Pseudo-scandale « Bonus Eventus » : le volet 3 de la « grande enquête » du Monde et Cie fait pschitt
Un exemple de la communication très disruptive (ironie) de v-Fluence.
Cela devait être l'apothéose. Mais on se retrouve avec une brochette d'histoires à dormir debout. En bref, si nous avons bien compris, la petite société v-Fluence se voit reprocher de faire ce pour quoi elle a été créée : de la veille médiatique, des analyses et des portraits des acteurs influents dans les secteurs de l'agrofourniture chimique et génétique. Qu'a-t-elle fait au niveau de l'Union Européenne ? Toujours de notre point de vue : rien ! À bien lire son article – mais il faut enlever les œillères –, c'est ce que démontre le Monde.
Insinuations et manipulations dans les épisodes précédents
Nous avons eu droit dans les deux volets précédents, prétendument, à des « Révélations sur le fichage à grande échelle de personnalités gênantes pour l’industrie agrochimique » et une « Plongée dans la boîte noire de la propagande mondiale en faveur des pesticides ».
L'« industrie agrochimique », c'est en réalité une petite entreprise du secteur de la communication offrant des services de veille médiatique, des analyses et des portraits des acteurs influents dans les secteurs de l'agrofourniture chimique et génétique (essentiellement les pesticides et, au sens large, les OGM).
Mais v-Fluence a été créée et est dirigée par M. Jay Byrne, dont le Monde retient très sélectivement qu'il est un ancien directeur de la communication de Monsanto. Voilà qui suffit à conférer une aura sulfureuse à l'entreprise et à impliquer l'ensemble de la filière économique.
La « plongée » est plutôt un atterrissage sur le ventre ; la « boîte noire », une documentation livrée aux clients de l'entreprise et aux bénéficiaires d'une inscription gratuite (dont l'auteur de ces lignes) ; et la « propagande mondiale », ladite documentation, en premier lieu la veille médiatique, dont les éléments marquants sont repris dans une newsletter, « Bonus Eventus ».
On peut – peut-être – reprocher à v-Fluence d'être intrusif dans les portraits de certains acteurs de la filière. Le grand investigateur Stéphane Foucart a ainsi relevé la référence à des liens avec un mouvement possiblement sectaire dans le cas de M. Gilles-Éric Séralini, l'auteur d'une infameuse étude sur des rats, le glyphosate et un maïs tolérant icelui... Sauf que cette information figure en bonne place dans sa fiche Wikipedia.
M. Jay Byrne affirme du reste que toutes les informations figurant dans ses portraits sont publiques.
Quant à l'auteur de la trilogie du Monde, il n'a pas hésité à faire pire que ce qui a été reproché à M. Jay Byrne pour quatre auteurs français d'articles relevés dans Bonus Eventus avec un signe de qualité (dont l'auteur de ces lignes)... Et ce, sans motif journalistique pertinent, dans un quotidien d'audience nationale.
Un scandale européen ? Oui, mais pas celui que l'on veut faire croire
L'assaut concerté d'un quarteron hétéroclite de conjurés – un cabinet d'avocats prédateurs états-uniens désireux de faire les poches de Syngenta, une activiste, une fondation pourvoyeuse de fonds, une stichting (fondation néerlandaise) disant faire du journalisme collaboratif – était censé inclure des exemples nationaux de malversations fournis par des titulaires de cartes de presse des médias avec lesquels ledit quarteron était en cheville.
Mais il n'y avait rien pour la France du Monde et de M. Stéphane Foucart. Il a donc fallu se rabattre sur l'Union Européenne : « Comment l’administration Trump a tenté de torpiller le pacte vert européen, entre désinformation et influence » est donc le titre du troisième volet, du 29 septembre 2024 (date sur la toile).
En chapô :
« Enquête "Bonus Eventus Files" (3/3). En 2020, alors que l’Europe annonce une ambitieuse politique visant à rendre son agriculture plus soutenable, l’administration du président républicain décide de passer à l’attaque. Et recrute dans sa croisade la société d’influence v-Fluence, fondée par un ancien cadre de Monsanto. »
Oh, la vilaine agression alléguée !
En réalité, les autorités états-uniennes se sont légitimement inquiétées des propositions ou projets européens. Oh ! Même pas du points de vue des intérêts nationaux, mais plutôt de la situation alimentaire mondiale.
En novembre 2020, le Service de Recherche Économique du Département Américain de l'Agriculture (ARS-USDA) a publié un très remarqué « Impacts sur l’économie et la sécurité alimentaire de la réduction des intrants agricoles dans le cadre des Stratégies "De la ferme à la table" et "Biodiversité" du Pacte vert de l’Union européenne » (ce rapport a eu l'honneur d'être traduit en français).
D'autres ont aussi publié des analyses, parvenant à des constats préoccupants similaires. C'est notamment le cas du Centre Commun de Recherche de la Commission Européenne. Vous avez bien lu : de la Commission Européenne !
Les États-Unis d'Amérique inquiets devant la perspective d'une réduction des opportunités d'exportation ?
On peut dès lors éclater de rire devant la description d'une sorte de vaste complot états-unien ou du méchant Donald Trump (à l'époque des faits allégués, président des États-Unis d'Amérique et donc, aujourd'hui, épouvantail fort utile) :
« C’est un aperçu rare des coulisses d’une guerre d’influence. Celle que livrent les Etats-Unis aux pays qui souhaitent renforcer leurs réglementations environnementales dès lors que ces dernières sont susceptibles de nuire à la puissance exportatrice de leur agriculture. Au point de recourir aux mêmes méthodes que les industries polluantes, et aux mêmes sociétés de relations publiques. Sous le mandat de Donald Trump, l’administration américaine a fait appel à de telles entreprises, pour torpiller la stratégie "Farm to Fork" (F2F - "de la ferme à la fourchette") – destinée à "verdir" l’agriculture du Vieux Continent.
Défendre coûte que coûte les pesticides et les organismes génétiquement modifiés, entraver toute réglementation stricte de leurs usages, dénigrer l’agriculture biologique et défaire les ambitions agroécologiques de l’Europe : des opérations semblables ont été conduites en Afrique et en Asie pour favoriser l’adoption de cultures transgéniques et le recours sans entraves aux intrants agricoles de synthèse. »
S'ils ne considéraient cyniquement que leurs propres intérêts, les États-Unis d'Amérique ne pouvaient que se réjouir du fait que l'Union Européenne se proposait d'amputer ses capacités de production !
Quant à la suite... Pour les OGM, par exemple, cela fait longtemps que « les carottes sont cuites » pour leur culture sur notre continent... mais pas pour leur importation. Qui en profite ? Notamment... les États-Unis d'Amérique.
Un webinaire d'un groupe du Parlement Européen organisé depuis Washington ?
Suit un long récit sur un webinaire du groupe ECR (Conservateurs et Réformistes Européens). Il est agrémenté de tous les mots et références qui fâchent et sont censés susciter l'indignation – tel l'intertitre « Du Fidesz à Reconquête ! » (du reste, ce dernier n'était pas représenté au Parlement Européen à l'époque).
Ce webinaire aurait été « organisé » par la société White House Writers Group (WHWG). La preuve ?
« Présenté comme une initiative du groupe d’eurodéputés, l’événement est organisé par WHWG, qui travaille donc aussi pour l’administration américaine. Dans un mémo, un responsable du ministère de l’agriculture américain précise : "Bien qu’il ne participe pas directement à cet événement, le WHWG joue le rôle d’intermédiaire entre l’ECR et l’USDA en coordonnant cette réunion." »
On retombe ici au niveau des montages les plus fous que nous avons vus dans la saga des « Monsanto Papers » pour accréditer des thèses extravagantes à partir de quasiment rien.
Lisez bien ces lignes : WHWG organiserait un événement... en étant, en bref, un simple intermédiaire (allégué, selon un « mémo » interne).
Soyons aussi logiques : une entreprise états-unienne organiserait un webinaire axé sur Bruxelles depuis Washington – en s'assurant la participation du Commissaire Janusz Wojciechowski ? Un webinaire manifestement du groupe ECR ?
Mais voici ce qui est important ici : v-Fluence n'apparaît nulle part dans cet invraisemblable scénario !
S'adjoindre les services de v-Fluence... mais quel scandale (ironie) !
Il faut se contenter d'une allégation d'ordre général, sans preuves, pour la grande entreprise de domination, d'imposition des conceptions états-uniennes, de « guerre d'influence » évoquée ci-dessus :
« Obtenus par le média d’investigation Lighthouse Reports, et partagés avec Le Monde et d’autres médias internationaux, des documents internes du ministère de l’agriculture américain (US Department of Agriculture - USDA) montrent que l’administration américaine a pour ce faire eu recours à deux sociétés de communication et de gestion de réputation. La première, White House Writers Group (WHWG), est basée à Washington. La seconde, v-Fluence, est une petite société d’une vingtaine de salariés fondée en 2001 et dirigée par Jay Byrne, ancien directeur de la communication de Monsanto. »
L'administration américaine a fait appel à des sociétés extérieures ? Mais quel scandale !
Alors, contrat ou pas contrat ?
Restons essentiellement sur cette histoire de webinaire, bien qu'il faille aussi aborder d'autres aspects de cet article du Monde, méandreux et filandreux comme souvent, conforme aux techniques du journalisme d'influence et d'insinuation (nous reviendrons peut-être sur la « guerre d'influence » dans d'autres pays, notamment au Kenya, et l'histoire du paraquat et de Syngenta).
Y a-t-il eu un contrat entre l'USDA et v-Fluence ?
La question est tout à fait triviale sur le fond. Où est, ou serait, le problème ? Mais elle illustre le problème de la manipulation des opinions dans les médias – avec éventuellement des métastases dans des procédures judiciaires états-uniennes.
Ce webinaire aurait été un grand succès, à en croire le sous-secrétaire d’Etat à l’agriculture chargé du commerce, Ted McKinney, et « une note adressée aux cadres de l’USDA plusieurs mois plus tard, [par] les deux sociétés de relations publiques ».
Il est sans doute de bonne guerre pour une agence de communication de faire état d'un succès, en forçant le trait – la réalité étant en l'occurrence que le webinaire est passé largement inaperçu en dehors des sphères bruxelloises ; à preuve : pas d'article outragé du Monde, à l'époque, sur une intolérable mise en cause des formidables vertus (ironie) des projets de l'Union Européenne. Mais c'est une autre chose que de laisser entendre, quatre ans après et dans un lectorat non averti, que le webinaire a provoqué une prise de conscience et déclenché une grogne, voire l'opposition qui aura finalement fait chuter le projet « biodiversité ».
Ici, la question porte sur « les deux sociétés de relations publiques » et leur rôle : vraiment ? Une note – peut-être conjointe – pour une annonce somme toute anodine ? Tout est possible dans les histoires à dormir debout !
C'est suivi par une référence à une déclaration du directeur exécutif du WHWG qui... revendique l'intégralité des mérites pour son groupe. Bref, c'est à dormir debout.
C'est là aussi une autre illustration de l'art d'un certain journalisme : sortez le paragraphe en cause du contexte et vous dites : « Pas de quoi fouetter un chat ! ». Mais selon le paragraphe dans son contexte, WHWG et v-Fluence apparaissent impliqués – répétons-le : la deuxième ne l'étant pas, sauf preuve indiscutable du contraire – dans une opération sulfureuse.
La manœuvre se poursuit. Un contrat de cinq ans aurait été signé le 18 novembre 2020 entre l'USDA et... WHWG. Mais, bingo, « ...une partie des opérations étant sous-traitées à v-Fluence ».
Et la manœuvre se poursuit toujours : « White House Writers Group et v-Fluence s’engagent... » « La société v-Fluence garantit aussi à l’administration américaine l’accès à sa base de données privée "Bonus Eventus"... ».
Arrêtons-nous ici : quel est le fonds de commerce de v-Fluence ? Vendre ses services d'information, dont « Bonus Eventus » !
Mais écrivez « base de données privée "Bonus Eventus" », ajoutez une description cauchemardesque de l'objet, et vous aurez suscité l'indignation du lecteur moyen du Monde...
La fabrique du doute et le journalisme d'insinuation
Cependant, au bout du compte, après avoir dû préciser que ce contrat avec WHWG n'a pas vraiment abouti, il fallait bien concéder pour v-Fluence :
« Quant à Jay Byrne, il dément l’existence d’un contrat entre sa société et l’USDA. »
C'est là, une autre illustration de la fabrique du doute et du journalisme d'insinuation : le démenti est expédié en une phrase. Et personnalisé : le lecteur est invité à croire à la parole de M. Jay Byrne – ou plutôt d'en douter.
En fait, M. Jay Byrne a été beaucoup plus catégorique dans une réponse détaillée à Lighthouse Reports du 24 septembre 2024, avant la publication de leurs allégations :
« […]
Je le répète.
– Nous ne travaillons pas pour l'USAID ou l'USDA et n'avons pas de contrats passés ou actuels avec eux. Ni l'un ni l'autre ne jouent un rôle dans notre travail et ne le dirigent de quelque manière que ce soit.
– Nous ne faisons pas de lobbying. Nous avons conclu des accords avec plusieurs organisations gouvernementales internationales travaillant dans le domaine de l'agriculture afin de leur fournir nos bulletins d'information et un soutien en matière de communication limité à l'analyse, à des conseils sur les meilleures pratiques et à des formations occasionnelles en matière de communication. Nos autres clients sont des institutions académiques, des associations professionnelles, des groupes commerciaux et des entreprises à but lucratif. Aucune de ces organisations ne demande quoi que ce soit d'autre que notre suivi, nos services de recherche et nos analyses. Notre organisation n'exerce aucune activité de sensibilisation, de lobbying ou autre activité connexe qui soit contraire à l'éthique, illégale ou inappropriée.
[...] »
Lighthouse Reports a aussi dû le concéder. Mais...
« En France, Le Monde révèle comment v-Fluence a obtenu un contrat avec une autre société de relations publiques visant à saper la politique "de la ferme à la fourchette" de l'UE. Le travail, d'une valeur de 4,9 millions de dollars, devait commencer en 2020, mais les dossiers de dépenses publiques suggèrent qu'il a été suspendu lorsque le président Biden a été élu. »
C'est manifestement, outrageusement, et sans doute volontairement faux.
Pourquoi seule v-Fluence est-elle visée ?
Le lien dans une des citations ci-dessus renvoie à la liste de documents mis en ligne par l'activiste Carey Gillam de l'Environmental Working Group et de son site The New Lede. Il est inexploitable, à moins d'explorer l'ensemble ou une partie substantielle des documents, certains très volumineux.
Mais grande question : pourquoi le WHWG n'a-t-il pas été (aussi) mis en cause dans une « Enquête "Bonus Eventus Files" » ?
C'est que – sauf preuve contraire – la société n'a pas collaboré avec Syngenta, l'entreprise dont un cabinet d'avocats prédateurs veut faire les poches avec des plaintes en responsabilité civile alléguant que le paraquat a causé des maladies de Parkinson (notez : le paraquat est plus ancien que le glyphosate et donc dans le domaine public depuis belle lurette).
Là encore, on est presque dans le scénario des « Monsanto Papers ».
Il s'agit de présenter Syngenta comme une « evil company », une société malveillante, âpre au gain et indifférente à la santé de ses clients, qui savait que son produit nuisait à la santé mais l'a caché. Ayant contribué à la communication de Syngenta et à ses cachotteries alléguées, v-Fluence est attraite à la procédure et doit donc aussi apparaître comme une « evil company ».
Comme pour les « Monsanto Papers », les bouffées de chaleur médiatiques, auxquelles le Monde aura contribué, doivent servir à conditionner des jurys de tribunaux états-uniens.
Et si, en plus, on pouvait mettre fin à un système performant d'information sur les manœuvres des milieux anti-OGM et anti-pesticides... et sur les excellents papiers publiés par André Heitz, Jean-Paul Oury, Gil Rivière-Wekstein, Philippe Stoop...
Un autre exemple de la communication très disruptive (ironie) de v-Fluence.