De la plainte en diffamation pour museler le débat scientifique
Philippe Stoop*
(Source)
Le 17 octobre 2023, le chercheur militant anti-glyphosate G-E Séralini a été débouté de la plainte en diffamation qu’il avait intentée contre trois célèbres journalistes, qui avaient qualifiée de trompeuse ou frauduleuse sa célèbre étude de 2012 sur les cancers prétendument provoqués chez le rat par un maïs OGM traités au glyphosate. On peut espérer que ce verdict fera désormais jurisprudence, et permettra ainsi d’enrayer le développement des plaintes en diffamation utilisées par les milieux pseudoscientifiques pour étouffer les débats scientifiques. Mais la lecture des motivations du jugement montre aussi que cette décision ne peut faire jurisprudence que pour la presse, et s’est appuyée sur la réaction inhabituellement claire et ferme des instances scientifiques pour dénoncer la publication fautive. Cette nouvelle jurisprudence ne dispensera donc pas les chercheurs soucieux d’éthique scientifique d’exprimer plus clairement qu’actuellement leur opposition aux pratiques d’une minorité de chercheurs militants.
Pour une fois, nous avons failli écrire un article optimiste sur l’agribashing et les débats pseudoscientifiques qui l’alimentent. En effet, le 17 octobre, le célèbre chercheur militant anti-glyphosate Gilles-Eric Séralini a été débouté de sa plainte en diffamation contre trois journalistes, Géraldine Woessner, Mc Lessgy et Patrick Cohen, au motif qu’ils avaient qualifié de trompeuse ou frauduleuse sa célèbre publication de 2012, qui prétendait montrer que le maïs OGM traité au glyphosate provoque des cancers chez le rat.
Bien que l’incohérence scientifique de cette étude ait été démontrée depuis longtemps, ce verdict n’avait rien d’évident, car G-E Séralini est un récidiviste de ce type d’action, et il avait jusqu’à présent toujours gagné, en jouant habilement sur la définition très large de la diffamation en droit français. Ce revers juridique est tombé dans un silence médiatique total, alors que le dépôt de la plainte avait été très commenté dans la presse, et qu’un rassemblement avait été organisé pour faire pression sur la Cour, lors de l’audition des Parties lors de l’audience du 1er septembre 2023[i]. On peut espérer que ce nouveau jugement fera désormais jurisprudence, car il est très argumenté, et démonte implacablement toutes les ambiguïtés qui avaient bénéficié jusqu’à présent au chercheur drapé dans son offense, malgré l’irrecevabilité scientifique évidente de ses méthodes. Pour rappel, même le CIRC, dans sa célèbre monographie sur le glyphosate, avait rejeté la publication Séralini de 2012, qui était pourtant une des rares qui aurait pu soutenir le classement de ce produit comme cancérigène[ii].
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La joie des milieux scientifiques à cette nouvelle a cependant été de courte durée, car quelques jours après, nous apprenions qu’une nouvelle plainte en diffamation est annoncée contre G. Woessner, sur un sujet voisin : son article à propos de l’instrumentalisation de l’avis du Fonds d’Indemnisation des Victimes de Pesticides, sur le cas du jeune Théo Grataloup, avis qui avait été présenté à tort comme une reconnaissance scientifique du fait que le glyphosate peut provoquer des malformations congénitales. Cet évènement confirme une nouvelle tendance inquiétante des débats pseudoscientifiques : l’utilisation de plaintes en diffamation, pour faire taire toute critique sur la qualité des publications invoquées par les ONG écologistes et les journalistes, ou les scientifiques lanceurs d’alerte autoproclamés. G-E Séralini est un des précurseurs de cette méthode, mais on a connu également plus récemment le cas de la plainte en diffamation du journaliste Paul Moreira contre le blogueur André Heitz. Jusqu’à présent, ces démêlés juridiques étaient restés assez discrets, mais ce ne sera sans doute pas le cas cette fois, puisque c’est maintenant le très médiatique avocat William Bourdon qui s’attaque à la Rédactrice en Chef du Point Géraldine Woessner.
Ces plaintes en diffamation présentent 3 avantages pour les plaignants :
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Si la diffamation est retenue, elle peut être ensuite présentée par le plaignant comme une validation par la justice de la qualité de ses travaux scientifiques. C’est faux, car en droit français la reconnaissance de la diffamation ne nécessite pas de se prononcer sur la véracité des propos considérés comme diffamatoires. Mais comme la plupart des citoyens ne connaissent pas cette subtilité du droit, ils retiendront simplement que le tribunal lui a donné raison contre les personnes qui le critiquaient.
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Le temps que la procédure soit traitée (c’est-à- dire pendant au moins 3 ans), le dépôt de plainte met la personne qui a critiqué le plaignant en situation d’accusé. Même si la présomption d’innocence doit lui être accordée, cela donne un pseudo-crédit aux accusations de lobbyisme auquel ces plaintes en diffamation sont généralement associées.
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Quelle que soit l’issue de la plainte, en pratique, la personne mise en cause devra au moins payer ses frais juridiques. Cela crée une épée de Damoclès pour toute personne qui critique un pseudoscientifique bien en vue : un risque d’autant moins négligeable que les personnes visées par ces plaintes ne sont justement pas des lobbyistes, bien armés pour affronter ce risque financier, mais de simple journalistes ou scientifiques, qui ne sont pas payés pour affronter ce type d’action. Cela reste le cas malheureusement dans cette dernière affaire Séralini : bien qu’il ait été débouté de sa plainte contre les trois journalistes, la Cour l’a dispensé de payer leurs frais de justice (mais avec une argumentation qui pourrait se retourner contre lui par la suite, nous le verrons).
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En attendant que la nouvelle annonce de plainte de Me Bourdon se concrétise (ou pas), il est intéressant d’explorer l’argumentation du rejet de la plainte de G-E Séralini : elle définit très bien les limites de ce qu’il est possible de dire pour dénoncer les manipulations pseudoscientifiques, sans tomber dans le piège de l’instrumentalisation du concept de diffamation.
Le 17 octobre 2023, la 17ème Chambre Correctionnelle de Paris a donc débouté G-E. Séralini de la plainte en diffamation qu’il avait déposée contre les trois journalistes que avaient qualifié sa publication de 2012 de trompeuse ou frauduleuse.
Il est inutile de revenir sur le fond scientifique de l’affaire, à propos duquel seule l’obstination de quelques journalistes militants et influents a permis de maintenir le doute : le protocole de cette étude et ses méthodes statistiques avaient été immédiatement dénoncés par pas moins de 6 Académies scientifiques, ce qui avait obligé la revue qui l‘avait publiée à la retirer, et aucune des 3 (coûteuses) tentatives de réplication qui ont été menées n’a retrouvé des résultats comparables de près ou de loin à ceux de G-E S. L’irrecevabilité scientifique de cette publication n’a donc jamais fait le moindre doute. La seule question qui pouvait à la rigueur rester en suspens était de savoir si elle résultait de l’incompétence de ses auteurs, ou d’une intention délibérée de tromper les lecteurs non scientifiques, avec une avalanche de résultats non significatifs, qu’ils pourraient interpréter à leur guise, à la seule condition de trouver une revue assez complaisante pour les publier.
Malgré cela, les pronostics à propos de cette plainte n’étaient pas forcément en faveur des journalistes, qui n‘ont fait qu’écrire tout haut ce que la quasi-totalité des scientifiques pensait tout bas : en effet, G-E Séralini est un récidiviste de ce type de procédure, et avait jusqu’à présent toujours gagné, grâce à la définition très large de la diffamation en droit français. Son fan-club parle de 8 procès déjà gagnés avant celui-ci[iii]. Je n’ai pas réussi à en retrouver toutes les traces, mais deux cas récents sont clairement documentés : une plainte jugée en 2011 contre l’Association Française des Biotechnologies Végétales » et son Président Marc Fellous, et une autre jugée en 2015 contre Marianne et son journaliste Jean-Claude Jaillette. On note (et c’est important pour la suite), que l’une de ces plaintes était donc dirigée contre un journal, et l’autre contre une association de scientifiques, ce qui crée des contextes juridiques différents.
Malgré ces précédents en faveur de G-E Séralini, pourquoi cette fois la Cour a-t-elle rejeté cette fois la qualification de diffamation ? Pour bien le comprendre, il faut rappeler quelques principes un peu contre-intuitifs sur le traitement de la diffamation en droit français.
Il faut en effet noter que la diffamation peut potentiellement être retenue pour toute déclaration vérifiable portant atteinte à l’honneur du plaignant. Le fait que cette déclaration soit vraie ou non est en soi secondaire. Cela peut paraître surprenant, mais c’est en fait logique dans un esprit de protection des citoyens contre la diffamation. Même si une affirmation est théoriquement vérifiable, la démonstration pratique de sa véracité ou de sa fausseté est parfois difficile. Pour une personne dont l’honneur a été atteint par une affirmation publique, il ne serait donc pas normal que ce soit elle qui ait la charge de démontrer la fausseté de cette affirmation. C’est la personne qui a diffusé cette information que doit montrer qu’elle est vraie. Dans une affaire de ce type, l’accusation (donc la personne s’estimant diffamée) peut donc se contenter de montrer que l’affirmation publiée par l’accusé porte gravement atteinte à son honneur. La défense (ici, les trois journalistes attaqués) doit alors montrer qu’il était néanmoins légitime de formuler ces accusations de tromperie ou de fraude. Pour cela, elle peut faire valoir deux types d’exception :
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L’exception de vérité : démontrer que son affirmation est vraie. Mais dans cette affaire, comme souvent, il est difficile de prouver la tromperie ou la fraude, qui suppose une intentionnalité difficilement démontrable, même si elle est ici très probable. Il est facile de montrer que le protocole expérimental était inadéquat a priori, des groupes de 10 rats seulement ne permettant pas d’obtenir des résultats statistiquement significatifs. Il est facile de montrer que les résultats allégués par les auteurs étaient faux, puisqu’aucune des 3 tentatives de réplication de ces travaux, menés par des laboratoires indépendants aux frais du contribuable, n’a retrouvé les mêmes résultats. Et qu’en conséquence les conclusions péremptoires de l’article de 2012 trompaient les lecteurs non spécialistes des méthodologies scientifiques. Mais ces incohérences pourraient s’expliquer, soit par une volonté délibérée de tromperie, soit par l’incompétence des auteurs de la publication. Le fait que les auteurs soient des chercheurs expérimentés, et que, par le blocus imposé aux journaux qui ont diffusés leurs résultats, ils ont cherché à éviter tout regard scientifique extérieur sur leur travail, fait fortement pencher la balance en faveur de la 1ère hypothèse. Mais il n’existe pas de preuve positive de cette intention de tromperie. Bien entendu, aucun des journalistes attaqués n’a pu présenter un document de G-E Séralini indiquant qu’il était parfaitement conscient de la nullité de cette étude, mais qu’elle serait toujours bien suffisante pour berner les journalistes de l’Obs, le magazine qui lui avait servi de porte-voix médiatique. Pour cette raison, la Défense a préféré utiliser la deuxième exception mobilisable en pareil cas :
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L’exception de bonne foi : ici la défense n’a pas besoin de prouver la véracité des affirmations accusées de diffamation. Elle doit simplement montrer que les accusés avaient des motifs suffisants pour les formuler de bonne foi. Bien entendu, cette exception de bonne foi est définie très précisément pour éviter tout abus. Elle doit répondre à 4 critères :
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Ne pas montrer d’animosité personnelle envers le plaignant ;
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Répondre à un but légitime ou d’intérêt général ;
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Ne s’appuyer que sur des sources vérifiées ;
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Faire preuve de prudence et de mesure dans l’expression.
Dans ce cas précis, le respect des deux premiers critères était évident. Le 3ème critère (le recours à des sources vérifiées) a pu être abondamment documenté par les journalistes, mais cela tient à un élément de contexte un peu particulier : les propos reprochés aux journalistes ont été tenus en 2019, soit 7 ans après la publication litigieuse, suite à la diffusion d’un reportage « Envoyé Spécial » sur le glyphosate, qui citait encore cette publication de G-E Séralini comme si rien ne l’avait démentie entre temps. A cette date, de nombreuses publications avaient démontré l’absurdité de son protocole expérimental, et les expériences de réplication avaient toutes confirmé à ceux qui en douteraient encore que les résultats claironnés par G-E Séralini étaient faux. Les journalistes attaqués avaient donc à leur disposition une pléthore de références sérieuses et convergentes pour étayer leurs déclarations. S’ils avaient réagi à chaud juste après la publication de 2012, ils auraient eu tout autant raison sur le fond, mais leur défense aurait été plus fragile pour ce critère des sources vérifiées.
Le dernier critère de l’exception de bonne foi (une expression prudente et mesurée) était en fait très lié au 3ème : vu le nombre et le sérieux des témoignages rassemblés par les journalistes, il était clair que parler de tromperie ou de fraude n’avait rien d’excessif, vu la gravité démontrée des faits.
Ce rejet de la plainte en diffamation de G-E Séralini est donc rassurant pour la liberté du débat scientifique. On peut espérer qu’il fera jurisprudence, et limitera à l’avenir le recours aux plaintes en diffamation pour bâillonner le débat scientifique. Mais sa portée reste limitée :
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D’une part, comme nous l’avons vu, il doit beaucoup au fait que les critiques exprimées par les journalistes avaient été formulées longtemps après la publication fautive, et qu’entre temps il s’était accumulé beaucoup de travaux scientifiques étayant les allégations de fraude ou de tromperie. Cet aspect de la défense des trois journalistes aurait été moins solide s’ils avaient réagi immédiatement après la publication en 2012. Or les « altersciences » et « sciences parallèles »[iv], dont le Directeur de Recherches CNRS Marcel Kuntz, appelé en témoin de la défense, a rappelé les définitions, jouent beaucoup sur le décalage entre le temps médiatique, et la lenteur et la mollesse des réactions scientifiques, pour faire passer leurs élucubrations comme la vérité scientifique.
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La décision de la Cour se place explicitement dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, et de sa définition des critères de bonne foi de la presse. Elle ne pourra donc faire jurisprudence que pour les plaintes en diffamation contre des journalistes, et pas directement pour celles portées contre des scientifiques comme Marc Fellous en son temps. En droit, l’exception de bonne foi peut pourtant être invoquée par toute personne privée, mais elle est plus difficile à démontrer pour des scientifiques qui critiqueraient le travail de G-E Séralini : d’une part, l’intérêt général est moins évident, dans le cadre de critiques scientifiques très pointues, incompréhensibles pour le grand public. D’autre part, dans le petit milieu de la recherche, il est plus facile pour le plaignant de faire passer des critiques récurrentes pour une animosité personnelle…
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Enfin, les journalistes innocentés ont néanmoins dû payer leurs frais de procédure, et n’ont pu obtenir leur prise en charge par le plaignant. L’effet financier dissuasif de ces plaintes en diffamation reste donc entier, ce qui est regrettable dans un domaine où les plaignants prétendument désintéressés ont manifestement plus d’argent à dépenser que les prétendus lobbyistes auxquels ils s’attaquent. Les conclusions de la Cour laissent toutefois espérer que cette situation n’est pas définitive, car elle a considéré que G-E Séralini avait pu « se méprendre sur la portée de ses droits », et qu’«aucune mauvaise foi ni intention de nuire n’a été démontrée en l’état ». C’est après tout logique, puisque jusqu’à présent toutes ses plaintes avaient été couronnées de succès ! Mais on peut supposer que cette présomption de bonne foi inversée ne vaudra plus pour une prochaine fois, puisque l’expérience lui aura enfin appris que la condamnation de ses contradicteurs n’est plus automatique…
Au final, cette nouvelle jurisprudence est bien sûr positive. Mais en ne protégeant que les journalistes, et non les scientifiques qui combattent les altersciences et sciences parallèles, elle ne règle pas le fond du problème : la passivité du monde scientifique face aux détournements militants de la science. Ce cas d’espèce était particulier, car la publication de 2012 qui a suscité cette action juridique était un cas extrême de manipulation médiatique, qui avait engendré une réaction des instances scientifiques d’une ampleur et d’une sévérité inhabituelles. C’est un peu l’arbre qui cache la forêt des publications plus subtilement biaisées, qui alimentent l’agribashing sans susciter de réactions audibles et compréhensibles des scientifiques capables de saisir les astuces statistiques qui en déforment le sens. Un article récent de Géraldine Woessner en donnait un exemple affligeant : il s’agissait cette fois d’une publication de l’INSERM, qui prétend avoir identifié des corrélations statistiquement significatives entre leucémie infantile et proximité de parcelles de vigne. La journaliste s’était à juste titre étonnée du manque de cohérence des résultats de cette publication, et avait sollicité l’avis d’un biostatisticien. Celui-ci avait fourni une réponse alambiquée, d’où il ressortait qu’il avait parfaitement identifié la faute statistique qui invalidait cette étude (le grand classique des tests multiples non contrôlés[v]), mais le formulait de façon parfaitement incompréhensible pour le grand public, et l’annulait par un hommage parfaitement déplacé à l’« honnêteté » des auteurs[vi]. Tant que les scientifiques ayant les compétences pour repérer les pratiques scientifiques non éthiques continueront à pratiquer cette omerta, il ne faudra pas se plaindre de ce que les journalistes ne soient pas assez nombreux pour écrire haut et fort ce que les chercheurs sérieux pensent tout bas...
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[ii] Glyphosate : L’insoutenable légèreté du CIRC | ForumPhyto
[iii] Voir par exemple : G.E. Séralini : nouveau procès pour diffamation - Inf'OGM (infogm.org) et Le professeur Gilles Eric Séralini poursuit en diffamation les journalistes qui défendent Bayer Monsanto : rendez vous le 1er septembre à Paris – PIG BZH (log.bzh)
[iv] Pseudo-sciences, altersciences et sciences parallèles - Contrepoints
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* Directeur Recherche & Innovation ITK - Membre Correspondant de l'Académie d'Agriculture de France
Source : De la plainte en diffamation pour museler le débat scientifique | LinkedIn