Au-delà de la peau de banane (génétique, agronomie, économie...)
Chuck Dinerstein, ACSH
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Image : Steve Buissinne de Pixabay
Le bananier a façonné des civilisations et suscité des recherches scientifiques. Depuis ses origines dans les forêts luxuriantes de Nouvelle-Guinée jusqu'à sa domination mondiale en tant qu'aliment de base de l'alimentation moderne, le voyage de la banane est aujourd'hui en péril. Sous sa robe jaune familière se cache une histoire qui englobe des manipulations génétiques, des maladies et le commerce mondial.
« La banane est passée du statut de premier fruit cultivé à celui de fruit le plus consommé et le plus exporté au monde. »
La relation symbiotique entre la banane et l'homme remonte à des milliers d'années. Les agro-archéologues ont utilisé les phytolithes, de minuscules particules de silice de forme complexe, trouvés dans des bananes fossilisées pour découvrir les voyages de ce qui est techniquement une baie. Les premières bananes ont été trouvées en Nouvelle-Guinée et la domestication du bananier remonte à 6.800 ans. Compagnons de route de l'homme, les bananiers domestiqués, comme en témoignent les passeports phytolithiques, ont été découverts au Sri Lanka 1.000 ans plus tard, en Ouganda il y a 5.200 ans et au Pakistan il y a 4.200 ans.
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Notre bananier moderne vient de l'île Maurice, la seule et unique patrie du dodo. L'île, initialement inhabitée, est passée entre les mains des Hollandais, des Français et des Britanniques. Elle a été peuplée par les Français avec des esclaves venus d'Afrique et par les Britanniques avec des engagés de l'Inde. Le bananier s'est échappé d'une collection botanique et s'est retrouvé en Angleterre, dans les mains d'un jeune jardinier de 33 ans, Joseph Paxton, qui travaillait dans l'un des « plus beaux jardins paysagers de l'époque ». Paxton était particulièrement intéressé par la culture d'un autre réfugié tropical, l'ananas, qui nécessitait une nouvelle technologie : les serres. C'est dans la serre de William Cavendish, sixième duc du Devonshire, que la banane actuelle a vu le jour. Paxton a passé plusieurs années à cultiver sa plante jusqu'à ce qu'elle produise des fruits ; il l'a nommée Musa Cavendishii en l'honneur de son employeur. Paxton continua à concevoir et à construire des serres, son chef-d'œuvre étant le Crystal Palace. [1]
Les débuts de la mondialisation, lorsque les botanistes amateurs et professionnels partageaient leurs découvertes sur les plantes, ont permis à la Cavendish de continuer à faire le tour du monde, jusqu'aux îles Canaries, puis aux Caraïbes. Le duc a partagé la Cavendish avec John Williams, un missionnaire qui a introduit le christianisme et le bananier aux Samoa et dans de nombreuses autres îles du Pacifique, y compris sa terre ancestrale, la Nouvelle-Guinée.
« Williams n'a pas vu cela lui-même, car il a été mangé aux Nouvelles-Hébrides en 1839 par des insulaires qui n'étaient probablement pas enthousiastes à l'égard de son message. »
Stuart Thompson, biochimiste végétal
La banane est arrivée sur les côtes états-uniennes dans le cadre de l'exposition du centenaire de 1876, dans une Amérique plus victorienne où « l'idée de manger une banane de forme suggestive était considérée comme assez grossière [avec] des recettes qui montrent que les bananes doivent être coupées et servies dans du papier de cuisson, tout ce qui permet de dissimuler leur forme ».
D'une certaine manière, la forme domestiquée du bananier sauvage est ce que certains pourraient considérer comme un « Frankenfood » [2], bien qu'elle ait des origines plus naturelles. Les cellules humaines possèdent deux jeux de chromosomes ; génétiquement, nous sommes diploïdes – nos spermatozoïdes et nos ovules, haploïdes, apportent chacun un jeu pour créer l'œuf fécondé. Certaines plantes qui se développent par reproduction sexuée produisent de multiples jeux de chromosomes ; elles sont appelées polyploïdes, la forme la plus courante étant les tétraploïdes (quatre jeux). Le blé Einkorn [engrain ou petit épeautre – Triticum monococcum], l'un des premiers à avoir été domestiqué, est un tétraploïde. Ces polyploïdes semblent refléter un avantage évolutif, leur apparition étant corrélée « avec des périodes d'extinction ou de changement global, les polyploïdes prospérant souvent dans des environnements difficiles ou perturbés ».
Les scientifiques pensent que les plantes à trois jeux de chromosomes, les triploïdes, sont une forme transitoire résultant d'une erreur dans laquelle les spermatozoïdes ont deux jeux au lieu d'un. Les triploïdes sont souvent plus robustes que leurs parents diploïdes, mais sont stériles. Le bananier domestique est un triploïde, incapable de produire des graines. Ce n'est pas un problème insurmontable pour les plantes ; de nouvelles plantes peuvent pousser à partir de boutures, ou des bananiers peuvent être multipliés en divisant et en replantant la partie souterraine d'une plante existante, son rhizome. Le caractère triploïde du bananier est à la fois sa force et sa plus grande faiblesse.
« Ainsi, chaque banane Cavendish que nous mangeons, chaque banane que vous mangez, que je mange, que les gens mangent en Chine et en Europe, où que ce soit, est exactement la même génétiquement que toutes les autres. Et tout comme les vrais jumeaux humains, ce qui affecte l'un affecte les autres ».
Dan Koeppel, auteur de Banana: The Fate of the Fruit That Changed the World (le bananier : le destin du fruit qui a changé le monde)
Sa nature triploïde a donné naissance à un fruit très apprécié et nutritif. Parce qu'ils sont issus de rejets, tous les bananiers sont génétiquement identiques, des clones. Cela a permis à la culture de la banane d'atteindre des niveaux de production élevés, ce qui en fait l'une de nos sources alimentaires mondiales. En 2020, nous avons produit 120 millions de tonnes de bananes sur une superficie équivalente à celle du Costa Rica, soit six Yellowstone.
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La diversité génétique des plantes produites par reproduction sexuée sous forme de semences peut créer un produit plus variable, mais la diversité permet une plus grande résistance aux maladies [3]. La culture de clones et de monocultures facilite la propagation des maladies végétales. Les pandémies végétales ne sont pas nouvelles. Le phylloxéra, un insecte, a détruit la plupart des vignobles français à la fin du XIXe siècle. Les vignes ont été sauvées en greffant des boutures sur des porte-greffes résistants au phylloxéra.
Pour le bananier, le méchant est un champignon qui provoque un flétrissement, Fusarium oxysporum cubense (en abrégé : Foc), connu sous le nom de « maladie de Panama », bien qu'il ait été observé pour la première fois en Australie il y a 150 ans. Les plantes infectées par ce champignon du sol se flétrissent et meurent en raison de l'obstruction des canaux racinaires qui apportent l'eau et les nutriments à la plante. Ces blocages semblent être un effort malheureux de la plante pour se défendre. Il n'y a pas de remède connu.
Le Foc partage certaines caractéristiques avec un pathogène plus humain, le SARS-CoV-2, reponsable de la Covid-19. Les deux évitent la détection, ce qui permet une infection plus réussie, avec des symptômes apparaissant tardivement dans la maladie.
« Une plante peut cacher les signes de l'infection pendant un an, continuer à paraître en bonne santé jusqu'à ce que ses feuilles jaunissent et se flétrissent soudainement. [...] Il ne reste plus qu'à appliquer l'équivalent bananier des mesures de prévention de la Covid-19 – désinfecter les bottes et empêcher le déplacement des plantes entre les exploitations, ce qui revient plus ou moins à se laver les mains et à prendre ses distances sociales – et à espérer que tout ira pour le mieux. »
Les bananiers malades qui semblent normaux sont multipliés, ce qui facilite la propagation du Foc, tout comme notre propagation asymptomatique de la Covid. Enfin, comme pour la Covid, le Foc évolue et génère de nouveaux variants.
Le cultivar original dévasté par le Foc était le Gros Michel (Fat Michael) ; le Cavendish, un second en termes de saveur et de taille, était immunisé. Le Gros Michel a succombé au variant du Foc « Race 1 » ; le Cavendish est sensible au variant du Foc « Tropical Race 4 » (TR4). Apparu dans les années 80 en Asie du Sud-Est, il s'est répandu dans toute l'Asie, en Afrique de l'Ouest et en Colombie, où l'état d'urgence a été décrété.
La contamination persistante des sols par le Foc empêche de replanter des bananiers dans ces régions. De plus,
« il peut se propager avec de l'eau d'irrigation contaminée et de la terre attachée aux outils, aux chaussures et aux véhicules. Les fortes pluies peuvent favoriser la propagation de l'agent pathogène d'une plante à l'autre et de la surface jusqu'aux racines. Les eaux de ruissellement peuvent contaminer les réservoirs d'irrigation et accroître la propagation du champignon dans la plantation. »
La première réponse a été la guerre chimique. La culture de la banane est l'une des plus grandes consommatrices de pesticides de toutes les cultures mondiales [4].
Les bananiers ne poussent que dans les régions tropicales et subtropicales, où il ne gèle jamais. Cela limite les plantations. Bien qu'il existe une grande diversité de bananes, peu d'entre elles sont adaptées au transport mondial. La Gros Michel, première banane mondiale et victime du Foc, avait une peau coriace, idéale pour le transport. La Cavendish est plus fragile et la chaîne d'approvisionnement en bananes a été transformée pour l'accueillir.
La Cavendish a l'un des rendements les plus élevés à l'hectare, soit environ 45.000 kilos (contre 18.000 pour les pommes). De plus, elle peut être transportée à une température comprise entre 13 et 14 degrés Celsius, ce qui nécessite peu de réfrigération et rend son transport économique sur de grandes distances. Les fruits sont cueillis à leur stade « vert », transportés, puis traités au gaz éthylène dans des salles de maturation plus proches de leur destination. Cette chaîne alimentaire permet d'obtenir la banane régulière et bon marché que l'on trouve partout tout au long de l'année. Mais la banane étant de plus en plus menacée par la TR4, que peut-on faire pour sauver cet aliment important ?
Le changement climatique augmente la prévalence de la TR4, tout comme les basses températures et les conditions tant sèches et qu'humides augmentent la prévalence de la Covid. Selon l'Institut International du Développement Durable,
« À court terme, le principal défi que pose le changement climatique à la filière de la banane est son rôle dans la propagation de maladies telles que la Race Tropicale 4, qui menace de détruire le secteur. Des recherches menées en Colombie ont montré que l'évolution des conditions climatiques augmentait le risque de propagation de la maladie de la Black Sigatoka. L'évolution des conditions climatiques aux Philippines devrait étendre les zones favorables au champignon Fusarium à 67 % des régions productrices de bananes » [5]. »
Une solution est la quarantaine, mais la longue phase asymptomatique de la TR4 fait de cette solution un objectif plus ambitieux que pratique. La gestion du sol est également possible, mais là encore, la ténacité du champignon rend la stérilisation du sol impraticable – la boue des chaussures et des pneus suffit à contaminer de nouvelles zones. Une étude de l'European Journal of Plant Pathology a montré que la rotation des champs de bananes avec de la ciboule de Chine réduisait l'incidence de la TR4 de 88 % et la gravité de la maladie de 91 %.
L'agriculture biologique n'est pas une panacée. Il a été démontré que les engrais bio-organiques, les probiotiques de l'agriculture, atténuent les effets de la TR4. Au Costa Rica, la culture biologique du bananier, principalement destinée au marché des aliments pour bébés, donne des rendements six fois inférieurs à ceux de l'agriculture conventionnelle. Comme l'a déclaré Dan Koeppel,
« Il n'y a pas assez de terres pour produire suffisamment de bananes biologiques pour qu'elles puissent remplacer toutes les bananes de nos supermarchés. [...] il n'y a tout simplement pas assez d'endroits à haute altitude et à température fraîche qui soient également propices à la production de bananes tropicales pour faire des bananes biologiques un substitut viable [...] des bananes standard à 69 cents la livre que vous trouvez sur votre marché local. »
Nous devons également tenir compte de l'éléphant dans la pièce, les OGM. Les bananes que nous mangeons sont des organismes génétiquement modifiés de par leur nature triploïde. Ces changements génétiques ont des origines naturelles, mais étant donné que les bananiers sont stériles, la seule façon de les diversifier de manière significative est de les faire passer par nos mains, à l'aide de technologies conventionnelles ou sophistiquées.
Des gènes de résistance à la TR4, présents dans une espèce de bananier sauvage, ont été insérés dans la Cavendish. Cette Cavendish transgénique, dotée d'une résistance accrue à la TR4, la QCAV-4 ou Cavendish Grand Nain, a fait l'objet d'un article il y a près de sept ans dans Nature Communications. En février dernier, sept ans après ces premiers rapports, l'Australie, où l'OGM a été développé, est devenue le premier pays à approuver la QCAV-4 pour la production commerciale. Mais qui les achètera ?
La réglementation de l'Union Européenne, qui importe près d'un tiers des bananes produites, est résolument anti-OGM, ce qui met en péril une grande partie du marché. Les détracteurs des OGM n'hésitent pas à recourir au chantage. Les producteurs de pommes de terre auxquels on a fourni la pomme de terre Innate, un OGM résistant au doryphore, étaient plus qu'heureux de l'adopter jusqu'à ce que les activistes menacent les plus gros transformateurs de pommes de terre d'un « risque pour leur marque ».
« McDonald's et Frito-Lay ont un énorme pouvoir économique en tant que plus gros clients pour les frites surgelées et les chips. Les activistes ont menacé les marques de ces entreprises en leur faisant courir le risque d'une attention indésirable de la part de la presse par le biais de manifestations ciblées. Chez McDonald's, la décision a été prise au niveau du PDG pour éviter le risque encouru par la marque, et c'est ainsi qu'en trois coups de téléphone aux producteurs de frites surgelées, les pommes de terre biotechnologiques ont été éliminées. »
Aujourd'hui encore, l'Australie n'a pas désigné la Cavendish Grand Nain pour la vente et la consommation sur son territoire. Au lieu de cela,
« La QCAV-4 est un filet de sécurité pour la filière australienne, qui pèse 1,3 milliard de dollars et qui protège l'emploi de 18.000 habitants du Queensland impliqués dans la production de bananes. »
Professeur James Dale, membre de l'équipe de développement
La protection des travailleurs est un point crucial. Si l'on considère les personnes qui consomment des bananes et des plantains, ainsi que celles qui tirent des revenus de la chaîne alimentaire de la banane, près de 400 millions de personnes dépendent des bananes pour leur sécurité alimentaire.
Depuis la Nouvelle-Guinée jusqu'au marché mondial, l'histoire du bananier révèle l'ingéniosité et la vulnérabilité de nos systèmes agricoles. Qu'il s'agisse de modifications génétiques, de pratiques agricoles durables ou de coopération internationale, le destin du bananier nous rappelle de manière poignante notre interconnexion avec le monde naturel et le besoin urgent de résilience face à l'adversité. Le sort du bananier reflète notre vulnérabilité collective et notre capacité d'adaptation, offrant un aperçu de l'équilibre entre la niche que nous avons créée et le reste du monde naturel.
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[1] Construit en fonte et en verre plat, ce bâtiment de 92.000 mètres carrés [9,2 hectares], trois fois plus grand que la cathédrale Saint-Paul, utilisait 60.000 vitres. Il a été détruit par un incendie en novembre 1936.
[2] Les plus woke d'entre nous pourraient désormais qualifier les aliments Frankenfood de « trans », comme dans transgenre.
[3] Les bananes ne sont pas les seuls fruits cultivés produits à partir de boutures, etc. et créant des monocultures. Les oranges Navel n'ont pas de graines naturelles et les arbres sont greffés ; les pommes Granny Smith et les avocats Haas sont délibérément cultivés à partir de greffons pour réduire la variabilité de leur progéniture
[4] Pas d'inquiétude, comme l'écrit l'Environmental Working Group (EWG), ce bastion juridique de la sensibilisation aux pesticides écrit : « Les bananes pelées contiennent généralement très peu de résidus de pesticides, selon les analyses de l'USDA, probablement parce que les bananes testées sont pelées au préalable. En 2012, les scientifiques de l'USDA n'ont trouvé que quatre fongicides sur les bananes qu'ils ont analysées, contre dix sur les prunes [...] Peu de ces applications atteignent les tissus comestibles du fruit. »
[5] La Black Sigatoka est une maladie caractérisée par des taches foliaires causées par un champignon aérien différent, Mycosphaerella fijiensis. La Black Sigatoka, propagée par le vent et la pluie, peut réduire les rendements de 35 à 50 %.
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* Le Dr Charles Dinerstein, M.D., MBA, FACS, est directeur de la médecine au American Council for Science and Health (Conseil Américain pour la Science et la Santé). Il a plus de 25 ans d'expérience en tant que chirurgien vasculaire.
Source : Beyond the Peel | American Council on Science and Health (acsh.org)
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