Avenir de l'agriculture française : le match Brunel-Dufumier
Le Monde daté du 8 février 2016 a donné la parole à Mme Sylvie Brunel, géographe et écrivain, professeur à Paris-Sorbonne, ancienne présidente d’Action contre la faim, et à M. Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech, membre du Conseil scientifique de la Fondation Hulot. La première a produit « Les agriculteurs devraient être déclarés d’utilité publique tant la France a besoin d’eux ! » (derrière un péage, version complète ici) ; le second, « Crise agricole : "Vive la production artisanale !" » (version complète par exemple ici).
Le journal nous propose aussi une synthèse, « Comment sortir de la crise agricole ? »
Mme Brunel fait tout d'abord un constat qui, à notre sens, aurait dû être poussé un peu plus loin :
« Les agriculteurs n’occupent plus qu’une place minime dans une société française devenue urbaine et qui a oublié la peur de manquer. Ils sont ainsi victimes de leurs réussites : si nous avions encore faim, si comme hier nous payions encore cher une nourriture incertaine, nous serions plus attentifs à la souffrance des campagnes. »
En effet, mais si la souffrance est un aspect important, les sentiments humanistes ne doivent pas effacer les vrais enjeux : notre production agricole, plus précisément alimentaire – et notre souveraineté et sécurité alimentaires.
Le lobby agroalimentaire – osons le mot – helvétique l'a bien compris, lui qui milite pour qu'une partie prédéfinie des besoins soit satisfaite par la production nationale. Qu'est-ce que le land-grabbing (accaparement des terres) dont s'offusquent les beaux et bons esprits, sinon la conséquence stratégique de la perception de l'enjeu de la souveraineté alimentaire ?
Parce que la France est un grand pays d'agriculture, nous vivons sur l'illusion irresponsable que nous sommes à l'abri (et que nous vivrions même mieux si notre agriculture produisait moins). C'est une erreur. La planète est mondialisée et interdépendante. Si nous n'y prenons garde, nous dépendrons d'autres pays – du continent européen ou d'ailleurs – pour notre alimentation.
L'idée est certes exprimée, mais dans un autre contexte :
« Alors que le changement climatique menace la sécurité alimentaire mondiale et que la montée des classes moyennes exige une alimentation de qualité, produire reste un impératif : il faudra un milliard de tonnes de céréales en plus d’ici à 2050. Le retour de la faim et la guerre menacent les pays qui négligent leur sécurité alimentaire. Partout l’agriculture est devenue stratégique. Partout, sauf en France. »
Le message est clair. L'agriculture française doit s'inscrire résolument dans le monde et contribuer à relever les défis du XXIe siècle.
Nous n'avons pas vocation à nourrir le monde (contrairement à ce que dit la prémisse d'un sophisme de l'homme de paille souvent rencontré), mais nous devons prendre notre part. Une part, de plus, bénéfique à notre économie. Les ventes de blé représentent quelques dizaines d'Airbus par an. Les semences et plants en 2012-13, c'était l'équivalent de 20 Airbus A320.
Toute autre est la vision de M. Dufumier.
« Il ne faut pas se voiler la face : la France des multiples petits terroirs ne peut plus être compétitive sur les marchés internationaux en tentant d’exporter des denrées standards produites à grande échelle. »
Le constat n'est pas faux, mais c'est tout de même un sophisme. Il est un peu facile d'aligner une liste de produits, réputés bas de gamme et pour lesquels la concurrence est rude à l'exportation : notre agriculture n'est pas privée d'atouts.
Ah si ! Ne serions-nous pas en train de saboter notre économie agroalimentaire par un toujours plus (et mieux que les autres) réglementaire et démagogique ? La poudre de lait bretonne, par exemple, ne ferait pas le poids face à celle des « fermes des 1.000 vaches » de l'Allemagne de l’Est et de la République tchèque. Mais n'est-ce pas là aussi le constat d'une sorte de suicide de l'économie française ? Ne nous leurrons pas : si la poudre de lait bretonne manque de punch à l'export, il en sera de même sur le marché français dans une économie mondialisée.
La solution donc, pour M. Dufumier :
« A l’heure où nos médecins s’inquiètent des effets de la présence de résidus pesticides dans notre alimentation et notre eau de boisson, ne conviendrait-il pas de promouvoir la production de denrées à haute valeur sanitaire, gustative et environnementale ?
...
« Il nous faudrait promouvoir aujourd’hui une agriculture moins industrielle, c’est-à-dire plus artisanale, plus soignée, plus respectueuse de l’environnement mais aussi plus intensive en emplois. »
C'est là une constante de son discours reposant, d'une part, sur la rhétorique de l'émotion et de la peur (la pollution, la prétendue mauvaise qualité des produits, les haies pour les « coccinelles prédatrices des pucerons ravageurs »...), d'autre part, sur la logique du haut de gamme (ou prétendu tel), et enfin sur une extensification en intrants et une réintensification en main d'œuvre.
Ainsi que sur des a priori techniques et économiques.
« Et nos blés à 90 quintaux à l’hectare, coûteux en engrais de synthèse et produits pesticides, sont menacés par la concurrence des blés à 30 quintaux produits dans les immenses domaines roumains et ukrainiens. »
Il est vrai qu'il y a concurrence. Et pourtant, nous exportons ! C'est en partie que les coûts de production proportionnels aux hectares sont distribués dans son exemple sur 90 quintaux en France, au lieu de 30 ; qu'investir l'équivalent de 5 quintaux pour en dégager 15 de plus (10 en net) n'est pas forcément un mauvais calcul.
Il doit aussi être clair qu'une partie des préconisations est indépendante de l'orientation économique et sociétale de notre secteur agroalimentaire. C'est par exemple le cas des haies évoquées ci-dessus.
« Il convient, pour ce faire, de réorienter au plus vite les aides de la PAC... »
C'est déshabiller Pierre pour habiller Paul... dans une situation économique où les deux sont déjà en haillons.
Cette stratégie de l' « agriculture moins industrielle » est aussi une utopie. Nous le vérifions du reste déjà, par exemple par le fait que les productions porcines allemande et espagnole taillent des croupières à la française. La préférence nationale (ou locale) pour cause de vertu écologique ou sociale ne résiste pas longtemps devant les réalités de la comptabilité des foyers (même chez les ménages aisés). Elle exigerait une révolution nationale dans un monde qui s'est adonné au libre-échange (avec quelques limites et entorses aux principes) ; mais on peut rêver à une France barricadée sur le plan économique (pas simplement agricole), mais aussi social ; ou même concevoir un programme politique sur cette base, comme le fait un parti de plus en plus influent.
Ce n'est pas notre vision.