« 385 millions de cas annuels d'intoxications graves aux pesticides dans le monde » ? La publication est (enfin) rétractée
(Source)
Une œuvre de commande du Pesticide Action Network, des « intoxications » non définies, des statistiques initiales parfois douteuses, des extrapolations aventureuses... une rétractation minimaliste.
En janvier 2023, nous avions publié « 385 millions de cas annuels d'intoxications graves aux pesticides dans le monde... Vraiment ? », à propos d'un article, en principe scientifique, écrit – sur commande – par quatre membres du Pesticide Action Network (PAN), un réseau d'organisations anti-pesticides, ou anciens membres du conseil d'administration de PAN Germany.
Notre article est republié ci-dessous. Il dévoile notamment une partie du contexte, et plus notamment encore les errements du processus de décision qui a fait l'impasse sur quelques critiques formulées dans le cadre de la revue par les pairs.
L'article prétendument scientifique avait tout de même été publié, puis avait fait l'objet de critiques – certes en termes mesurés et finement ciselés, mais qui ne laissaient aucun doute sur sa qualité.
Il vient d'être rétracté par une note de l'éditeur du BMC Public Health, dont la teneur est comme suit :
« L'éditeur a rétracté cet article car un lecteur et Dunn et al [1] ont exprimé des inquiétudes quant à l'utilisation de la prévalence « historique » de l'empoisonnement par les pesticides pour représenter la fréquence annuelle dans les extrapolations. L'évaluation des experts a confirmé la validité de cette préoccupation et a également conclu que l'hypothèse d'une exposition annuelle pour les pays où la période n'est pas rapportée n'est pas fiable. L'éditeur n'a donc plus confiance dans les résultats et les conclusions présentés.
Tous les auteurs ne sont pas d'accord avec cette rétractation.
Références
Dunn SE, Reed JE, Neumann C. Letter to the editor regarding the article the global distribution of acute unintentional pesticide poisoning : estimations based on a systematic review. BMC Public Health. 2021;21:1944. https://doi.org/10.1186/s12889-021-11940-0.
Mais nous aurons deux regrets : d'une part, il aura fallu près de quatre ans pour obtenir ce retrait ; d'autre part, la motivation du retrait est minimaliste et difficilement compréhensible, alors que les malfaçons étaient bien plus nombreuses et bien plus « éclatantes ».
Cette publication n'a pas obtenu le même succès médiatique que la fameuse étude sur des rats affligés d'énormes tumeurs, également rétractée sur la base d'une motivation minimaliste qui sauvait les apparences pour la revue et son éditeur, motivation que l'auteur principal de l'étude a exploitée à son avantage. Celle de Wolfgang Boedeker, Meriel Watts, Peter Clausing et Emily Marquez tombera sans nul doute dans les oubliettes et sera au mieux archivée dans l'enfer des publications scientifiques indigentes.
Faisons cependant dans une sorte de déshonneur par association : l'un des auteurs joue un rôle important dans la définition des politiques européennes en matière de produits phytosanitaires et d'OGM. Quel crédit les gens qui sont sensibles à ses argument pourront-ils désormais accorder à ses prises de position au vu de cette rétractation ?
Post scriptum : Le « lecteur » est un membre éminent de l'Association Française pour l'Information Scientifique (AFIS).
° o 0 o °
(Source)
Nous avons vu dans un billet précédent que l'Agence Bio a produit – puis retiré – un tweet affirmant que :
« Chaque année, il y a au moins 385 millions d'intoxications graves aux pesticides dans le monde selon une étude réalisée par @EuropePAN. »
Allons donc à la source !
C'est : « The global distribution of acute unintentional pesticide poisoning: estimations based on a systematic review » (la distribution mondiale des intoxications aiguës non intentionnelles par les pesticides : estimations basées sur une étude systématique) de Wolfgang Boedeker, Meriel Watts, Peter Clausing et Emily Marquez. Cela a été publié dans BMC Public Health, une revue en Pay for Play avec comité de lecture, en décembre 2020.
En voici le résumé :
« Contexte
L'empoisonnement humain par les pesticides est considéré depuis longtemps comme un grave problème de santé publique. Dès 1990, un groupe de travail de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a estimé qu'environ un million d'intoxications involontaires par des pesticides se produisaient chaque année, entraînant environ 20.000 décès. Trente ans plus tard, il n'existe pas de tableau actualisé des intoxications par les pesticides dans le monde, malgré l'augmentation de leur utilisation. Notre objectif était d'examiner systématiquement la prévalence des intoxications aiguës non intentionnelles par les pesticides (UAPP – unintended acute pesticide poisoning) et d'estimer le nombre annuel d'UAPP dans le monde.
Méthodes
Nous avons réalisé une revue systématique de la littérature scientifique publiée entre 2006 et 2018, complétée par les données de mortalité de l'OMS. Nous avons extrait les données de 157 publications et de la base de données de l'OMS sur les causes de décès, puis effectué des synopsis par pays, et sommes arrivés à des nombres annuels d'UAPP nationaux. L'UAPP mondial a été estimé à partir des chiffres nationaux et des données de population des régions définies par l'Organisation pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO).
Résultats
Au total, 141 pays ont été couverts, dont 58 par les 157 articles et 83 autres par les données de la base de données de mortalité de l'OMS. Environ 740.000 cas annuels d'UAPP ont été rapportés par les publications extraites, soit 7.446 décès et 733.921 cas non mortels. Sur cette base, nous estimons qu'environ 385 millions de cas d'UAPP se produisent chaque année dans le monde, dont environ 11.000 décès. Sur la base d'une population agricole mondiale d'environ 860 millions de personnes, cela signifie qu'environ 44 % des agriculteurs sont intoxiqués par des pesticides chaque année. C'est en Asie du Sud que l'on estime le plus grand nombre de cas d'UAPP, suivi par l'Asie du Sud-Est et l'Afrique de l'Est pour ce qui est des UAPP non mortels.
Conclusions
Notre étude met à jour des chiffres obsolètes sur l'UAPP dans le monde. Avec d'autres estimations, elle présente des preuves solides que l'intoxication aiguë par les pesticides est un défi majeur et permanent pour la santé publique mondiale. Il est nécessaire de reconnaître la charge élevée de l'UAPP non mortelle, en particulier pour les agriculteurs et les travailleurs agricoles, et que l'accent mis actuellement sur les décès entrave les efforts internationaux en matière d'évaluation des risques et de prévention des intoxications. La mise en œuvre des recommandations internationales du Conseil de la FAO visant à éliminer progressivement les pesticides très dangereux pourrait réduire considérablement la charge de l'UAPP. »
Les auteurs sont des membres du Pesticide Action Network (PAN), un réseau d'organisations anti-pesticides, ou anciens membres du conseil d'administration de PAN Germany. Et l'étude a été commandée par le PAN...
Nous n'y entrerons pas particulièrement.
Les explications sur la méthode, très alambiquées, montrent que c'était un exercice de très haute voltige et que les auteurs ont donné un sens très large à la notion d'« intoxication aiguë », qu'ils n'ont du reste pas définie ou précisée dans le texte.
Certains ont trouvé que cet exercice a plutôt mené à un atterrissage sur le ventre.
Et d'autres minimisent...
Le chiffrage est pourtant invraisemblable. Sauf peut-être à penser qu'il inclut les cas d'applicateurs rentrant chez eux avec la goutte au nez, et encore...
Imaginez maintenant une situation inverse... Imaginez le tohu-bohu si des chercheurs ayant des liens d'interêt, même distendus, avec l'industrie agrochimique avaient publié une étude similaire mais concluant à une incidence ridiculement basse...
Si l'article présente un intérêt, c'est peut-être parce que les observations des pairs ont été publiées – et que cela jette une lumière crue sur l'édition scientifique ou une partie de celle-ci.
Il y a eu dix contributions, en deux séries.
Et il y a de quoi tomber à la renverse devant le contenu de certaines observations et devant l'absence de réponse effective à des commentaires pertinents.
Selon le premier « reviewer », « [l]a méthodologie semble vraiment bonne » ! Dans le même temps,
« Il ne serait pas possible de décrire la méthodologie détaillée pour chaque étude [à partir de laquelle les extrapolations ont été faites], mais il serait bon de comprendre un peu mieux la méthodologie commune utilisée dans plusieurs études. Les tableaux donnent quelques informations approximatives. Mais actuellement, je suis un peu frustré de ne pas comprendre comment la plupart des études ont été réalisées. Une simple description des types les plus courants pourrait être présentée dans un encadré. »
Pour le troisième, l'étude fondée sur certaines limites apparentes, l'utilisation de termes non [communs ?] de pesticides, et une petite taille des échantillons ne soutient pas sa conclusion.
« Mais j'ai une préoccupation majeure, à savoir la définition d'une intoxication aiguë par les pesticides comme "un ou plusieurs symptômes après la pulvérisation". Je pense que le nombre d'intoxications est susceptible d'être fortement surestimé par cette définition. »
C'était un commentaire sur le manuscrit original (non disponible).
Sauf erreur, il n'y a plus de définition dans le texte publié, et les chiffrages n'ont sans doute pas été révisés.
Dans la deuxième volée de commentaires, on trouve ceci :
« Je n'ai pas d'autres commentaires et je peux recommander la publication de l'étude. Je pense qu'elle va créer un certain débat car les chiffres sur les UAPP sont peu sûrs et probablement trop élevés. Mais la question mérite d'être discutée et pourrait conduire à d'autres tentatives pour arriver à une incidence correcte sous différentes méthodes d'application. »
En bref : il est constaté – et admis – que c'est de la science poubelle, militante.
De fait, il fallait oser extrapoler d'environ 740.000 cas annuels d'UAPP rapportés par les publications à 385 millions – un rapport de 1 à 520 – sur la base de publications scientifiques (ou « scientifiques ») disparates. Idem pour le passage du million de cas annuels estimé par l'OMS en 1990 à 385 millions de cas.
On peut, ici, s'interroger sur l'éthique de l'équipe de rédaction et de l'éditeur de la revue. On est dans le même registre que pour cette infameuse étude sur des rats atteints d'énormes tumeurs.
C'est écrit en tout petit sur la page web – ce qui interroge aussi sur l'éthique de l'éditeur : il y a eu une lettre à l'éditeur.
Elle est de S. Eliza Dunn et Jennifer E. Reed (Bayer) et Christoph Neumann (CropLife International).
En résumé :
« Nous avons lu avec intérêt l'article intitulé "The global distribution of acute unintentional pesticide poisoning : estimates based on a systematic review". Nous sommes tout à fait d'accord qu'il est important d'évaluer l'ampleur de ce problème. Nous aimerions comprendre les chiffres fournis dans cet article, qui semblent surestimer la charge mondiale des intoxications par les pesticides. Nous pensons également qu'il est important d'aborder les avantages de ces produits chimiques pour une évaluation complète. »
Dans la lettre il y a :
« […] Par conséquent, les résultats rapportés par Boedeker et al. ne sont pas assez solides pour sous-tendre des décisions politiques mais ont servi à mettre en évidence des lacunes importantes dans les connaissances. Dans ces conditions, nous serions disposés à collaborer avec les auteurs pour explorer une méthode d'évaluation plus robuste afin de soutenir les efforts visant à réduire la charge mondiale de l'UAPP.
[...]
[…] Un débat constructif et informé sur le rôle de la protection des cultures et de l'utilisation des pesticides dans la production alimentaire durable est productif et la sécurité des pesticides doit être abordée en partenariat avec les gouvernements, les agriculteurs, les ONG et les autres parties prenantes.
Pour la collaboration, forget it !
Le Pesticide Action Network milite pour l'ostracisation de l'industrie de protection des plantes et l'abolition de l'accord de coopération entre l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO) et CropLife International... dont l'un des objectifs est pourtant la gestion appropriée des pesticides et une meilleure protection de la santé humaine et de l'environnement.
Et pour le débat constructif, forget it also !