 tonnes/hectare. En 2020, l'année de la jaunisse, il était tombé à 62 tonnes/hectares.

 

Pour 2022, selon le ministère de l’Agriculture cité par le Betteravier français, les surfaces se sont élevées à 396.000 hectares, en retrait de 10 % par rapport à la moyenne quinquennale, et le rendement standardisé à 16 % de sucre s'est établi à 77 tonnes/hectare en raison notamment de la sécheresse.

 

 

Un avenir incertain

 

Il est, dit-on, difficile de faire des prévisions... surtout si cela concerne l'avenir.

 

Le présent est déjà très incertain avec, notamment, l'inflation et l'instabilité des prix, la guerre en Ukraine et les nuages sombres qui planent sur Taïwan, les politiques publiques en matière d'agriculture, d'alimentation, d'énergie, d'environnement, de lutte contre le réchauffement climatique, etc.

 

La fermeture de la sucrerie d'Escaudœuvres peut être un événement mineur qui restera sans suite, ou, au contraire, un précurseur du recul, voire de l'effondrement, de la filière sucrière française.

 

Un peu d'histoire : en 1857 était implantée une sucrerie à Aiseray, en Côte-d'Or. Elle a été fermée en 2007, à la suite d'une décision européenne de réduire la production de sucre... on ne cultive plus de betteraves sucrières en Bourgogne...

 

Escaudœuvres suggère un mécanisme inverse : une réduction de la production entraîne la fermeture de la sucrerie ; s'il n'y a pas, dans ce cas précis, d'effet en cascade, c'est que la production subsistante peut être traitée ailleurs.

 

On imagine sans peine que si la sucrerie d'Erstein fermait du fait d'une réduction des emblavements la rendant non rentable, il n'y aurait plus de betteraves à sucre du tout en Alsace.

 

Et pour les dégâts collatéraux, par exemple sur la culture de la luzerne ou la distillerie, on relira avec intérêt « Pour moi, agriculteur, fini la betterave ! » de M. Jean-François Pâques.

 

Bref, la betterave sucrière est un élément majeur d'un écosystème agricole, industriel, économique et social fragile dont la défaillance de l'un des éléments peut faire ruiner le tout.

 

 

Des certitudes guères encourageantes...

 

Nous avons cependant quelques certitudes, et elles ne sont pas encourageantes.

 

Nous saurons dans quelque temps combien d'hectares auront été implantés. Les pertes consécutives à la funeste décision de la CJUE du 19 janvier 2023 seront sans doute réduites : les plans d'assolement ne se modifient pas du jour au lendemain, tout comme les contrats de production, et les betteraviers coopérateurs ont intérêt à préserver l'outil qui valorise leur production et dont ils sont actionnaires.

 

L'engagement du gouvernement à « accompagner » la filière betteravière face au risque de jaunisse n'est même pas un pis-aller : on le voit difficilement compenser les pertes des acteurs de l'industrie, qui réclament aussi une indemnisation, le cas échéant. Les limites de l'État nounou...

 

À la mi-mars, les salariés d'Escaudœuvres avaient bloqué 50 mètres cubes de graines. Ce n'est pas le mode de protestation le plus intelligent.

 

On peut penser – en se croisant les doigts ou en allumant des cierges – que le risque de jaunisse sera relativement limité cette année, la campagne précédente ayant été réalisée avec des semences enrobées, ce qui a limité le réservoir de virus. Pour protéger leurs betteraves, les producteurs français n'ont pour l'heure qu'un produit à disposition, utilisable une seule fois (la flonicamide, marque : Teppeki). Pour un autre, le spirotétramate (marque : Movento), il faut une dérogation de 120 jours, conforme à la réglementation européenne. Elle se fait attendre, et ce n'est pas le meilleur signal donné par le gouvernement aux producteurs.

 

Mais il faut être réaliste : ces deux substances n'ont pas permis de juguler les pucerons, et donc la jaunisse, en 2020.

 

Dans d'autres pays membres de l'Union Européenne, les producteurs peuvent aussi recourir à un néonicotinoïde en traitement aérien, l'acétamipride. Notre gouvernement n'a pas eu le courage de revenir sur l'interdiction imbécile de tous les néonicotinoïdes (et insecticides à mode d'action similaire) inscrite à l'article L. 253-8 du Code Rural et de la Pêche Maritime. Nos producteurs, pénalisés par notre dysenterie législative bien-pensante, doivent affronter la concurrence de producteurs européens mieux armés.

 

Il est, bien sûr, hors de question de rouvrir le dossier des néonicotinoïdes au niveau européen, fût-ce pour le seul enrobage des semences. Le « tueurs d'abeilles » leur colle à la peau comme le sparadrap à la chaussure du capitaine Haddock, alors que l'on sait qu'ils ont été victime de machinations.

 

La campagne 2023 risque cependant d'être un anesthésiant pour les soucis et, partant, les décisions politiques du fait d'une pression jaunisse qui serait somme toute supportable. Mais il faut craindre une recrudescence de la jaunisse les années suivantes du fait de l'insuffisance des moyens de lutte contre les pucerons.

 

L'avis et rapport relatifs à l’efficacité des traitements disponibles pour lutter contre les pucerons de la betterave de l'Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l'Alimentation, de l'Environnement et du Travail (ANSEScommuniqué de presse ; rapport) est censé présenter 22 solutions pour lutter contre les pucerons et la jaunisse, dont quatre « immédiatement utilisables » (parmi elles, les deux produits phytopharmaceutiques évoqués ci-dessus...).

 

Il est maintenant clair et guère contesté – sauf dans l'altermonde – que cet avis n'a de valeur que pour caler une armoire, ce qui pose du reste la question de la crédibilité des expertises collectives, ou du moins de certaines d'entre elles : n'y a-t-on pas, en l'occurrence, voulu conforter les instances de décision dans un choix politique (justifier la limitation dans le temps des dérogations pour l'enrobage des semences en annonçant que des solutions seraient disponibles pour la campagne 2024) ? N'y a-t-on pas présenté des travaux de recherche sous un jour excessivement flatteur et optimiste ?

 

Il est clair aussi que la seule solution réaliste est de nature génétique. La voie la plus prometteuse serait sans doute l'édition du génome avec une technique comme CRISPR/Cas-9. Mais la Commission Européenne n'est pas pressée pour proposer une modification de la réglementation sur les OGM, des États membres ne sont pas favorables à un aggiornamento et le Parlement Européen risque de succomber aux Neinsager.

 

Et même... la mise au point et la diffusion de variétés résistantes aux virus de la jaunisse prendraient quelques années... le temps pour que la filière s'effondre... et que la politique clientéliste actuelle se soit fracassée dans le mur des réalités économiques et budgétaires.

 

______________

 

André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.

 

Une version de cet article a été publiée sur Contrepoints.

 

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