Nouvelles techniques génomique: faut-il leur dire adieu ?
André Heitz*
Le Parlement Européen a adopté une mouture du projet de règlement sur les nouvelles techniques génomiques qui tourne fondamentalement le dos au progrès technologique, économique et social.
À gauche, ils ont commencé par vitupérer quand a échoué (par 178 voix pour, 419 voix contre et 40 abstentions) leur tentative de saborder la « proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant les végétaux obtenus au moyen de certaines nouvelles techniques génomiques et les denrées alimentaires et aliments pour animaux qui en sont dérivés, et modifiant le règlement (UE) 2017/625 » (proposition de la Commission ; rapport présenté au Parlement Européen par Mme Jessica Polfjärd ; amendements adoptés, le texte adopté étant à venir).
Avec un mouvement de menton pavlovien : la droite s'est alliée à l'extrême droite (ce sera un thème principal de la prochaine campagne électorale pour une gauche en panne de programme et surtout de valeurs – la chanson : « si vous ne votez pas pour nous, vous voterez pour l'extrême droite »)...
Puis, certains ont réalisé les effets potentiels des amendements qui leur ont sans nul doute été remis clés en mains par les mouvances anti-OGM, anti-pesticides et anticapitalistes et qui ont passé la rampe de justesse... grâce aussi (mais chut...) à des voix de la droite et de l'extrême droite honnies s'ajoutant à celles de la gauche. Et ils ont eu le triomphe habituellement qualifié de modeste.
C'est que, à défaut de faire rejeter la proposition, ils l'ont, comme on dit, vidée de sa substance... en y ajoutant quantité de substance !
En dernière analyse, les lobbyistes de la contestation auront été beaucoup plus efficaces que les quelque trois douzaines de prix Nobel et quelques deux milliers de scientifiques qui se sont exprimés en faveur de l'adoption de la proposition de règlement (on dit maintenant « loi »).
Parmi les « certaines nouvelles techniques génomiques », la plus emblématique est Crispr/Cas-9, qui valut le prix Nobel de chimie 2000 à Mmes Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna. On peut la comparer à un traitement de texte : une fonction « recherche » permet de cibler une séquence d'ADN unique (ou presque) si l'ARN-guide (le contretype de la séquence recherchée) est suffisamment précis. Cas9 coupe ensuite la séquence et il est possible de la modifier par remplacement, élimination ou addition de paires de base (de nucléotides que l'on peut comparer à des lettres), voire addition ou substitution d'un gène entier.
Ces techniques sont des outils supplémentaire à la disposition des chercheurs et développeurs de solutions génétiques. Elles sont aussi largement accessibles, et ne seront réservées aux « méchantes » multinationales que si le législateur rend le coût de leur déploiement exorbitant... ce que la proposition de règlement cherchait à éviter.
Ainsi, une première application médicale est la correction des cellules souches de globules rouges chez des malades atteints d'anémie falciforme ou drépanocytose. Le Japon a approuvé la diffusion de la tomate GABA, enrichie en acide gamma-amino-butyrique (Gamma-AminoButyric Acid – GABA), censé favoriser la relaxation et contribuer à réduire la tension artérielle. De nombreuses applications agricoles sont dans les tuyaux, s'agissant notamment d'améliorations nutritionnelles (par exemple un blé à teneur réduite en gluten), environnementales (par exemple une plante produisant des acides gras oméga-3 pour nourrir les saumons en remplacement des poissons issus de la pêche minotière) ou technologiques et de réponses à des pathogènes ou des défis climatiques (voir par exemple ici pour le bananier, espèce importante pour la sécurité alimentaire de certains pays).
La Commission Européenne s'était fait tirer l'oreille par des États membres conscients des enjeux. Elle a finalement produit une proposition le 5 juillet 2023. Par pusillanimité ou pragmatisme – c'est selon les points de vue – elle a choisi de ne pas toucher à la réglementation totalement dysfonctionnelle de la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés (OGM) dans l’environnement et de lui adjoindre un nouvel étage.
Comme à l'accoutumée, c'est une monstruosité législative, susceptible de mener à bien des déboires.
Voici par exemple la définition du « produit NTG » : « un produit, autre qu’une denrée alimentaire et un aliment pour animaux, consistant en un végétal NTG ou en contenant et une denrée alimentaire et un aliment pour animaux consistant en un tel végétal, en contenant ou produit à partir de celui-ci ».
Son principe, en très résumé : les produits (variétés) des nouvelles techniques génomiques qui ne seraient pas distinguables de produits de techniques « conventionnelles » – les « NGT-1 » en anglais, « NTG-1 » en français) – devaient être exclus de la réglementation précitée, soumis à un régime de déclaration suivie d'une procédure simplifiée de vérification du statu de NGT-1 et d'inscription dans un registre. Lors de travaux ultérieurs, notamment au Parlement Européen, on a ajouté un étiquetage correspondant des semences et plants, ce qui ne dénature par le système.
Ces NGT-1 sont de deux types : la « mutagenèse ciblée » induit un nombre limité de modifications, arbitrairement fixé à 20 – substitutions, additions ou suppressions – relatives aux nucléotides (les lettres dans un traitement de texte) ; la « cisgenèse » consiste à ajouter ou remplacer un gène existant par ailleurs dans l'espèce considérée ou dans une espèce voisine avec laquelle des croisements sont possibles (ce serait une phrase entière dans un traitement de texte).
Les autres – les « NGT-2 » – resteraient essentiellement soumises à la réglementation dysfonctionnelle avec quelques aménagements, c'est-à-dire en pratique interdits de séjour sur le territoire européen (quoi qu'en ait pensé la Commission).
Comment s'articuleront entre elles les exigences de la directive 2001/18/CE et du nouveau règlement ? On peut sans doute s'attendre à des surprises de la part de la Cour de Justice de l'Union Européenne.
L'échafaudage réglementaire serait à l'avenir à quatre étages, selon que les objets de la réglementation sont issus de la sélection conventionnelle, d'une NGT-1, d'une NGT-2 ou de la transgenèse (les « OGM » au sens courant). Ces objets, essentiellement des variétés, pourraient pourtant présenter la même caractéristique nouvelle (voir cependanr ci-dessous pour la tolérance à un herbicide) !
En séance plénière, par 317 voix pour, 308 contre et 13 abstentions, le Parlement Européen a étendu l'obligation d'étiquetage aux produits (voir la définition ci-dessus). « Les végétaux NTG de catégorie 1, les produits qui consistent en un ou plusieurs végétaux NTG de catégorie 1 ou en contiennent et le matériel de reproduction des végétaux [...] sont munis d’une étiquette portant la mention "Nouvelles techniques génomiques. [...]" » (article 10.1).
Cela signifie en pratique, par exemple dans le cas du blé, que les filières de production devront être séparées, avec des silos à grains distincts, des chaînes de production de farines dédiées à l'un ou l'autre type de blé ou soigneusement nettoyées avant passage de l'un à l'autre... et des baguettes étiquetées chez le boulanger. Pris à la lettre, ce texte exige aussi que chaque tomate vendue en vrac soit aussi étiquetée !
Le bénéfice d'une procédure allégée d'autorisation de mise en circulation est manifestement perdu.
À supposer que le public – les consommateurs – soit ravi de trouver un produit apportant une amélioration d'un type ou d'un autre, quel acteur économique sera disposé à consentir les investissements nécessaires pour cette traçabilité devant aller jusqu'à l'étal du marché ou le rayon du supermarché ?
Une « amélioration d'un type ou d'un autre » ? Le Parlement a réduit quelque peu le champ d'application de la proposition.
M. Pascal Canfin, par ailleurs président de la commission environnement, a déclaré en séance :
« Nous avons aussi relayé davantage cette opportunité des nouvelles techniques génomiques avec les objectifs du pacte vert pour l’Europe: faire en sorte que ces nouvelles techniques soient autorisées si et seulement si elles servent les objectifs que nous nous sommes fixés dans le pacte vert. Par exemple, s’adapter plus facilement aux effets du changement climatique, qui menacent les rendements et donc les revenus des agriculteurs, et aller davantage vers une moindre dépendance aux produits phytosanitaires et aux pesticides. C’est cela le modèle que nous défendons. »
C'est ce qu'il a aussi déclaré, en plus bref, sur X (ex-Twitter). Mais de quoi s'agit-il vraiment ?
(Source)
La Commission avait cru bon (à l'article 22) de limiter les quelques avancées relatives aux NGT-2 à des caractéristiques particulières (des « traits ») figurant dans une liste limitative faisant l'objet de l'Annexe III, partie 1, et de les exclure pour les caractéristiques faisant l'objet de la partie 2 – c'est là un autre exemple de l'indécrottable propension à produire des labyrinthes législatifs.
Quel intérêt ? Aucun a priori, si ce n'est la satisfaction d'un besoin compulsif de légiférer et d'occuper ensuite la machinerie administrative.
Les eurodéputés ont décidé d'appliquer également cette limitation aux NGT-1. Ce n'est pas dramatique s'agissant du champ d'application, la liste de la partie 1 étant large... mais néanmoins limitative (et n'incluant pas, par exemple, la phytoremédiation).
Mais il y a un autre effet. « Le présent règlement établit des règles spécifiques applicables à la dissémination volontaire dans l’environnement, à toute autre fin que la mise sur le marché […] » est-il dit à l'article premier. Ces autres fins, ce sont notamment les tests pour vérifier l'efficacité de la modification génétique en conditions réelles, sur le terrain. Et pour obtenir une autorisation, « [p]our obtenir la déclaration du statut de végétal NTG de catégorie 1 […] avant d’entreprendre une dissémination volontaire d’un végétal NTG à toute autre fin que la mise sur le marché », il faudra soumettre « une demande visant à faire vérifier si les critères […] sont remplis » , c'est-à-dire faire la preuve de l'efficacité (article 6.1).
Certes, le demandeur aura sans doute des éléments de preuve issus d'essais en milieu confiné, mais cette nouvelle exigence ajoute à la lourdeur administrative et, surtout, aux opportunités de contentieux.
Le premier trait inscrit à l'Annexe III, partie 1 – « le rendement, y compris la stabilité du rendement et le rendement avec un faible apport d’intrants » – a été assorti par les eurodéputés de la condition qu'il y ait aussi un trait relatif à la tolérance/résistance aux agressions biotiques, à la tolérance/résistance aux agressions abiotiques ou à une utilisation plus efficace des ressources naturelles telles que l'eau et les nutriments.
Les améliorations liées aux rendements ne sauraient donc justifier à elles seules la procédure simplifiée d'agrément des NGT-1 (oublions les NGT-2 qui ne passeront jamais l'obstacle à notre sens). C'est donc comme si elles étaient exclues du régime d'agrément simplifié !
La plupart des améliorations liées au rendement répondront sans doute à cette exigence de trait supplémentaire. Mais le diable est dans la procédure : les États membres pourront présenter des objections (article 6.7)... Un beau champ de manœuvre s'ouvrirait donc aussi aux lobbies anti-OGM et autres.
Sur un plan plus général, les aurodéputés qui ont voté cette modification dans le cadre du vote en bloc sur le rapport de la commission ENVI n'auront pas pu mieux exprimer – on espère à l'insu de leur plein gré – leur mépris pour la réalité du métier d'agriculteur.
Bien évidemment (ironie), l'assouplissement des conditions de mise en circulation des NGT ne saurait s'appliquer à des plantes rendues tolérantes à un herbicide. Cela fait l'objet de l'Annexe III, partie 2. Et comme nous l'avons vu, cette partie initialement limitée aux NGT-2 a été étendue aux NGT-1 par les eurodéputés.
Passent donc aussi à la trappe les bénéfices que constitueraient la substitution d'un herbicide par un autre au profil toxicologique et écotoxicologique plus favorable ; la possibilité de maîtriser une mauvaise herbe à problème, voire un risque sanitaire comme la très allergène ambroisie ou encore le datura ; ou encore la simple extension des outils de désherbage disponibles, et donc la lutte contre les résistances acquises par les mauvaises herbes grâce à la diversification des modes d'action employés.
La Commission avait proposé un considérant alambiqué (le 36), les eurodéputés ont simplifé et gardé un texte qui paraît cocasse à la lumière de ce que nous venons d'écrire : « Les végétaux tolérants aux herbicides sont obtenus de sorte à être intentionnellement tolérants aux herbicides, afin d’être cultivés en combinaison avec l’utilisation de ces herbicides. Si cette culture n’est pas effectuée dans des conditions appropriées, elle peut entraîner l’apparition de mauvaises herbes résistantes à ces herbicides ou nécessiter l’augmentation des quantités d’herbicides appliquées, quelle que soit la technique d’obtention. C’est pourquoi les végétaux NTG présentant des traits tolérants aux herbicides ne devraient pas faire partie des végétaux NTG de catégorie 1. »
À l'analphabétisme agronomique s'ajoute ici l'inconséquence législative. Les variétés rendues tolérantes à un herbicide par une technique génomique – d'une grande précision – seraient tricardes, contrairement à des variétés issues de mutations spontanées ou de mutagenèse aléatoire.
La rapporteure Jessica Polfjärd avait tenté de faire prévaloir les arguments de bon sens d'acteurs de la filière comme les Danois ou du « pape » de la filière Urs Niggli. Elle se heurtait là à l'intransigeance des idéologues du « bio » qui avait trouvé auparavant son chemin dans les méandres de la Commission.
Celle-ci avait écrit dans un considérant (le 23) qui, comme on devrait le savoir depuis le fameux arrêt « mutagenèse » (communiqué de presse ; arrêt), a ou peut aussi avoir valeur normative : « L’utilisation de nouvelles techniques génomiques est actuellement incompatible avec le concept actuel de production biologique dans le règlement (CE) 2018/848 et la perception des consommateurs à l’égard des produits biologiques. L’utilisation de végétaux NTG de catégorie 1 devrait donc également être interdite dans la production biologique. »
Ce considérant est en quelque sorte suspendu dans le vide : aucun article de la proposition de règlement ne fournit une contrepartie réellement normative.
Mme Jessica Polfjärd a obtenu une petite ouverture, mais sans calendrier : « Actuellement, la compatibilité de l’utilisation de nouvelles techniques génomiques avec les principes de production biologique doit encore être examinée. » Et, en l'absence de calendrier, c'est au mieux un vœu pieux.
En clair, le législateur européen prévoirait que lorsque arriveront par exemple des variétés de pommes de terre rendues résistantes au mildiou – cette maladie qui causa une terrible famine en Irlande au XIXe siècle –, les agriculteurs bio seront condamnés à continuer à traiter avec des produits à base de cuivre très dommageables pour la santé et l'environnement. Quand arriveront des pommes de terre produisant moins d'acrylamide à la cuisson, les consommateurs de bio – généralement soucieux de leur santé – seront face à un dilemme.
Un autre modification de première importance concerne la protection de la propriété intellectuelle : les eurodéputés ont adopté un article clair (article 4bis) ainsi que des dispositions absconses modifiant la directive 98/44/CE (article 33bis), sans doute à l'image de la confusion qui règne dans les esprits des lobbies en cause et de la naïveté des eurodéputés qui les ont votées – à la majorité écrasante de 588 voix pour, 27 contre et 17 abstentions.
Le considérant correspondant est plus intelligible : « La possibilité de breveter les nouvelles techniques génomiques et leurs résultats risque de renforcer la domination des multinationales semencières sur l'accès des agriculteurs aux semences. Dans un contexte où les grandes entreprises détiennent déjà le monopole des semences et contrôlent de plus en plus les ressources naturelles, une telle situation priverait les agriculteurs de toute liberté d’action en les rendant dépendants des entreprises privées. Pour cette raison, il est impératif d'interdire les brevets sur ces produits. »
Pourtant, la directive précitée a été modifiée pour tenir compte des réalités de l'agriculture (dans les relations avec les agriculteurs, un brevet aura le même effet qu'un certificat d'obtention végétale, qui lui, n'est pas contesté par la mouvance « anti », extrémistes évidemment exclus) et de la filière des variétés et des semences (avec un système de licences obligatoires évitant les blocages).
Ce considérant viendrait en numéro... 2 ! Comment ne pas déclarer mieux, outre son ignorance des fondements de la protection par brevets, son aversion pour les développements technologiques et, partant, économiques et sociaux ? Peut-être en ajoutant quatre références supplémentaires au principe de précaution dans le texte de la proposition...
M. Christophe Clergeau (socialiste, qui a pris la succession de M. Éric Andrieu, sur le même créneau idéologique), avait notamment déclaré en séance : « ...je suis pour l’innovation, pour une législation NTG. Les nouvelles techniques génomiques sont sûrement utiles, mais je me refuse à jouer l’apprenti sorcier et à enlever toute liberté de choix aux consommateurs et aux paysans. » Pour une législation qui, dans les faits, interdit l'innovation sur le sol européen. Lui, et d'autres, ont donc eu cette ébauche de législation pour l'essentiel.
Plus à droite, un Pascal Canfin s'est félicité de l'adoption du texte... dont il a contribué à restreindre le champ d'application. On pourrait lui opposer le fameux mot d'Édouard Daladier à sa descente d'avion après la rencontre de Munich...
Les États membres ne se sont pas accordés sur un texte de compromis qui, lui aussi, n'est pas sans problèmes. La finalisation en trilogue n'aura pas lieu avec les prochaines élections parlementaires et le renouvellement de la Commission. Le meilleur sort que l'on pourrait faire à cette proposition de règlement, c'est de la retirer et de recommencer sur une page blanche, après un gros effort de pédagogie.
La réforme était et est toujours urgente. Le fait est qu'une fois surmontée la procrastination de la Commission, on a déployé de gros effort pour boucler la procédure avant l'échéance électorale. Mais la proposition actuelle prévoit que le règlement deviendrait applicable deux ans après la date d'entrée en vigueur. C'est, là, une conception fort étrange de l'urgence et un témoignage de la myopie des instances européennes – Commission, Parlement et Conseil – devant les véritables enjeux auxquels elles devraient faire face...
______________
* André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.
Cet article a été publié précédemment par Atlantico.