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Agriculture, alimentation, santé publique... soyons rationnels

L'Occident doit s'attaquer aux besoins en engrais de l'Afrique - L'agriculture biologique ne nourrira pas le monde

14 Août 2024 Publié dans #Afrique

L'Occident doit s'attaquer aux besoins en engrais de l'Afrique

 

L'agriculture biologique ne nourrira pas le monde

 

Vijaya Ramachandran, The Breakthrough Institute*

 

 

 

 

L'une des nombreuses conséquences de la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine a été la flambée des prix des denrées alimentaires dans le monde. Bien qu'ils soient plus bas aujourd'hui qu'au lendemain de l'invasion, l'impact de la guerre sur les prix mondiaux des denrées alimentaires reste la conséquence la plus importante pour les pays pauvres du monde. Pour de nombreux États africains, la Russie et l'Ukraine sont les principaux fournisseurs de blé, de maïs et d'autres denrées de base. Les perturbations du commerce agricole depuis février 2022 ont non seulement accru l'insécurité alimentaire, mais ont également rendu les pays africains encore plus dépendants de la Russie, premier exportateur mondial d'engrais.

 

L'insécurité alimentaire est l'une des principales raisons pour lesquelles tant de pays africains n'ont pas voulu condamner et boycotter pleinement la Russie pour son invasion et ses crimes de guerre. Alors qu'une grande partie du monde se préoccupe de savoir si les cargaisons de nourriture quittent ou non la mer Noire, la poursuite des livraisons d'engrais russes est encore plus importante pour l'agriculture africaine.

 

En effet, au cœur de l'insécurité alimentaire en Afrique se trouvent les rendements agricoles notoirement faibles du continent, c'est-à-dire la quantité de produits récoltés par les agriculteurs par rapport à la surface de terre qu'ils cultivent.

 

 

 

 

L'une des principales raisons de ce faible rendement par rapport à d'autres régions est que les pays africains utilisent en moyenne beaucoup moins d'engrais pour stimuler leur production agricole que le reste du monde. En 2020, l'utilisation d'engrais de synthèse – contenant les trois éléments nutritifs essentiels aux plantes que sont l'azote, le phosphore et le potassium – n'était que d'environ 26 kilogrammes par hectare de terres cultivées. Cela représente à peine un cinquième de l'Union Européenne (135 kilogrammes par hectare en moyenne), environ un sixième de l'Amérique du Nord et du Sud (150 kilogrammes par hectare) et à peine un septième de l'Asie (187 kilogrammes par hectare).

 

Le chiffre africain serait encore plus bas si ce n'était pour une poignée d'exceptions dans l'extrême nord et l'extrême sud du continent. L'Égypte a utilisé 401 kilogrammes par hectare et les agriculteurs sud-africains ont appliqué un peu plus de 60 kilogrammes par hectare en 2020. Dans de nombreux pays intermédiaires, la production agricole est largement basée sur des méthodes non industrielles et utilise beaucoup moins d'engrais de synthèse par hectare de terre cultivée. En 2020, par exemple, la République Démocratique du Congo, Madagascar, la Namibie, le Niger et le Soudan ont utilisé tous moins de 10 kg d'engrais de synthèse par hectare et ont eu un rendement moyen en céréales – y compris le riz, le maïs, l'orge, l'avoine, le seigle, le millet, le sorgho et d'autres grains – de 0,966 tonne par hectare. À titre de comparaison, les États-Unis ont utilisé la même année un peu plus de 124 kg d'engrais de synthèse par hectare de terres cultivées, pour un rendement céréalier de plus de 8 tonnes par hectare.

 

Une récente évaluation de l'insécurité alimentaire mondiale réalisée par The Economist a classé le Niger au 97e rang (sur 113 pays) en matière de sécurité alimentaire, la République Démocratique du Congo au 104e rang, le Soudan au 105e rang et Madagascar au 108e rang. La Namibie n'était même pas incluse. Selon le Programme Alimentaire Mondial, plus de 40 millions de personnes souffrent de la faim rien qu'en République Démocratique du Congo et au Soudan.

 

Toute discussion sérieuse sur la sécurité alimentaire dans le Sud doit donc commencer par l'état de l'agriculture africaine – ses faibles rendements, son manque d'engrais et d'autres intrants, et la prédominance continue de l'agriculture de subsistance et d'autres formes d'agriculture inefficace. Au lieu de cela, de nombreux environnementalistes, activistes climatiques et décideurs politiques occidentaux – qui ont souvent peu de connaissances sur la manière dont les aliments sont réellement produits – ignorent dans quelle mesure l'inégalité mondiale en matière de sécurité alimentaire résulte d'un accès extrêmement inégal aux intrants agricoles et, surtout, aux engrais.

 

Pour ces Occidentaux, la principale préoccupation concernant les engrais est leur intensité en carbone. La plupart des engrais de synthèse sont produits, du moins pour l'instant, dans des installations utilisant des combustibles fossiles. De plus, l'utilisation d'engrais de synthèse est associée à l'adoption de l'agriculture industrielle – monocultures à grande échelle et autres systèmes de production très efficaces qui se sont répandus au XXe siècle – et à ses effets néfastes, notamment la pollution due à l'utilisation excessive d'engrais. Selon cette évaluation, une faible application d'engrais est une victoire à la fois pour le climat et pour l'environnement.

 

 

Des manifestants Srilankais portant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Supprimez l'interdiction des engrais ».

 

 

Des ONG occidentales, telles que la Heinrich-Böll Stiftung, La Via Campesina, l'Institute for Agricultural and Trade Policy et même l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture**, se sont attaquées à l'utilisation d'engrais de synthèse en Afrique et ont plutôt appelé à l'« agroécologie », un ensemble de principes agronomiques vaguement définis qui tentent d'adopter une approche holistique de l'agriculture et de la politique alimentaire. Mais l'agroécologie tend à glorifier les pratiques paysannes existantes, appelant de fait à la stagnation, et donc à de faibles rendements agricoles et à une insécurité alimentaire accrue.

 

L'opposition à l'augmentation de l'utilisation d'engrais dans les économies agricoles pauvres et peu productives est une énorme erreur. L'utilisation d'engrais, de variétés de cultures modernes, de l'irrigation et de la mécanisation a pratiquement éliminé le fléau de la famine. Ce n'est pas une coïncidence si la plupart des pays souffrant d'insécurité alimentaire pratiquent une agriculture non industrielle. Les engrais de synthèse sont l'une des technologies les plus bénéfiques pour l'humanité : près de la moitié de la population mondiale, soit environ 3,5 milliards de personnes, doit sa subsistance à l'augmentation des rendements des cultures vivrières rendue possible par l'utilisation d'engrais de synthèse.

 

L'utilisation d'engrais n'est pas le seul facteur qui détermine le rendement des cultures, mais c'est l'un des plus importants. Les données mondiales montrent une corrélation entre l'utilisation d'engrais et les rendements céréaliers. De nombreuses études sur les subventions aux engrais dans les pays d'Afrique subsaharienne ont montré que les agriculteurs qui augmentent leur utilisation d'engrais bénéficient d'un meilleur rendement.

 

Pour les pays souffrant d'une grande insécurité alimentaire, de faibles rendements agricoles et d'une dépendance à l'égard des importations de denrées alimentaires – ce qui est le cas de nombreux pays pauvres, en particulier en Afrique subsaharienne –, il est essentiel d'accroître l'offre alimentaire nationale en augmentant les rendements agricoles si l'on veut réduire la faim et la malnutrition. Pourtant, l'opposition à l'augmentation de l'offre d'engrais de synthèse pour les agriculteurs des pays pauvres est courante parmi les groupes écologistes et les décideurs politiques des économies développées.

 

En juin 2022, la Commission Européenne a bloqué une initiative visant à soutenir financièrement la construction de nouvelles usines de production d'engrais en Afrique subsaharienne, qui dépend des importations d'engrais, principalement de Russie. Selon la Commission, cette initiative irait à l'encontre des engagements de l'Union Européenne en matière de climat et d'énergie. Plus tard dans l'année, la Commission Européenne a offert 4,5 milliards d'euros de subventions à l'Afrique pour l'aide alimentaire – une charité utile qui ne fait rien pour permettre à l'Afrique de produire sa propre nourriture et investir dans les engrais de nouvelle génération.

 

Les engrais de nouvelle génération peuvent avoir plusieurs significations : production d'ammoniac vert, adoption d'engrais microbiens pour fixer les nutriments dans les plantes, ou d'autres technologies d'amélioration de l'efficacité à associer aux engrais de synthèse, qui sont toutes des technologies précieuses pour l'avenir. Aucune d'entre elles ne présente d'avantages à court terme pour les producteurs agricoles africains, qui ne peuvent pas produire aujourd'hui avec les promesses des technologies de demain ou améliorer l'efficacité des nutriments s'ils n'utilisent pas déjà suffisamment de nutriments.

 

Retardant toute décision d'aide à la construction d'usines d'engrais dont le besoin est urgent, l'UE a proposé la création d'un groupe de travail sur les besoins en engrais de l'Afrique. Ce groupe de travail a été officiellement annoncé lors d'une conférence des ministres de l'agriculture de l'Union Africaine et de l'Union Européenne en juillet 2023. Les implications à court terme du groupe de travail restent floues, tout comme le plan de mise en œuvre des 4,5 milliards d'euros promis.

 

De même, alors que l'administration Biden parle fréquemment de la sécurité alimentaire mondiale, elle n'a pas abordé le problème de la faible utilisation d'engrais dans les pays pauvres. Le Global Fertilizer Challenge de l'USAID a levé 135 millions de dollars en novembre 2022 pour investir dans l'efficacité de l'utilisation des engrais – ce qui n'est pas très utile pour les pays qui n'ont pas beaucoup d'accès aux engrais – et dans la santé des sols. Plus tôt dans l'année, Mme Samantha Power, directrice de l'USAID, a déclaré que la crise des prix et de l'approvisionnement en engrais résultant de l'invasion de l'Ukraine par la Russie était l'occasion pour les agriculteurs de se tourner vers des « solutions naturelles comme le fumier ou le compost » et ainsi « d'accélérer des transitions que les agriculteurs auraient de toute façon eu intérêt à faire à terme ».

 

Cette forme de « qu'ils mangent de la brioche ! » – du bio – dévalorise la vie des millions de personnes souffrant d'insécurité alimentaire en Afrique subsaharienne et ne comprend pas la profondeur du problème. L'utilisation de fumier ou d'autres engrais organiques – souvent d'autres formes de déchets qui sont des sous-produits de la filière de la production animale – nécessiterait une vaste expansion de la production animale, en échangeant les impacts environnementaux et climatiques de la production et de l'utilisation d'engrais avec ceux de la production animale. Cette situation est aggravée par le fait que les cultures ont besoin de deux fois plus de fumier que d'engrais de synthèse pour obtenir la même quantité de nutriments. Sans parler des difficultés logistiques liées au transport et à l'épandage du fumier – difficultés qui entraînent souvent un épandage excessif et une pollution par les éléments nutritifs potentiellement encore plus grave que l'utilisation d'engrais de synthèse. Il suffit de penser à la décision malheureuse du Sri Lanka d'interdire complètement les importations d'engrais de synthèse pour se rendre compte du coût élevé des alternatives biologiques aux nutriments agricoles.

 

 

Manifestants au Sri Lanka. Crédit : AntanO via CC-BY-SA-4.0

 

 

Il n'est pas certain que les pays occidentaux comprennent pleinement les conséquences dévastatrices du manque d'investissement dans les engrais. Les engagements vides de substance en faveur des engrais de « nouvelle génération » et l'accent mis sur « l'efficacité de l'utilisation » ne compensent pas les écarts considérables entre l'utilisation d'engrais dans les pays riches et dans les pays pauvres et ne font invariablement que jeter l'éponge lorsqu'il s'agit d'accroître la sécurité alimentaire en Afrique. Et si 4,5 milliards d'euros paraissent beaucoup, la plus récente usine d'engrais du continent africain – construite par le groupe nigérian Dangote en partenariat avec le gouvernement nigérian en 2022 – a coûté à elle seule 2,5 milliards de dollars.

 

Lorsque des pays riches aux populations bien nourries s'opposent à une plus grande utilisation d'engrais de synthèse en Afrique, cela ressemble au même colonialisme vert qui freine d'autres aspects du développement africain au nom de la politique climatique. Et c'est de l'hypocrisie : les agriculteurs européens et américains utilisent beaucoup plus d'engrais que les producteurs d'Afrique subsaharienne, ce qui leur permet d'obtenir les meilleurs rendements agricoles au monde. Mais pour les décideurs et les militants occidentaux, les agriculteurs africains qui n'utilisent qu'une infime quantité d'engrais seraient un cauchemar pour le climat. Une chose doit être claire : ces personnes demandent à des millions d'Africains de souffrir de la faim, de risquer la famine et, dans le meilleur des cas, de dépendre de la charité alimentaire des pays riches.

 

Qui plus est, limiter l'utilisation d'engrais et maintenir de faibles rendements agricoles ne permet même pas d'atteindre les objectifs climatiques et environnementaux que les riches Occidentaux prétendent soutenir. Nourrir la population croissante de l'Afrique sans augmenter fortement les rendements signifie que les agriculteurs ont besoin de plus de terres pour produire de la nourriture. Cela menace la biodiversité et accroît la disparition des forêts, ce qui réduit la capacité de la nature à stocker le carbone.

 

Les gouvernements occidentaux, les agences de développement et les groupes écologistes placent l'Afrique dans une situation impossible. D'une part, ils limitent activement la capacité du continent à augmenter les rendements agricoles et à se nourrir lui-même. D'autre part, ils soutiennent le morcellement des terres africaines à des fins de conservation et de crédits carbone parce qu'ils n'aiment pas non plus l'expansion des terres agricoles.

 

Si l'Occident a le moindre intérêt à améliorer le bien-être de centaines de millions de pauvres – au lieu de les laisser dans l'insécurité alimentaire et de les rendre dépendants de la charité – il doit surmonter sa réticence à faire des investissements légitimes dans le développement agricole.

 

_____________

 

Vijaya Ramachandran est une économiste dont les recherches portent sur la croissance économique et les infrastructures énergétiques, principalement en Afrique subsaharienne. Elle a trois décennies d'expérience dans le domaine des politiques publiques et du monde universitaire. Elle a été membre du corps enseignant de l'Université Duke et de l'Université de Georgetown et a travaillé à la Banque Mondiale, au Bureau exécutif du Secrétaire Général des Nations Unies et au Centre pour le Développement Mondial. Vijaya est membre du conseil d'administration du Energy for Growth Hub. Ses travaux ont été publiés dans Foreign Policy, Nature et d'autres revues, et cités par plus de cinquante médias, dont The Economist, National Public Radio et The Guardian. Vijaya est titulaire d'un doctorat en économie d'entreprise de l'Université de Harvard.

 

** Ma note : Ce lien renvoie à une fiche bibliographique décrivant un ouvrage du monde de l'activisme.

 

Source : The West Needs to Come to Grips with… | The Breakthrough Institute

 

Les photos ont été reprise du Genetic Literay Project.

 

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