Les chauves-souris, la mortalité infantile, et votre neveu écologiste
Philippe Stoop*
Si, à la fin d’un repas de famille bien arrosé, votre neveu écologiste affirme à la cantonade que la Science a démontré qu’aux États -Unis, la disparition des chauves-souris a provoqué une augmentation de la mortalité infantile, il risque de s’attirer quelques quolibets. Mais s’il précise qu’il n’a pas lu cela sur TikTok, mais dans Le Monde [1], sous la plume experte de Stéphane Foucart (Prix de l'investigation de l'European Press Prize en 2018, et Grand Prix Varenne de la presse quotidienne nationale en 2017 [2]), en s’appuyant sur un article de Science [3], l’une des revues scientifiques les plus réputées au monde, on ne rigole plus.
Une longue chaine de causalité… avec de gros maillons manquants !
Comment est-ce possible ? La chaine de causalité n’est pas évidente a priori pour les lecteurs non-écologistes, mais cet article de Science nous l’explique de façon très pédagogique :
-
Aux Etats-Unis, une maladie épidémique des chauves-souris apparue en 2006, le White Noise Syndrome (WNS – syndrome du nez blanc) a provoqué une forte chute des populations de chauves-souris ;
-
Les chauves-souris étant insectivores, le déclin de leurs populations a entrainé une prolifération des insectes, et entre autres des insectes ravageurs des cultures ;
-
Les agriculteurs ont compensé cette augmentation de la pression de ravageurs en augmentant leur utilisation d’insecticides, ce qui a du même coup dégradé leurs résultats économiques, en raison de la baisse du service écosystémique fourni gratuitement par les chauves-souris :
-
Cette augmentation de la consommation de pesticides a provoqué une augmentation de la mortalité infantile dans les comtés américains frappés par le WNS.
Présentée comme cela, une chaine de causalité aussi longue et complexe semble nécessiter la collaboration de nombreuses compétences (zoologistes, agronomes, économistes, épidémiologistes) pour être élucidée. Mais c’est compter sans les techniques statistiques modernes, qui permettent à un seul homme, l’économiste Eyal G. Frank, de brasser tous ces sujets sous la bannière du concept globalisant de la Santé Unique (One Health). En effet, une approche systémique comme One Health a pour caractéristique de « privilégier l’approche globale par rapport à l’étude exhaustive des détails » [4]. Cela permet de s’affranchir de chiffres difficiles à recueillir comme des comptages de populations de chauves-souris ou d’insectes (absents de cette publication), et donc de se passer des premiers spécialistes cités, les zoologues. Pour l’interprétation de l’évolution de l’usage de pesticides, pas besoin non plus d’agronomes : les données sur leur utilisation sont publiques aux USA, il suffit de savoir quels sont les outils statistiques qui vont bien pour les utiliser, et en tirer des conclusions que les agronomes auraient eu bien du mal à trouver par eux-mêmes. De même, des masses de données comptables sur les exploitations sont disponibles, ainsi que sur la santé de populations, et donc entre autres la mortalité infantile.
Les deux seules étapes du raisonnement pour lesquelles on ne dispose pas de séries de données temporelles à une échelle géographique fine sont donc les populations de chauve-souris, et celles des insectes ravageurs. C’est bien dommage car ce sont deux étapes majeures pour la crédibilité de l’hypothèse de l’auteur, mais on n’y peut rien et il faut donc s’en passer. Ce n’est d’ailleurs pas si gênant, car le développement du WNR a été progressif sur une dizaine d’années : si l’auteur démontre effectivement que, partout où le WNR est apparu, la consommation d’insecticides a augmenté dans les années qui ont suivi, ainsi que la mortalité infantile, ce sera un élément de preuve assez fort pour valider son raisonnement, car il serait peu probable que cette coïncidence temporelle soit fortuite, si elle se produit aussi systématiquement. Et c’est bien ce que semblent démontrer les Fig 2A et 2B de la publication… à un détail près :
Ces courbes seraient tout-à-fait convaincantes si elles illustraient l’évolution des deux variables (utilisation des insecticides et mortalité infantile) dans les comtés atteints par le WNS. Mais ce n’est pas tout-à-fait le cas : l’ordonnée représente en fait la différence entre les « comtés WNS » et les « comtés témoins », c’est-à-dire des comtés proches, indemnes de WNS. Cela ne démontre pas tout-à-fait la thèse de l’auteur, car si cet écart augmente dans le sens montré, cela pourrait venir aussi d’une diminution de l’utilisation de pesticides (ou de la mortalité infantile) dans les comtés témoins, sans qu’elles aient augmenté dans les comtés WNS. Pour que la démonstration soit convaincante, il faudrait donc voir séparément les courbes des comtés WNS et des comtés témoins, pour vérifier que cette augmentation est bien propre aux comtés WNS. Or cette comparaison ne figure nulle part, ni dans la publication elle-même, ni dans les 88 (quatre-vingt huit !) pages de documents supplémentaires.
Est-ce vraiment gênant ? Pour le voir, il suffit de regarder la carte de répartition des comtés WNS et témoins, en Fig.1 de l’article :
Pour un boomer comme moi, cette carte rappelle immédiatement de vieux souvenirs scolaires : la carte du relief des États -Unis. Si votre jeune neveu a fait sa scolarité en France, il est peu probable qu’il ait vu un jour cette carte au collège ou au lycée. Pour vous raccrocher à des références qui lui sont plus familières, allez sur Google Maps, sélectionnez le fond de carte « Relief », et voici la carte que vous pourrez lui montrer :
Carte du relief de l’est des USA (source : Google Maps)
On voit tout de suite que les deux cartes se superposent parfaitement : le WNS est une maladie inféodée aux régions de collines et de moyenne montagne de l’Est des USA. Quand on compare l’utilisation d’insecticides entre les comtés WNS et les comtés témoins, on compare donc des régions qui ont des milieux physiques et des agricultures très différentes, non seulement par le type d’exploitations, mais même par les espèces cultivées. Or les statistiques géographiques sur l’utilisation des pesticides ne précisent pas les cultures sur lesquels ils sont appliqués. C’est là que, contrairement aux apparences, il n’aurait pas été inutile d’associer un agronome à la publication, pour vérifier s’il est vraiment pertinent de comparer l’évolution des utilisations de pesticides dans ces deux types de régions.
Venons en maintenant à la mortalité. Si l’Education Nationale française n’a pas voulu encombrer l’esprit de votre neveu avec des notions de géographie physique, elle l’a sans doute beaucoup plus familiarisé avec d’autres types de données : les cartes d’inégalités économiques et sociales.
Commençons par le revenu moyen des ménages :
Source : Median Household Income for Counties in the United States: 2013-2017 (census.gov)
Là encore, les similitudes avec la carte du WNS sont frappantes : les régions frappées par le WNS sont parmi les plus pauvres des États-Unis, alors que les régions indemnes, qui servent de témoin dans cette publication, ont un meilleur niveau de vie.
Comme souvent, ces inégalités de revenus coïncident avec des inégalités très concrètes en matière de santé. Les Appalaches et les massifs montagneux du Missouri et de l’Arkansas sont connus depuis longtemps comme des régions où l’espérance de vie est parmi les plus faibles des États -Unis, et la mortalité infantile parmi les plus fortes [5] :
Toutefois, l’environnement montagneux n’explique pas tout : à l’inverse, les régions montagneuses des États du Nord-Est (État de New-York, Vermont et New Hampshire) ont des populations beaucoup plus favorisées, et, comme par hasard, des mortalités infantiles bien plus faibles.
Ces disparités géographiques ont-elles pu influencer les résultats d’E. G. Frank ? Si on revient sur la Figure 1 de l’article, on note que l’épidémie de WNS a justement démarré de 2006 à 2008 dans les États du Nord-Est, puis est descendue progressivement de 2009 à 2012 le long des Appalaches, avant d’enjamber la vallée du Mississipi pour gagner les Monts Ozark dans l’Arkansas et le sud du Missouri. En conséquence, les « comtés WNS », qui au début de l’épidémie ne se distinguaient pas du reste des USA par leur mortalité infantile, se sont étendus progressivement à des régions à forte mortalité infantile, alors que les comtés témoins se concentraient de plus en plus sur des régions en meilleure santé. C’est pourquoi il aurait été nécessaire que l’auteur ne se contente pas des figures 2 qu’il nous a présentées, mais qu’il montre aussi clairement que la mortalité infantile a réellement augmenté dans les États du Nord-Est après 2006 à 2008, puis dans les comtés des Appalaches centrales et du Sud entre 2009 et 2014, en raison de leurs profils sociologiques très différents.
Votre neveu pourra objecter que cette hypothèse d’un biais par les facteurs sociétaux n’est pas mieux argumentée que celle de l’auteur. C’est vrai, mais c’est oublier un élément important : normalement (ou faudrait-il dire auparavant ?), c’est l’auteur d’une publication qui devrait montrer que les objections les plus évidentes à ses hypothèses pouvent être écartées, ce n’est pas aux lecteurs de montrer le contraire. Manifestement les reviewers de Science en ont jugé autrement : cette publication est un exemple typique de ce que j’ai appelé dans un autre article la « science d’opinion » : un texte qui respecte le formalisme des publications scientifiques, qui ne contient aucune information fausse, mais s’abstient complètement de traiter des objections évidentes, que tout connaisseur du sujet traité pourrait adresser à la thèse défendue par les auteurs [6]. Mais cela ne semble plus être rédhibitoire pour Science, finalement c’est probablement votre neveu qui a raison.
Ce n’est pas la première fois que des études statistiques prétendent expliquer les inégalités géographiques de santé aux USA par des problèmes environnementaux. Dans les années 2000, la tendance était plutôt d’expliquer la forte mortalité dans les Appalaches par la pollution aux particules fines, à l’époque forte dans cette région industrielle. Cela avait en partie motivé un durcissement réglementaire pour la réduction des émissions de particules fines. Cette politique a bien permis une réduction forte des émissions de particules fines par l’industrie, mais n’a pas atteint les effets sanitaires escomptés : non seulement la mortalité de ces régions n’a pas diminué dans les proportions attendues d’après la réduction des émissions industrielles, mais l’écart s’était même creusé par rapport aux régions environnantes, plus favorisées et moins polluées, où la mortalité avait davantage régressé. Au lieu de rouvrir la réflexion sur les causes réelles de la surmortalité dans les Appalaches, cette déconvenue avait suscité la recherche d’un nouveau bouc émissaire, qui comme par hasard a été l’agriculture : une étude de 2021, encore plus éblouissante que celle qui nous occupe aujourd’hui, prétendait démontrer que cette surmortalité était due aux émissions de NH3 des sols agricoles du Midwest (région à faible mortalité), qui, après avoir été transportées par le vent du Nord-Ouest provoqueraient la formation de particules fines dans le ciel des Appalaches [7]. Cette explication pour le moins alambiquée n’a pas eu le succès qu’elle pouvait espérer, mais n'a pas non plus suscité d’indignation particulière : elle montrait une fois de plus que rien n’est trop gros pour choquer les esprits, quand on s’attaque à des moutons noirs bien identifiés comme les particules fines ou les pesticides. Le plus drôle est que les personnes qui accordent le plus de crédit à ces fantaisies pseudoscientifiques sont généralement aussi d’ardents pourfendeurs de l’« ultralibéralisme » et des inégalités qu’il génère. Il devrait pourtant être évident que ces pseudo-explications environnementales servent de paravent à une explication beaucoup plus simple des inégalités de mortalité : le fait, que même dans nos sociétés modernes, la santé et même l’espérance de vie restent très largement dépendantes des revenus.
Même sur les sujets sanitaires ne dépendant pas directement de l’économie, ce type de science militante, obsédée par la mise en cause de boucs émissaires pré-identifiés, est rarement dans l’intérêt des victimes. Il faut se rappeler qu’en France, si la canicule de 2003 a pris de court tous les services d’urgence, provoquant la catastrophe sanitaire que l’on sait, c’est aussi parce que l’Institut National de Veille Sanitaire avait passé les années précédentes à mettre sur le dos des particules fines les pics de surmortalité estivaux par temps chaud… en négligeant le fait que les mêmes taux de particules fines en hiver ne provoquaient pas de mortalité. C’est seulement quand il a été sommé de mettre en place des alertes canicule qu’il a développé un modèle spécifique pour cela… qui a montré que des canicules plus anciennes et moins fortes comme en 1976 et 1983 avaient déjà eu des impacts non négligeables [8] !
Pour l’agriculture, il y aurait une petite bonne nouvelle dans cet article : si on en croit l’auteur, les agriculteurs américains sont vraiment des champions de l’agriculture raisonnée, car ils auraient détecté par eux-mêmes une augmentation de la pression de ravageurs qui n’avait pas été observée par les agronomes, et à la corriger par eux-mêmes en augmentant leurs traitements. Mais bien entendu cette bonne nouvelle ne pèse pas grand-chose par rapport à sa terrible conséquence : ce changement de pratiques aurait provoqué 1.300 décès supplémentaires chez les jeunes enfants pendant la période suivie par l’auteur. Ce chiffre est d’autant plus terrifiant qu’il s’agit simplement d’un ajustement des traitements, dans une petite région peu peuplée des États-Unis. Par combien faut-il le multiplier pour calculer l’impact total des traitements insecticides dans tout le pays ? Par 10, 100 ou 1000 ? C’est là que l’on comprend mieux qu’E. G. Frank n’ait pas associé d’épidémiologistes à son étude : elle démontre la gravité de leur faillite scientifique, puisqu’ils n’avaient pas détecté par eux-mêmes ce génocide qu’un économiste seul a démontré grâce aux techniques disruptives du concept One Health. À moins qu’ils n’aient risqué de refroidir son enthousiasme en démontrant l’absurdité de ses propos…
Dans un article précédent [9], j’avais déjà rendu hommage au rôle éminent de Stéphane Foucart dans la mise en évidence des applications les plus sophistiquées de la science d’opinion à l’agribashing. Cette nouvelle perle qu’il nous a offerte la semaine dernière est particulièrement précieuse : en plus de la poésie de son postulat de départ, elle est à ma connaissance la première qui ait réussi à calculer l’impact sanitaire d’une augmentation des traitements pesticides, sans avoir montré que ces traitements avaient réellement augmenté dans la région étudiée. Mais surtout, elle porte à son plus haut niveau un procédé peu répandu, et rarement déployé avec autant d’habilité : l’utilisation de « faux témoins ».
Pour rappel, le tout venant de la science d’opinion utilise le plus souvent deux leviers devenus banals :
-
Pour les publications classiques réductionnistes, la « chasse aux alphas », c’est-à-dire la mise en avant de résultats dits statistiquement significatifs, mais en fait simplement obtenus par l’effet du hasard et du risque statistique de 1ère espèce [10] ;
-
Pour les publications basées sur des études observationnelles très plurifactorielles, fréquentes en écologie, interpréter une corrélation statistique comme la preuve d’un lien de causalité (éventuellement en inversant le sens de cette causalité réelle), ou à l’inverse, interpréter une absence de corrélation entre deux variables comme démontrant l’absence d’un lien de causalité entre elles [11].
Dans cette publication, E. G. Frank a détourné le rôle des comtés témoins de façon particulièrement habile, pour qu’ils génèrent de la confusion supplémentaire, au lieu de clarifier la démonstration. Normalement, les témoins d’une étude de ce type servent à vérifier que l’évolution constatée dans la population étudiée (les comtés atteints par le WNS) leur est propre, et ne s’observe pas aussi dans les comtés indemnes. En présentant seulement l’écart entre comtés WNS et comtés témoin, nous avons déjà vu que E. G. Frank brouille le rôle des témoins, car on ne sait pas si l’évolution de l’écart entre eux est dû à une augmentation dans les comtés WNS ou une diminution dans les témoins. Et ce problème n’a rien de théorique, car il est aggravé par l’évolution temporelle des comtés WNS : comme leur extension varie dans le temps, et se déplace sur des régions qui présentaient déjà des disparités d’utilisation de pesticides et de mortalité avant l’apparition du WNS, il devient impossible de vérifier la validité dans le temps de ces témoins sans voir leur évolution propre.
Malgré tous ses angles morts, il est probable que cette publication fera rapidement référence pour mesurer l’impact des pesticides sur la santé des populations. Par contre, il est encore trop tôt pour être sûr qu’elle aura un succès suffisant pour imposer une nouvelle vision du rôle des chauve-souris dans la protection des cultures, et servir de référence pour l’évaluation des services écosystémiques qu’elles rendent. Mais l’auteur peut être assez confiant sur ce sujet : l’exemple de l’impact des pollinisateurs sur le rendement montre que des études pas plus solides que la sienne, ont finalement réussi à faire foi. C’est ce que nous verrons dans de prochains articles. Quoi qu’il en soit, il est déjà clair que c’est maintenant ce type de travaux qui définit la science pour votre neveu, et vos futurs petits neveux si nous n’y prenons garde.
_______________
[1] Aux Etats-Unis, les décès de 1 300 nouveau-nés directement imputables à un usage accru de pesticides (lemonde.fr)
[2] Entre autres distinctions prestigieuses. Pour la liste complète, voir sa page Wikipedia Stéphane Foucart — Wikipédia (wikipedia.org)
[3] The economic impacts of ecosystem disruptions: Costs from substituting biological pest control | Science
[4] Cf la définition des approches systémiques dans le dictionnaire d’agroécologique, Approche systémique : Dictionnaire d’agroécologie (dicoagroecologie.fr)
[5] (1) Appalachia: White and Underserved | LinkedIn
[6] « Attention à la dérive de la presse scientifique » Philippe Stoop (interview) (europeanscientist.com)
[7] Plus de morts liés à la pollution de l’air causée par les fermes que par les centrales à charbon ? Retour sur des données américaines choc | Atlantico.fr
[8] La pêche aux alphas, niveau expert : Quand les particules fines nous enfument | ForumPhyto
[9] Un diplôme de désinformation décerné par S. Foucart (Le Monde) | LinkedIn
[10] http://www.forumphyto.fr/2016/04/01/la-peche-aux-alphas-non-ce-nest-pas-un-poisson-davril/
[11] Agroécologie : attention aux promesses prématurées #1 ! Les abeilles (agriculture-environnement.fr)
* Directeur Recherche & Innovation ITK - Membre de l'Académie d'Agriculture de France
Source : Les chauves-souris, la mortalité infantile, et votre neveu écologiste | LinkedIn
Ma note : On pourra aussi lire, en accès libre sur le Point et de l'excellente Géraldine Woessner : « Les insecticides ont-ils vraiment causé la mort de 1 300 bébés aux États-Unis ? »