Quand le comté nous est – très mal – conté sur France Inter...
Le jeudi 24 avril 2025, en 3 minutes 40 chrono sur France Inter, M. Pierre Rigaux est (re-)devenu une célébrité nationale. Au-delà des propos outranciers sur les méfaits (allégués) du comté au regard de l'environnement et du bien-être animal, cette séquence de « La Terre au carré », ou « La lutte enchantée » – un jeu de mots plutôt révélateur –, pose la question de l'adéquation de la programmation d'un service public audiovisuel aux exigences de pertinence et de neutralité.
Selon Wikipedia, « Pierre Rigaux, né le 25 février 1980, est un militant français pour l'écologie, la cause animale et l'abolition de la chasse ». Dans la séquence de « La Terre au carré » du 24 avril 2025, reprise sur Internet comme issue du podcast « La lutte enchantée », il est présenté comme écologue.
En juin 2020, il était devenu pour un temps une célébrité nationale après la découverte, largement médiatisée, d'un cadavre de renard sur sa voiture. Mme Elisabeth Borne, alors ministre de la Transition Écologique et Solidaire, et Mme Brune Poirson, secrétaire d'État auprès de la ministre, lui avaient promptement apporté leur soutien. Et somme toute fort imprudemment, en l'absence de la moindre preuve qu'il s'agissait d'une intimidation de la part de chasseurs. Dans le Monde, M. Stéphane Foucart avait opiné dans une chronique que « Informer sur l’environnement et sa préservation devient de plus en plus périlleux »...
Informer – ou plutôt désinformer – sur les méfaits allégués du fromage emblématique du Jura ne présentait aucun péril ce jeudi 24 avril 2024, avec un intervieweur aux petits soins et sans contradicteur. Tout y est passé...
Les vaches – des montbéliardes – produisent des déjections qui « chargent les sols en azote et en phosphore » et les « polluants se retrouvent rapidement dans les rivières ».
Mais ce n'est pas tout :
« D’ailleurs les paysages sont marqués négativement par le Comté dans beaucoup d’endroits : haies arrachées, affleurements rocheux détruits à la machine, ici, Comté ne rime pas ou plus avec biodiversité. »
(Source)
La rhétorique animaliste est aussi mise en œuvre.
« Il faut rappeler comment on fait du fromage.
Pour produire du lait, la vache doit mettre bas.
« […] Les veaux mâles sont envoyés à l’abattoir, avec les souffrances atroces qu’on sait dans ces lieux de mise à mort.
[...]
Et que deviennent les vaches qui produisent le précieux lait : après quelques années de bons et loyaux services, ou d’exploitation comme on préfère, elles sont envoyées elles aussi à l’abattoir. Finalement, tous les animaux utilisés pour faire du Comté finissent à l’abattoir. Le steak haché comme sous-produit du Comté. »
En bref, c'est tout le schéma de l'élevage laitier (et, au-delà, de l'ensemble de l'élevage) qui est mis en cause, le comté étant en quelque sorte le bouc émissaire.
Et, s'agissant de manger du fromage, et plus particulièrement du comté, on tourne autour du pot. Mais...
« Le Comté, si c’est mauvais écologiquement, et terrible pour les animaux, est-ce que notre petit plaisir à se faire une tranche de fromage, ça vaut plus que tout ça ? »
Ces propos outranciers ont, bien sûr, été pain bénit pour des médias à l'affût de polémiques qui peuvent alimenter un ou, encore mieux, plusieurs articles. La montée en température a toutefois été plutôt lente ; c'est un article du Figaro du 10 mai 2025 qui a servi de booster.
Les pouvoirs administratifs et politiques sont aussi entrés dans la mêlée. Enfin, pas Mme Agnès Pannier-Runacher, pourtant si diserte et réactive – on ne pourra que s'en féliciter.
La préfecture du Jura a posté le 10 mai 2025 :
« Le comté, c’est du Jura, du goût, du calcium, des protéines… et zéro culpabilité.
Un savoir-faire, des éleveurs engagés, une filière exemplaire.
L’interdire ? Autant interdire les couchers de soleil sur le Jura. Restons sérieux!
(Source)
Mme Annie Genevard, ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire, élue du Doubs, s'est aussi exprimée le 12 mai 2025 :
« Le Comté, c’est bien plus qu’un fromage : c’est le fruit d’un terroir, d’un savoir-faire et d’une fierté française. #TouchePasAuComté
Merci à tous ceux qui se mobilisent pour défendre cette filière vertueuse et rémunératrice face aux attaques idéologiques. »
L'élevage pour la production de fromages est un marqueur fondamental des montagnes, tant sur le plan social qu'économique... et environnemental.
Pour les plateaux et monts du Jura, le choix est entre l'élevage, la forêt... ou la friche.
Et l'élevage doit bien évidemment être rentable. C'est 2.400 exploitations agricoles, 140 fruitières et 14 maisons d'affinage. Bien entendu, le comté fait aussi vivre des acteurs de l'amont comme le machinisme agricole et de l'aval comme la distribution... Et tout un tissu social, fonctionnaires ainsi que militants et activistes inclus.
C'est aussi un cahier des charges exigeant, y compris sur le plan environnemental, qui « témoigne de la volonté de la filière Comté d’assurer aux consommateurs un fromage naturel, de haute qualité, respectueux de son territoire. » C'est la prose de la filière, mais une prose parfaitement justifiée.
Il y a, certes, le problème de la pollution de la Loue, qui ne date pas d'hier et que certains milieux (devinez...) attribuent principalement sinon exclusivement à l'élevage... et donc pour M. Pierre Rigaux au comté. Activistes mis à part, il y a une volonté certaine d'agir en bonne cohérence et concertation.
Mais, s'agissant de l'élevage, le problème n'est pas facile dans une région karstique, au réseau hydrographique compliqué et avec des sols souvent superficiels. Le cahier des charges mis à jour le 21 novembre 2024 a relevé de 1 à 1,3 hectare la surface d'herbe par vache laitière. La fertilisation minérale – par les engrais azotés de synthèse honnis par la bien-pensance verte – est limitée à 40 unités (kilos d'azote) ; la fertilisation totale à 100 (emploi d'effluents liquides) ou 120 unités (emploi d'effluents solides), la limite générale étant de 170 selon la directive nitrates.
(Source : G. Bruno, « Le Tour de la France par deux enfants », édition de 1904. En sous-titre de chapitre : « Le pays le plus heureux sera celui où il y aura le plus d’accord et d’union entre les habitants. »)
Comme certains autres médias, le Figaro a procédé à une généralisation abusive avec « "Il faut arrêter d’en manger" : quand les écologistes veulent interdire... le comté » (derrière un péage).
Mme Marine Tondelier a produit le 12 mai 2025 un long post sur X auquel était joint un communiqué de presse du parti (reproduit sur le site de sa section Franche-Comté).
S'agissant de M. Pierre Rigaux, elle a « apport[é] tout [s]on soutien pour le cyberharcèlement et les menaces qu'il reçoit », en relevant qu'il n'est pas membre du parti. Admettons que les bordées de critiques soient du cyberharcèlement, mais où sont les menaces ?
Sur le fond :
« [Aimer le comté...] n'empêche pas de se poser des questions sur l'impact environnemental de sa production, et de réfléchir aux moyens de l'améliorer, pour faire progresser les revenus des éleveurs et pour protéger la nature comme les animaux. »
Selon le communiqué de presse,
« [...] les Écologistes défendent un cahier des charges du Comté renforcé, ambitieux et exemplaire, garantissant à la fois un revenu agricole digne et des pratiques agricoles réellement compatibles avec la préservation de l’eau, de la biodiversité et des paysages, garante de conditions d'élevage dignes et respectueuses des animaux ainsi que de la mise aux normes de l’ensemble des fromageries. Car aimer le Comté, c’est vouloir qu’il soit toujours meilleur, pour nous comme pour nos rivières. »
Que c'est lyrique ! On aimerait juste savoir ce que serait ce cahier des charges « renforcé, ambitieux et exemplaire ». Bref, c'est de la démagogie.
Sans surprise, le démenti des Écologistes est devenu une information pour le service public audiovisuel national et régional – mais pas pour France Inter à l'origine de la polémique.
(Source)
Elle a sa ligne éditoriale, France Inter ! France Info a tout de même donné la parole à M. Alain Mathieu, président du Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté.
Dans sa chronique champêtre du 12 mai 2025, « Comté : les écolos s’en prennent-ils désormais au fromage ? » (en accès libre), dans le Point, M. Jean-Paul Pelras écrit :
« Si, depuis quelque temps, le service audiovisuel public n'hésite pas à stigmatiser les pratiques agricoles par la voix de ses intervenants, il vient de franchir une nouvelle étape en s'en prenant à un fleuron de la gastronomie française : le fromage. »
Cette mise en route tonitruante a le mérite de toucher la vraie cible : France Inter et plus généralement le service public audiovisuel.
La suite :
« Dans son émission La Lutte enchantée, confortablement dispensée avec l'argent des contribuables, derrière un micro depuis un studio d'enregistrement, France Inter a choisi de faire intervenir Pierre Rigaux, écologue, naturaliste, militant animaliste, antichasse et pro-loup. Lequel, sans que personne ne puisse le contredire pendant son monologue dûment consenti, a donc dézingué le comté en moins de trois minutes et en direct le 24 avril dernier. »
C'est sans conteste la énième fois qu'un tel scénario se produit.
Le service public audiovisuel a été mis au service quasi unilatéral d'un discours que l'on aimerait qualifier poliment d'« engagement environnemental » mais dont on constate régulièrement qu'il est dévoyé au profit des annonces de l'apocalypse, de la fabrication de l'(éco-)anxiété, de la promotion de l'« écologie punitive » et de la décroissance, de la formation de générations montantes défaitistes.
On ne saurait, certes, restreindre la liberté d'expression, ni la possibilité de médiatiser telle ou telle opinion. Mais nous avons le droit d'exiger de notre service public qu'il fasse preuve d'intelligence et de raison dans le choix de ses sujets et de ses invités, de neutralité et de respect de la pluralité des opinions.
Et même et surtout de respect des gens qui bossent – en l'occurrence 7/7 – et qui font vivre la France.