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Agriculture, alimentation, santé publique... soyons rationnels

Proposition de loi Duplomb-Ménonville : idéologie c. avenir de l'agriculture

13 Mai 2025 Publié dans #Politique, #Activisme, #critique de l'information, #Pesticides, #Néonicotinoïdes

Proposition de loi Duplomb-Ménonville : idéologie c. avenir de l'agriculture

 

André Heitz*

 

 

(Source)

 

 

La proposition de loi dite « Duplomb-Ménonville », adoptée en première lecture au Sénat, est – enfin – arrivée devant l'Assemblée Nationale. Elle vise selon son titre à « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ». Son volet « pesticides » se heurte à un intense lobbying. L'enjeu est simple : ou bien l'idéologie prévaut, ou bien des filières agricoles périclitent et disparaissent, avec les secteurs économiques qu'elles irriguent.

 

 

La proposition de loi dite « Duplomb-Ménonville » – signée par 184 sénateurs et visant à « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » (avec un article défini bien présomptueux !) – avait été déposée au Sénat le 1er novembre 2024 et adoptée par celui-ci en première lecture le 27 janvier 2025. Elle est – enfin – arrivée devant l'Assemblée Nationale. Les premiers débats ont eu lieu en commission le mardi, 6 mai 2025.

 

 

Une proposition bien modeste, vivement contestée

 

Elle se compose de quatre volets, en bref : les produits phytosanitaires, l'activité des éleveurs, l'eau, et les contrôles et inspections (l'Office Français de la Biodiversité).

 

Le premier titre, « Mettre fin aux surtranspositions et surréglementations françaises en matière de produits phytosanitaires » déferait une partie de l'héritage que nous auront laissé, notamment, notre ci-devant ministre de l'Agriculture Stéphane Le Foll et nos ci-devant ministres chargées de l'écologie Ségolène Royal et Barbara Pompili. Mais dans certains cas défaire « à la française » : on ne démolit pas ce qui est inepte, on rajoute une couche de complexité.

 

Autant dire que la bataille fait rage et que les manœuvres d'obstruction se sont multipliées, particulièrement sur – ou plutôt contre – le premier titre.

 

 

Le volet phytosanitaire

 

L'article 1er de la proposition de loi revient – sous réserve d'adoption, ce qui est loin d'être acquis – sur la séparation du conseil et de la vente des produits phytopharmaceutiques, une mesure qui a fait la preuve de son caractère contre-productif. Il rend aussi le conseil stratégique phytosanitaire facultatif. Il revient sur l'interdiction des remises, rabais et ristournes à l'occasion de la vente de produits phytopharmaceutiques.

 

Sous M. Stéphane Le Foll, le ministère de l'Agriculture s'était défaussé sur l'ANSES, l'Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l'Alimentation, de l'Environnement et du Travail, pour les homologations de produits phytopharmaceutiques formulés (les matières actives étant approuvées au niveau de l'Union Européenne). Selon l'article 2, le ministre de l'Agriculture aura le pouvoir de suspendre, dans certaines conditions, une décision de l'ANSES, et le directeur général de l'agence pourra se défausser sur le ministre.

 

Le bénéfice est le suivant : alors que l'ANSES décide en fonction des risques (qu'elle aura elle-même définis et évalués), le ministre pourra faire prévaloir le rapport risques-bénéfices et le principe « pas d'interdiction sans solution » réclamé par les agriculteurs... sur un mode fondamentalement conflictuel.

 

Des produits phytosanitaires pourront aussi être pulvérisés à l'aide de drones, dans des conditions strictement encadrées. Nous n'en dirons pas plus : les dispositions proposées sont d'une complexité effroyable. Autant dire qu'on autorise sans autoriser.

 

Enfin, selon l'exposé des motifs, l'article 2, « revient sur une surtransposition française du droit européen en abrogeant les dispositions relatives aux produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes pour en revenir à l'application stricte du droit européen ».

 

Là encore, les dispositions sont cauchemardesques, les sénateurs ayant renoncé à prendre la seule décision rationnelle : supprimer les interdictions franco-françaises des néonicotinoïdes en tant que classe d'insecticides et des produits ayant un mode d'action similaire, et faire confiance aux décideurs de l'exécutif.

 

C'est sans doute pour de bonnes raisons politiciennes : on aurait demandé à une bonne partie de la classe politique de manger son chapeau... Mais il y a aussi le « principe de non-régression » de larticle L110-1 du Code de l’Environnement « selon lequel la protection de l'environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l'environnement, ne peut faire l'objet que d'une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ».

 

Les interdictions sont donc maintenues, mais « […] un décret peut, à titre exceptionnel, après avis du conseil de surveillance prévu au II bis, déroger à l’interdiction d’utilisation des produits mentionnée au II ainsi que des semences traitées avec ces produits, pour un usage déterminé, lorsque les conditions suivantes sont réunies [...] ».

 

 

Les enjeux agricoles et, en dernière analyse, économiques

 

Dans leur exposé des motifs, les sénateurs ont insisté sur la compétitivité – devenue très flageolante – de l'agriculture française, au « déclin continu de ses parts de marché sur les marchés internationaux et en particulier au sein de l'Union européenne ».

 

En fait, c'est bien plus grave.

 

On en prendra trois exemples.

 

En 2020, la filière betteraves à sucre a vu ses rendements chuter de quelque 30 % en moyenne, 60 % dans les cas les plus graves, du faite de la jaunisse virale transmise par des pucerons. Elle n'est pas à l'abri de pareille catastrophe. Les insecticides utilisables en traitements aériens actuellement disponibles en France ne sont pas suffisants face à des attaques de pucerons d'ampleur, et nos betteraviers ne peuvent pas recourir à l'acétamipride, un néonicotinoïde autorisé au niveau de l'Union Européenne (jusqu'en 2033), et bien sûr disponible pour les producteurs allemands, belges, etc. Derrière les betteraves, il y a une importante filière économique.

 

Les producteurs de noisette sont quant à eux fondamentalement démunis devant deux ravageurs d'importane : le balanin (dont la larve mange l'amandon) et la punaise diabolique (dont les piqûres donnent un très mauvais goût à la noisette). En 2024, sur un potentiel de 13.000 tonnes, la filière a produit 6.500 tonnes de noisettes, dont 2.000 tonnes inconsommables à cause de la punaise diabolique. Là encore, c'est tout une filière qui est menacée.

 

La filière des pruneaux d'Agen alerte aussi sur des impasses à venir.

 

 

Les enjeux idéologiques

 

Sans surprise, trois fractions classées à gauche sont vent debout contre cette proposition de loi, bien « conseillées » qu'elles sont pas la nébuleuse anti-pesticides et plus généralement décroissante.

 

Nous en sommes à 493 propositions d'amendement (liasse ici) à examiner par la Commission du Développement Durable et de l'Aménagement du Territoire, dont 56 déclarés irrecevables, 182 publiés sous réserve de leur traitement par les services de l'Assemblée Nationale et de leur recevabilité, et un certain nombre de doublons, signe que les lobbies ont bien travaillé.

 

Parmi elles, il y a une manœuvre offensive qui consiste à ajouter un titre – en tête de loi ! – « Lever les contraintes au métier d’apiculteur », avec comme texte clé : « La liberté de produire sans pesticides est garantie aux apiculteurs dans le respect des dispositions communautaires ». On peut supposer que tout apiculteur qui trouverait un résidu de pesticide dans le miel produit par ses abeilles qui auraient divagué dans un champ « conventionnel » (non « bio ») serait habilité à se plaindre contre les « distributeurs et détenteurs de l’autorisation de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et des adjuvants » qui seraient « responsables de plein droit du préjudice économique... ».

 

L'idéologie doit prévaloir, adossée à des études et « études » qui, pour le sujet qui nous occupe plus particulièrement ici, disent pis que pendre des pesticides, et en particulier des néonicotinoïdes ; mais aussi au « principe de non-régression », auquel on fait dire en pratique que si le législateur a fait une c..., enfin une bêtise, il faut tout simplement assumer.

 

Le travail s'est aussi fait en amont. Au gouvernement, on dirait sans surprise, c'est Pannier-Runacher c. Genevard.

 

 

Des problèmes flagrants de bonne foi

 

« 1.200 médecins et scientifiques »...

 

Dans la partie visible du lobbying, il y a notamment un article du Monde de M. Stéphane Foucart, du 5 mai 2025, « Pesticides : "Les agriculteurs, les riverains et les citoyens ne veulent plus servir de cobayes", alertent 1 200 médecins et scientifiques » (le texte, en accès libre, a été repris par MSN et ce n'est peut-être pas anodin). En chapô :

 

« Dans une lettre ouverte aux ministres de l’agriculture, de la santé et de l’environnement rendue publique lundi 5 mai, des centaines de médecins et de scientifiques s’opposent aux dispositions de la proposition de loi du sénateur républicain Laurent Duplomb. »

 

La lettre était du 14 avril 2025. C'est bien sûr « de bonne guerre ». Certains arguments le sont cependant beaucoup moins.

 

Une analyse détaillée se heurterait à la loi de Brandolini qui, formulée poliment veut que « la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des sottises […] est supérieure d'un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire ».

 

Mais voici un exemple. Selon la lettre,

 

« Par ailleurs, la ré-autorisation de certains néonicotinoïdes, ces insecticides “tueurs d’abeilles” interdits en France depuis 2016, ainsi que des substances ayant un mode d’action similaire inquiète aussi bien le monde de la santé que celui des apiculteurs. Le retrait de l’autorisation s’est fondé, à l’époque, sur des avis scientifiques, notamment de la Task Force on Systemic Pesticides qui a passé en revue plus de 1000 articles scientifiques pointant les effets dévastateurs de ces pesticides sur la santé humaine et l’environnement. »

 

Non, le retrait ne s'était pas fondé sur des avis scientifiques, mais sur un intense lobbying et la complaisance – pour rester poli – de deux ministres (l'une, Mme Barbara Pompili, a d'ailleurs fait amende honorable en soutenant l'introduction d'une dérogation pour l'enrobage des semences de betteraves avec de l'imidaclopride ou du thiaméthoxame, dérogation ultérieurement retoquée par la Cour de Justice de l'Union Européenne ; l'autre... enfin n'en parlons pas).

 

 

(Source)

 

 

Quant à la Task Force on Systemic Pesticides, nous avons la preuve irréfutable qu'il s'est agi d'une conspiration de chercheurs, d'une escroquerie en bande organisée (programme de la réunion). Cette preuve a été rendue publique par un des participants. Il y a des signataires de la lettre aux ministres qui ne pouvaient pas l'ignorer.

 

« […] Nous essaieront de rassembler quelques grands noms du monde scientifique comme auteurs de ce document. Si nous réussissons à faire publier ces deux documents, il y aura un impact énorme, et une campagne menée par le WWF, etc. pourra être lancée immédiatement. Il sera beaucoup plus difficile pour les politiciens d'ignorer un document de recherche et un document de forum des politiques publiés dans Science. La chose la plus urgente est d'obtenir le changement de politique nécessaire et de faire interdire ces pesticides, pas de lancer une campagne. Une base scientifique plus solide devrait se traduire par une campagne plus courte. [...] »

 

 

 

 

Un « collectif » de 379 élus

 

Le Monde a aussi publié le 30 avril 2025 une tribune d'un collectif d'élus, « Nous ne pouvons plus tolérer les coûts humains, écologiques et financiers des pesticides » (les guillemets font partie du titre). Voici un autre exemple simple :

 

« […] dans un récent sondage, 83 % des Français souhaitent maintenir l’interdiction des néonicotinoïdes et 66 % veulent préserver les compétences de l’ANSES. »

 

M. Gil Rivière-Wekstein écrit dans sa Newsletter :

 

« […] Or, si l’on prend l’ensemble des personnes interrogées, ce sont 53 % qui se déclarent en faveur du maintien de l’interdiction, tandis que 36 % estiment n’en savoir pas assez pour se prononcer, et 11 % estiment qu’il faut lever l’interdiction. Même constat pour la question sur le maintien des compétences de l’Anses sur les AMM : 35 % sont pour et 18 % sont contre, tandis que 47 % estiment ne pas avoir assez de connaissances pour avoir un avis. »

 

Utiliser des chiffres rapportés à ceux qui ont exprimé une opinion – du reste pas forcément en en sachant suffisamment pour ce faire –, en passant sous silence le pourcentage important des « sans réponse », voilà qui est, disons... original.

 

 

 

 

Et l'ANSES ? Ou l'AFP ?

 

Le 5 mai 2025, le Monde toujours, mais « avec AFP » publiait « Des insecticides et herbicides interdits dans l’Union européenne encore à l’origine d’intoxications en France, selon l’Anses ». En chapô :

 

« L’agence sanitaire a analysé 599 expositions et intoxications liées à 150 produits phytopharmaceutiques. Selon l’étude publiée lundi, les trois quarts d’entre elles étaient accidentelles, tandis que le quart restant "relevait de conduites suicidaires". »

 

Il s'agit là d'une problématique très particulière, par exemple celle des gens qui ont acheté sur Internet un insecticide que l'on sait (ou devrait savoir) dangereux pour éliminer des punaises de lit.

 

Si on a la fibre complotiste, on peut trouver suspecte la concomitance entre cette publication et l'ouverture des débats à l'Assemblée Nationale. Mais la publication est très difficile à trouver sur le site de l'ANSES ! À notre sens, quelqu'un a dû alerter l'AFP et, bien sûr, le Monde et quelques autres se sont empressés, certains trouvant l'alerte « inquiétante »...

 

 

Le bon sens a-t-il encore une chance ?

 

La chienlit médiatique et politique à propos des néonicotinoïdes illustre un mal français.

 

Oui, les insecticides tuent les – ou plutôt des – insectes, généralement au-delà de la cible. Oui, selon la dose et les conditions d'emploi, les néonicotinoïdes sont des « tueurs d'abeilles ». Ce qui implique qu'ils peuvent être utilisés à bon escient pour des usages pour lesquels le rapport risques-bénéfices est favorable, voire excellent ; ou, au pire, meilleur que celui des alternatives.

 

L'acétamipride a été ré-homologuée au niveau de l'Union Européenne sur cette base jusqu'en 2033. Il semble qu'elle ne soit un « tueur d'abeilles » qu'en France, pas dans le reste de l'Union Européenne (ironie).

 

De manière similaire, en 2018, l'activisme français a eu la peau, au niveau européen, de la clothianidine, de l'imidaclopride et du thiaméthoxame pour leurs usages en plein champ. Ces substances restent cependant autorisées dans de nombreux pays. Ils seraient irresponsables pour nos activistes, ainsi que pour nos décideurs politiques obnubilés par le danger et peu perméables aux notions de risque, de risque acceptable et de balance bénéfices-risques...

 

Pourtant, quand des manœuvres se sont déployées au Canada pour interdire des néonicotinoïdes, les apiculteurs de l'Alberta se sont fermement opposés : ils font d'excellentes récoltes de miel sur le canola (colza) issue de semences enrobées ! Et non, les abeilles canadiennes ne sont pas plus costaudes...

 

En France, il suffit d'agiter quelques épouvantails comme « risque », « effet coktail », « tueur d'abeilles » et la bannière du « principe de précaution » (sciemment mal interprété).

 

Nous verrons donc ce qu'il en sera à l'Assemblée Nationale.

 

 

Des problèmes systémiques

 

On ne saurait dénier aux 379 élus – dont 105 députés et 14 sénateurs – le droit de signer une tribune qu'ils n'ont pas rédigée, et peut-être même pas lue.

 

Pour notre part, nous devrions sans doute avoir le droit de savoir d'où provient la tribune qu'ils ont signée et que le Monde a publiée. Et nous pouvons légitimement nous inquiéter devant le fait que notre agriculture, notre souveraineté alimentaire, notre économie – l'avenir de nos enfants – soit entre les mains de législateurs dont plus d'un sur six a souscrit à cette tribune. C'est effrayant !

 

De même, on ne saurait dénier à des scientifiques le droit de signer une lettre à des ministres et de prendre position, ici, contre une proposition de loi.

 

Mais il y a des signataires qui ont participé ou participent à des travaux d'expertise ou de conseil. Même s'ils ne sont qu'une voix dans un groupe, cela pose problème.

 

_________________

 

André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.

 

Une version de cet article a été publiée par Atlantico.

 

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