Le monde merveilleux de l’agroécologie par corrélations, I : La « Nouvelle alliance de l’agriculture et des pollinisateurs »
Philippe Stoop*
Depuis quelques années, les abeilles et autres insectes pollinisateurs ont rejoint les baleines et les ours blancs sur le podium des animaux chéris par le public, et loués par les écologistes pour l’importance de leur contribution aux services écosystémiques, ainsi que pour les craintes que suscitent leur avenir. Cet engouement sentimental pour des insectes est inattendu, mais il a été alimenté par la ré-évaluation scientifique récente de leur importance dans les écosystèmes. Un article paru dans Pour la Science au mois d’août fait le point sur ces visions scientifiques nouvelles. Intitulé « Agriculture et pollinisateurs : vers une nouvelle alliance ? » [1], il fait la synthèse des nouvelles approches statistiques qui conduisent certains à attribuer à ces insectes un rôle écosystémique et même économique majeur dans notre agriculture. Mais l’examen détaillé des publications citées dans cette synthèse refroidit un peu l’enthousiasme…
Rédigé par trois auteurs du Muséum national d'Histoire naturelle, du CNRS et de l’INRAE, cet article rassemble donc les compétences des trois Instituts de Recherches les plus impliqués sur ce sujet en France, avec en prime l’autorité du Collège de France, cité comme partenaire de l’article, selon des modalités non précisées. Le raisonnement est le suivant :
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Les populations d’insectes déclinent à un rythme inquiétant.
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La plupart des cultures dépendent des insectes pollinisateurs pour leur fécondation, donc le déclin des insectes, et de façon générale de la biodiversité, risque d’entrainer des pertes de rendement.
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Le déclin des insectes pollinisateurs est lié à l’intensification de l’agriculture.
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Il en résulte que les pesticides, et en particulier les insecticides, ont des effets pervers sur le rendement des cultures, en raison de leur impact sur la pollinisation. Cet effet négatif indirect pourrait être du même ordre de grandeur que les gains de rendements directs obtenus grâce à l’élimination des insectes ravageurs.
Tout cela est d’une logique implacable, examinons maintenant le détail des chiffres derrière chacun de ces points. Comme il s’agit d’une revue de vulgarisation, et non d’une revue scientifique au sens strict, les auteurs ne donnent que très peu de références bibliographiques précises. Heureusement, les données qu’ils citent sont assez détaillées pour qu’il soit relativement facile de retrouver les publications citées, qui d’ailleurs ont souvent été très médiatisées.
Les deux premiers points (déclin des insectes et importance de la pollinisation) sont les mieux connus et les moins contestables, au moins dans leur principe. Les chiffres cités posent par contre un peu problème.
Pour le déclin des insectes, le premier chiffre mis en avant est de – 75% entre 1989 et 2016. Bien que la référence ne soit pas donnée, on reconnait facilement la publication allemande de Hallman et al. 2017 dont nous avions déjà traité dans un article précédent [2]. Rappelons brièvement les casseroles méthodologiques que traine cet article :
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Il ne s’agit nullement d’un suivi régulier dans le temps de sites identifiés à l’avance, mais d’une agrégation disparate de piégeages sur 63 sites différents, dont 37 n’ont été suivis qu’une année !
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Si on ne se laisse pas abuser par l’échelle logarithmique choisie par les auteurs pour masquer les tendances d’évolution réelles, on constate qu’il n’y a pas eu de décroissance régulière, mais un décrochage brutal des biomasses piégées entre 2006 et 2007, sans tendance claire ni avant ni après cette rupture.
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Encore plus fâcheux, en fouillant dans les données supplémentaires de l’article, on découvre qu’il y sans doute eu un changement de protocole de suivi des pièges, non signalé par les auteurs, mais détectable par le doublement des intervalles de temps entre les relevés de piégeage entre ces deux périodes.
Il est donc surprenant que des scientifiques considèrent cette étude comme un exemple de « suivi standardisé basé sur des mesures rigoureuses répétées », et comme « une des toutes premières études qui a permis d’établir des chiffres fiables ». Et plus encore qu’ils oublient de mentionner à quelle point cette publication diverge du consensus scientifique : une métanalyse publiée peu après, et basée sur 166 publications, trouve un déclin moyen de 10 % par décennie pour les insectes terrestres dans le monde, 7 % en Europe (van Klink et al., 2020 [3]). Même la méta-analyse de Sanchez-Bayo et al. 2019 [4], souvent citée par les tenants d’une « Apocalypse des insectes », ne fait état, si on peut dire, que d’un déclin de 23 % par décennie. Bien entendu, cette bataille de chiffres ne doit pas masquer le fait que l’immense majorité des études montre une diminution très significative de la majorité des espèces d’insectes suivies pendant les trois dernières décennies. Il s’agit là d’une tendance inquiétante qui doit être enrayée. Mais citer des chiffres aussi grossièrement exagérés que ceux de Hallmann et al. 2017 n’est pas digne d’une démarche scientifique, et n’aide pas à trouver les remèdes les plus efficaces, entre la restauration des espaces agricoles non productifs (piste évoquée par les auteurs) et la suppression des pesticides (non explicitement recommandée par eux, mais fortement suggérée par leurs résultats suivants).
Sur le 2ème point, l’impact des pollinisateurs sur le rendement des cultures, la page de titre rappelle que « 80 % des espèces cultivées en Europe dépendent d’insectes pollinisateurs ». Combiné au chiffre de -75 % d’insectes, cela donne l’impression que la transformation de nos campagnes en déserts est imminente. Rassurons les lecteurs : là aussi la source est facilement identifiable… et en réalité beaucoup moins alarmiste ! Il s’agit d’un rapport de l’IPBES (le « GIEC de la biodiversité »), où ce chiffre est bien cité. Mais il s’agit du pourcentage d’espèces cultivées, pour lesquelles la pollinisation dépend À DES DEGRES DIVERS des pollinisateurs. En fait, leur importance réelle est très variable, et faible pour la plupart des cultures essentielles sous nos climats. Le même ouvrage donne page suivante un chiffre beaucoup moins souvent cité, mais bien plus significatif : en cas de disparition totale des pollinisateurs, la baisse de la production agricole mondiale est estimée à 7 ou 8 % [5]!
Sur ces deux thèmes, qui sont un simple rappel de la bibliographie existante, les chiffres cités sont donc exacts, mais soit tirés de publications complètement marginales par rapport au consensus scientifique, soit cités de façon tronquée et trompeuse, au point que les chiffres donnés dans les deux cas sont presque 10 fois plus élevés que les valeurs les plus vraisemblables d’après la bibliographie scientifique : un procédé courant dans la prose des ONG écologistes et des partis politiques qui s’en inspirent, mais plus problématique dans une publication, de vulgarisation certes, mais qui bénéficie de la caution prestigieuse du Collège de France et des trois instituts qui emploient les auteurs.
Venons maintenant aux deux points suivants, qui, cette fois, reposent sur des travaux propres des auteurs, ou d’équipes proches. Un des premiers résultats présentés est une cartographie de l’efficacité de la pollinisation en France, à l’échelle des départements, qui montre des disparités importantes entre le Nord et le Sud de la France, ce que les auteurs expliquent par les populations plus importantes d’insectes dans le Sud, en particulier d’abeilles sauvages. Cela parait fort logique, mais les esprits terre-à-terre des agronomes se demanderont sans doute comment on fait pour estimer à si grande échelle un phénomène aussi difficile à mesurer que l’impact des pollinisateurs sur le rendement. La réponse laisse rêveur : l’efficience de la pollinisation dans une région est simplement estimée à partir du différentiel de rendement entre les cultures dépendantes de la pollinisation (par exemple le colza, ou les légumineuses) et les cultures qui n’en dépendent pas, comme les céréales. Si, dans un département, les céréales obtiennent des rendements élevés, les auteurs considèrent que cela montre que le sol et le climat ont un bon potentiel, qui devrait bénéficier à toutes les cultures ; si par contre les cultures dépendantes de la pollinisation n’y obtiennent pas d’aussi bon résultats, cela prouverait que l’efficacité de la pollinisation y est faible. Un raisonnement d’apparence logique pour les non-agronomes, mais qui se heurte à une foule d’objections potentielles : le potentiel agronomique d’une parcelle n’est qu’en partie conditionné par le sol et le climat, il dépend évidemment aussi de l’espèce qui y est cultivée. Une parcelle favorable au blé (culture non dépendante des insectes pour sa pollinisation) ne l’est pas forcément pour le colza ou le tournesol (dont la fécondation est assurée, au moins partiellement, par les insectes). De plus, les espèces dépendant de la pollinisation sont très hétérogènes et différent d’une région à l’autre, et peuvent être affectées par bien d’autres problèmes qu’un déficit de fécondation. Enfin, leur degré de dépendance réelle à la pollinisation est très variable et débattu, nous y reviendrons plus bas à propos du colza. Cet indicateur d’efficience de la pollinisation est donc une pure vue de l’esprit, invérifiable en pratique sur le terrain. Plus gênant encore, il est par nature tautologique : il présuppose que la réussite de la pollinisation influe significativement sur le rendement de l’ensemble des cultures « dépendant des pollinisateurs ». Or ce postulat est loin d’être démontré. Il est bien connu que le rendement des légumes-fruits cultivés sous serre (tomates par exemple) est amélioré par l’introduction de pollinisateurs. Mais c’est un cas très particulier de cultures qui sont privées d’accès aux pollinisateurs naturels. Pour les cultures de plein champ, il est aussi connu que les vergers très denses peuvent pâtir d’un déficit de pollinisation par les insectes : c’est le cas en particulier des vergers d’amandiers extrêmement intensifs de Californie, qui nécessitent l’apport de ruches venant de tous les Etats-Unis pendant la floraison. Il a également été montré que certaines légumineuses comme la luzerne ont un rendement affecté, si les populations d’abeilles sauvages sont trop faibles : en raison de la forme très particulière de leurs fleurs, l’efficacité de la pollinisation dépend beaucoup de la morphologie des insectes pollinisateurs qui les visitent [6]. Mais il s’agit là des cas très particuliers, concernant des cultures qui n’occupent que de faibles surfaces. Là encore, l’exemple du colza, sur lequel nous reviendrons ensuite, montre que l’impact réel des populations de pollinisateurs sur le rendement est encore débattu pour les grandes cultures majeures européennes, mais que les données expérimentales laissent penser qu’il est plutôt faible.
Les auteurs présentent ensuite des corrélations entre l’évolution des populations d’insectes pollinisateurs, mesurée par des démarches de recherche participatives impliquant des agriculteurs, et l’intensité d’utilisation des pesticides. Cette partie, potentiellement la plus intéressante, est malheureusement expliquée de façon tellement concise qu’il est difficile de juger de son intérêt, d’autant plus que les références bibliographiques qui permettraient de mieux en juger ne sont pas fournies. Il est donc impossible de savoir dans quelle mesure ce travail permet vraiment de dissocier l’effet des pesticides de celui des autres facteurs d’intensification qui leur sont associés, en particulier la simplification des paysages agricoles, régulièrement citée aussi comme facteur majeur d’appauvrissement de la biodiversité. Il n’y a également aucune discussion sur le fait que ces suivis participatifs, tout comme la publication Hallmann et al., trouvent des baisses de populations bien plus rapides que les méta-analyses de science « old school » non participative déjà citées.
On en vient ensuite à la partie la plus originale de cet article, et celle qui normalement devrait avoir le plus d’impact sur les pratiques agricoles : les effets indirects négatifs des pesticides sur le rendement des cultures, qui réduiraient l’impact positif global des pratiques agricoles. Là aussi, les auteurs ne citent pas explicitement la référence des publications sur lesquelles ils s’appuient, mais elles sont facilement identifiables. Nous les examinerons dans la suite de cet article.
A suivre…
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[1] Agriculture et pollinisateurs : vers une nouvelle alliance ? | Pour la Science
[2] L’extinction de 75% des insectes : Comment naît une légende scientifique (europeanscientist.com)
[4] Worldwide decline of the entomofauna: A review of its drivers - ScienceDirect
[5] https://ipbes.net/sites/default/files/downloads/2016_spm_pollination-fr.pdf, p.10 et 11.
[6] etude-biblio-itsap-luzerne-et-apiculture.pdf (luzernes.org)
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* Directeur Recherche & Innovation ITK - Membre de l'Académie d'Agriculture de France