Une bien bonne du Monde de M. Stéphane Foucart : si vous êtes malade, demandez-vous pour qui vous avez voté !
Non, ce titre n'est pas grotesque. Il reflète assez fidèlement une nouvelle faribole du Monde de M. Stéphane Foucart.
J'ai du retard dans mes vitupérations contre les articles du Monde Planète entrant dans mon terrain de jeu favori et, plus particulièrement, les articles toujours intéressants et pédagogiques de M. Stéphane Foucart. Pédagogiques parce qu'ils sollicitent au plus haut point un sens de la rationalité qui – au moins en ce qui me concerne – ne demande qu'à être cultivé.
Plutôt que de retourner la pile, j'ai préféré de me confronter à l'une des dernières chroniques, du 9 février 2025. Il y a de quoi !
C'est « Le cancer est, au moins partiellement, une maladie politique » sur la toile (ce titre est une citation de l'article) et, péremptoirement, « Le cancer, maladie politique » dans l'édition papier des 9-10 février 2025.
En chapô dans la version électronique :
« Ne mettre en avant que les comportements individuels (tabac, alcool…), la génétique et le dépistage face à des cas de cancers plus nombreux occulte les causes structurelles de la maladie, observe dans sa chronique Stéphane Foucart, journaliste au "Monde" ». »
Quel beau sophisme !
L'« homme de paille » consiste ici à occulter dans l'entame l'«environnement » – un des sujets favoris de l'auteur, surtout dans son acception limitée de « pesticides » – pour tonitruer qu'on « occulte », ou occulterait, l'environnement (au sens étroit précité). Et voilà comment on construit une chronique étayant une conclusion prédéfinie...
Et voilà aussi comment on se frotte à la loi de Brandolini...
Attention : c'est en nombre de cas, pas en taux standardisé (Source)
Le Monde a inclus dans sa version électronique une infographie sur les taux standardisés du cancer du sein chez les femmes entre 25 et 44 ans dans huit pays, dont la France métropolitaine.
Les statistiques globales – certes difficiles à manier car dépendant de nombreux facteurs, dont les méthodologies de comptage, les années de collecte des données, mais aussi la variabilité des facteurs connus pour causer le cancer impliqués dans les différents pays et l'efficacité de la dépistages – ne sont pas défavorables à la France.
Sur la base de sources telles que World Cancer Research Fund International et GLOBOCAN 2022, et selon un programme d'intelligence artificielle qui semble bien plus efficace que les moteurs de recherche traditionnels combinés au cerveau de l'auteur de ce billet, la France se classerait avec une incidence de 320,1 pour 100.000 (population standardisée pour l'âge) en septième position, loin derrière l'Australie (462,5). Mais lorsqu'on exclut le cancer de la peau non mélanome, c'est le Danemark qui prend la tête avec 349,8 cas pour 100.000, l'Australie devenant numéro 9 avec 301,8 cas.
La France est cependant, en quelque sorte, leader pour le cancer du sein.
M. Stéphane Foucart aura retenu dans le graphique – surprise, surprise – ce qui allait dans le sens de son propos : le taux nettement plus élevé de la France relativement à des pays comparables (67,12 pour 100.000 contre, en gros, de 50 à 60 pour 100.000 en Allemagne, Autriche, Australie, Danemark, Espagne, Finlande, Italie, Suède, en 2017).
Sans surprise, il ne se sera pas attardé sur, d'une part, le fait que ces États présentent des conditions environnementales – restons dans le flou à ce stade – ou bien similaires à celles de la France, ou bien différentes.
Ventes de pesticides selon des données produites en 2014, en kilogrammes/hectare. (Source)
Les quantités totales vendues (et a priori épandues) ne sont évidemment pas pertinentes. (Source)
De même, les importantes variations annuelles n'auront pas retenu son attention. Le cas du Danemark est à cet égard intriguant : le « taux » chute assez brutalement au début des années 1990, en gros de 50 à 40, pour ensuite reprendre son cours ascendant.
À l'évidence, le sophisme de l'appel à la pitié n'est pas aussi efficace s'agissant de personnes âgées.
Et les statistiques générales – l'incidence dans les populations standardisées pour l'âge – relativisent le « leadership » français : avec une incidence de 98,9 pour 100.000, la France est suivie de près par Chypre (95,9) et la Belgique (94,9) selon les données de 2022 de World Cancer Research Fund International.
Ajoutons qu'en termes de mortalité, la France rentre dans le rang avec un taux de 24,8 pour 100.000, loin derrière Malte (34,9), l'Irlande 29,5), le Royaume-Uni (28,7), etc. Aventurons une hypothèse... que M. Stéphane Foucart éliminera d'un trait de plume : nous dépistons mieux, et soignons mieux.
Le sein, associé dans la version électronique à une photo qui choque bien qu'elle soit artistique...
Voilà une maxime juridique que j'ai beaucoup utilisée dans mes écritures devant le Tribunal Administratif de l'Organisation du Travail (et à un degré moindre celui des Nations Unies) dans des dossiers concernant essentiellement l'ensemble des fonctionnaires des Nations Unies ou de mes organisations, ou encore des collègues individuels ou des groupes de collègues.
Je précise, en particulier à l'intention de ceux qui se plaisent à soupçonner de la vénalité chez ceux qui ne pensent pas comme eux, que j'ai fait cela pro bono quand ce n'était pas strictement dans mon intérêt personnel.
Cette maxime ne s'applique évidemment pas aux journalistes. Au contraire, certains sont lus, et hélas crus, du fait même de leurs turpitudes. Et le corporatisme et le panurgisme de la médiasphère permettent bien des écarts à la déontologie.
Notons cependant qu'ici, nous avons affaire à une chronique.
Le chroniqueur trouve étonnant que le mauvais classement de la France en matière de cancer du sein « n’ait pas été plus relayé [...] à l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre le cancer, le 4 février ». Il y aurait...
« ...surtout été question de nouveaux traitements, du dépistage, des miracles à venir de l’intelligence artificielle, et de toute une variété d’autres choses qui ont généralement contourné la seule question vraiment intéressante : pourquoi ? »
C'est bien audacieux que de réduire la problématique du cancer à un seul site et une seule question !
Et, en fait, ce jour là, la médiasphère, bien cornaquée – surprise, surprise – par l'Agence France Presse, était essentiellemet occupée par autre chose : une campagne de mésinformation et de lobbying d'une troïka d'organisations a priori improbable –, Food Watch, la Ligue contre le Cancer et Yuka, à propos de l'aspartame. Objectif : faire pression sur les autorités européennes pour qu'elles interdisent cet édulcorant.
Classé « cancérigène possible » (même pas « ...probable » et encore moins « ...certain ») par le Centre International de Recherche sur le Cancer. Un classement contredit ou, au mieux, mis en perspective par les agences d'évaluation, et même la maison-mère du CIRC, l'Organisation Mondiale de la Santé :
« Le Comité mixte a conclu que les données évaluées ne fournissaient aucun motif suffisant justifiant une modification de la dose journalière admissible de 0 à 40 mg par kilogramme de poids corporel (en anglais) précédemment établie pour l’aspartame. Par conséquent, le Comité mixte a réaffirmé qu’une personne peut consommer de l’aspartame sans risque dans la limite de cette quantité journalière. Par exemple, avec une canette de boisson gazeuse light contenant 200 ou 300 mg d’aspartame, un adulte pesant 70 kg devrait consommer plus de 9 à 14 canettes par jour pour dépasser la dose journalière admissible, en supposant aucun autre apport en aspartame provenant d’autres sources alimentaires. »
Et devinez qui a gaiement participé à cette danse autour d'un totem et cette opération de lobbying par l'anxiogenèse ?
Le Monde de qui vous savez avec « L’aspartame demeure autorisé, près de deux ans après son classement comme "cancérogène possible" » !
M. Stéphane Foucart évacue avec une remarquable célérité l'hypothèse du meilleur dépistage :
« Il existe un élément de réponse optimiste : le système de soins tricolore est très performant et cette maladie est peut-être mieux dépistée qu’ailleurs. C’est probable, mais cela n’épuise pas complètement la question. Car la mortalité par cancer du sein reste, en France, au-dessus de la plupart des pays comparables d’Europe occidentale. Elle est supérieure d’environ 10 % à ce qu’elle est en Belgique, en Autriche ou au Portugal, d’environ 30 % à ce qu’on observe en Suisse, aux Etats-Unis ou en Suède, et de quelque 50 % par rapport à l’Espagne ou la Norvège, par exemple. »
L'argumentation est foireuse !
Les taux de mortalité varient notamment en fonction des taux d'incidence, et de l'efficacité des systèmes de dépistage (précocité des diagnostics) et de soin.
Et nous nous trouvons ici aussi devant un cas de picorage (cherry picking) et des données qui ne semblent pas correctes.
Grok, pour ne pas le nommer (selon la formule consacrée par laquelle on nomme), indique un taux de mortalité d'environ 17,8 pour 100.000 pour la France, d'environ 20,5 pour la Belgique, d'environ 19,5 pour le Danemark, d'environ 19,0 pour les États-Unis d'Amérique et d'environ 17,5 pour l'Allemagne.
Il note aussi, par exemple, que le taux de l'Espagne (environ 13,5 pour 100.000) est l’un des plus bas en Europe de l'Ouest, « lié à une incidence moindre et à des améliorations thérapeutiques ».
Dans son rapport sur l'incidence et la mortalité des cancers en 2018, l'Institut National du Cancer annonce un taux de mortalité standardisé de 14,0 pour 100.000.
Cave numeris !
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Selon la chronique, et a priori selon le rapport précité, seulement un tiers des nouveaux cas de cancers du sein (au niveau de l’année 2018) – en clair, l'incidence en 2018 – seraient attribuables aux facteurs de risque avérés que sont l'alcool, la sédentarité, le surpoids, les traitements hormonaux, les prédispositions génétiques et le tabac.
Nous n'avons pas trouvé cette donnée.
Voici un large extrait de ce rapport :
« L’étiologie du cancer du sein est multifactorielle. L’évolution de l’incidence de ce cancer est probablement en partie liée aux modifications des principaux facteurs de risque connus. Les facteurs hormonaux et reproductifs ont évolué défavorablement au fil des générations (diminution séculaire de l’âge à la puberté, diminution du nombre moyen d’enfants par femme pour les femmes nées après 1930, augmentation de l’âge au premier enfant pour les femmes nées après 1950, diminution des pratiques d’allaitement et ménopause plus tardive) [6]. D'autres facteurs de risque reconnus semblent évoluer plus favorablement, comme la consommation d'alcool qui serait encore responsable de 15 % des cas de cancer du sein en France selon un récent rapport du Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) [7, 8]. Ce rapport attribue également 8 % des cas au surpoids et à l'obésité, dont la prévalence a augmenté durant les années 1990 avant de se stabiliser depuis 2009, et 3 % à une activité physique trop faible [9]. L’exposition aux radiations ionisantes (notamment médicale pour traitement d’un cancer dans l’enfance) est également un facteur de risque reconnu de cancer du sein. Des facteurs non encore établis, comme le travail de nuit, les perturbateurs endocriniens, certaines expositions professionnelles aux solvants, pourraient aussi être impliqués dans la survenue du cancer du sein [10, 11]. Enfin, 5 à 10 % des cancers du sein sont liés à des mutations génétiques héréditaires.
[…]
Selon le rapport du CIRC, 37 % des cancers du sein seraient actuellement liés à des facteurs de risque modifiables. Il est donc essentiel de poursuivre les efforts de prévention vis à vis des facteurs de risque évitables, qui sont pour la plupart communs à d’autres pathologies cancéreuses ou non (alcool, surpoids, sédentarité, tabac). [...] »
Nous n'avons pas non plus trouvé ce chiffre, donné de toute façon... au conditionnel, dans le rapport du CIRC précité.
Et surtout, il est faux de conclure de ce texte que :
« Plus de 65 % des cas ne sont donc pas associés à une cause identifiée. »
Ainsi, au terme de son analyse détaillée, le CIRC écrit – à propos d'un facteur non évoqué dans la chronique de M. Stéphane Foucart :
« En dépit de ses limites, notre estimation indique clairement qu’un allaitement maternel insuffisant contribue au cancer du sein en France. »
(Source)
Ajoutons encore ce constat tiré d'une page d'information de l'Institut National du Cancer :
« Près de 20 à 30% des cancers du sein se manifestent chez des femmes ayant des antécédents familiaux de cancers dont des cancers du sein, par exemple plusieurs cas de cancer du sein dans la même famille.
Parfois on ne sait pas exactement si cette disposition familiale est due au hasard, à un mode de vie que des membres de la famille ont en commun, à un facteur héréditaire qui a été transmis des parents à leurs enfants par les gènes ou bien à une association de ces éléments. »
Cette allégation sur la fraction importante de cancers du sein d'origine inconnue sert de rampe de lancement pour un formidable sophisme de l'appel à la pitié :
« Dans un texte publié en juin 2024 par la revue Terrestres, plus de 1 200 patientes, soignants ou chercheurs posent aussi cette question: "Pourquoi moi ? Pourquoi nous ?" Pourquoi Fanny Arnaud, ingénieure de recherche au CNRS, contracte-t-elle un cancer du sein alors qu’elle n’a que 36 ans et n’est sujette à aucun facteur de risque ? »
Terrestres, c'est « La revue des écologies radicales » – mais qu'importe le flacon... Le texte, c'est une tribune de Mme Fanny Arnaud, mais signée comme il est dit par 1.200 personnes, un mélange de factuel et d'éléments issus de la mésinformation et de la désinformation picorant dans d'autres tribunes de collectifs et, surtout, jouant avec dextérité sur l'émotion et l'indignation.
Ce n'est que le début ! (Source)
Cette tribune a un énorme avantage : celui de pouvoir nous asséner une allégation sans en prendre la responsabilité. Donc,
« Les signataires rappellent que, dans la plupart des cas, les causes environnementales du cancer sont au mieux sous-estimées, au pire ignorées. Les cancérologues qui prennent la parole dans l’espace public ne mettent bien souvent en avant que les comportements individuels (tabac, alcool...), la génétique et l’observance du dépistage. [...] »
Sidérant ! Quoique... lu au premier degré – les « cancérologues » et « bien souvent » – ce n'est pas entièrement inexact. Pour sûr, les cancérologues s'adressent prioritairement dans leurs messages publics aux personnes qu'ils préféreraient ne pas voir dans leurs cabinets.
Mais la médiasphère nous abreuve de « preuves » des effets dévastateurs des « causes environnementales » et de la chimie. À preuve... les récents articles sur l'aspartame... On est loin de l'omerta !
(Source)
« Ces postures sont confortables. Elles sont en réalité le relais d’un narratif néolibéral bien commode, qui réduit la maladie à sa dimension individuelle et la purge de toute sa charge politique. […]
[…]
Il n’y a rien de naturel ou d’inéluctable dans cet état de fait [la présence ubiquitaire de nombreuses substances prétendument problématiques dans l'environnement], qui est le fruit de choix politiques. Le cancer est une maladie politique, en ce sens qu’il est, ne serait-ce que partiellement, le fruit de ces choix. Adopter des réglementations laxistes, laisser les industriels évaluer leurs propres produits, permettre en connaissance de cause la dissémination de substances cancérogènes pour flatter les capitaines d’industrie, miser sur la découverte de traitements miracles plutôt que sur la prévention, entraver l’information des consommateurs : tout cela n’est pas une fatalité, c’est de la politique. »
Quel dérapage ! Quelles outrances !
Il faudrait encore s'arrêter à la référence fort problématique à un article publié dans Environmental Health Perspectives – il s'agit de « Application of the Key Characteristics Framework to Identify Potential Breast Carcinogens Using Publicly Available in Vivo, in Vitro, and in Silico Data », de Jennifer E. Kay, Julia Green Brody, Megan Schwarzman, et Ruthann A. Rudel. Faisons-le sur le mode du déshonneur par association : trois des auteurs relèvent d'un Silent Spring Institute... Et puis, selon une description de l'article, l'étude « a identifié 921 substances chimiques qui pourraient potentiellement augmenter le risque de cancer du sein » (c'est nous qui graissons). Sans aucune identification de ces substances dans l'article lui-même, ni aucune indication pour la mise en contexte.
Il y a aussi une référence à un auteur – Robert Proctor, Cancer Wars, 1995 – qui fait penser aux théories de la désinformation sur le tabac.
Allons donc à la conclusion :
« Lorsque la maladie frappe, le premier réflexe est de s’interroger rétrospectivement sur ses habitudes de vie, son alimentation, les lieux qu’on a fréquentés ; à la vérité, il faudrait aussi se demander pour qui on a voté. »
Ce « aussi » me gêne... Il m'empêche de conclure catégoriquement que la maladie n'aurait pas frappé si on avait « bien voté ».
On se contentera donc de la conclusion que « bien voter » est un facteur contribuant à la santé personnelle, repoussant le cancer, et, au-delà, publique...
Sic transit gloria Mundi !
On lira avec intérêt, dans le Point, « Cancer : alerte au "tsunami" de fausses informations », un entretien avec le Pr Jacques Robert, ex-président de la Société Française du Cancer (en accès libre).
L'image n'est pas reproduite. (Source)