Journal d'une institutrice en montagne (1936-1945)
Le hasard a fait ressurgir d'une pile branlante de livres, ceux que nous achetons sur un coup de cœur et que je ne lis pas de suite..., « Journal d'une institutrice en montagne (1936-1945) » de Mme Pierrette Coltice (éditions La Fontaine de Silvé à Montmélian (Savoie)).
J'ai donc lu, avec plaisir car c'est une belle prose et très instructif.
Les grincheux qui se lamentent sur la situation d'aujourd'hui et se plaisent à regarder l'avenir dans un rétroviseur y verront (peut-être) que, vraiment, ce n'était pas mieux avant.
Voici ce qu'en dit l'éditeur :
« Pierrette Coltice a vingt ans lorsqu'en 1936 elle est nommée institutrice dans un village de montagne, en Haute-Savoie. Commence une vraie histoire d'amour entre elle et ses élèves, des petits, garçons et filles. Que pèsent alors le logement rustique, les hivers terribles, l'éloignement, les longues journées de travail face au courage, à l'enthousiasme et à la débrouillardise d'une jeune fille prête à tous les dévouements pour entraîner dans son envol les enfants qui lui sont confiés... et parfois leurs parents ?
Car en ce temps-là, la régente n'est pas chargée seulement de délier les petits doigts et le cerveau des enfants, de les éveiller à la morale et à la propreté comme aux mystères de la nature : auprès de la communauté villageoise elle fait aussi office d'assistante sociale, d'infirmière – voire de médecin.
Pierrette Coltice s'adapte en souriant à un monde nouveau pour elle, pauvre et âpre, mais chaleureux et illuminé par la beauté de la montagne. Hélas ! les années de bonheur seront brèves. Vient la guerre. Elle a assombri les jeunes années de Pierrette Coltice, née en 1916. Vingt ans plus tard, elle rôde à la porte de l'école, autour de sa nichée d'élèves.
En 1939, la maîtresse doit quitter le clair pays d'en haut... D'autres enfants entreront dans sa vie, d'autres écoles, mais rien, jamais, ne lui fera oublier le "cher village aux gentianes" de sa jeunesse. »
Illustration par deux chapitres :
À Thollon, il n'y avait aucun secours possible en cas d'épidémie : ni médecin bien sûr, ni bonne soeur infirmière, ni sage-femme.
L'institutrice devait surveiller l'état de santé du village, éventuellement intervenir, aider les malades (elle s'occupait des femmes et des enfants ; le curé, des hommes et des gamins de plus de treize ans). À elle de déceler une maladie infectieuse, d'alerter le maire en cas d'épidémie, de décider l'éviction de l'école (de huit à quarante jours selon qu'il s'agissait de varicelle, de rougeole, de scarlatine), la fermeture de la classe pour un cas de méningite cérébrospinale, et la désinfection.
De toute façon, les classes étaient désinfectées chaque été. À chaque rentrée, l'odeur caractéristique du formol nous incommodait. Malgré une aération prolongée, les enfants se plaignaient : "Ça pique les yeux", "Ça pique la gorge".
Les livres des élèves et de la bibliothèque, ficelés par paquets pour faciliter le transport, partaient à Thonon au début des vacances d'été. Ils étaient rendus quelques jours avant la rentrée, eux aussi "parfumés" au lysol, chrysol, phénol ou autre vapeur chargée de détruire les germes pathogènes des maladies contagieuses. Les lois de 1898 et 1902 avaient rendu obligatoire cette désinfection, comme celle des lieux publics : les trains à l'hypochlorite de sodium, les hôpitaux. La désinfection des écoles était à la charge des municipalités. À Thollon, je fus confrontée seulement à une épidémie de coqueluche.
Pendant l'été 1938, il y eut une épidémie de charbon sur les Mémises. Les bêtes en alpage furent abattues sur place, enterrées avec de la chaux vive. Le pâturage fut banni pendant quelques années (cinq, je crois). Il me fut recommandé de ne pas y aller en promenade avec ma chienne.
Une nuit je fus réveillée par des coups frappés à la porte et des appels :
– Mademoiselle !
J'ouvris la fenêtre (au premier) et je reconnus le papa d'un de mes élèves :
– Venez vite, le bébé va mourir...
Que faire ? Je ne peux laisser cette famille dans la peine. Il me faut au moins me joindre à elle, lui montrer de la compassion.
J'accompagne donc ce brave homme Chez Vesin, et trouve toute la maisonnée en émoi : le bébé d'environ six mois, cyanosé, émet une sorte de râle, il s'asphyxie.
Il est terrible de sentir que l'on compte sur vous et de ne savoir que faire... Lumière ! Me revient un souvenir de nos cours de secourisme à l'École normale : la manière de ranimer nouveau-né quand, à la naissance, il ne pousse pas son premier cri. En vitesse, j'explique ce que je peux tenter. Le tout pour le tout... Le père me donne l'autorisation et me tend un linge pour que les petits pieds ne glissent pas. Je saisis le pauvre mioche, la tête en bas, je le secoue comme un torchon. Il vomit un amas de glaires, aspire l'air avec un sifflement, se met à hurler et tousse. Il est sauvé, la maman pleure.
Je crois que je n'aurais plus la même audace, aujourd'hui. Avant guerre, on se faisait confiance, l'entraide n'était pas un vain mot, alors que maintenant on critique, on cite en justice à tout-va, c'est déplorable.
[…]
Mes petits écoliers avaient les cheveux grisés de lentes et parfois des bestioles couraient sur la page de lecture.
J'attrapai des poux : je m'accroupissais pour me mettre au niveau des tables et mes cheveux longs offraient l'hôtel à cette vermine. En dehors de la Marie-Rose, il n'y avait pas grand remède.
Je demandai aux mamans de faire le nécessaire. "Bien, puisque la maîtresse le désire..."
Pleines de bonne volonté, toujours avec ce bel ensemble qui prouvait leur concertation, elles agirent à leur façon..
Tous mes écoliers entrèrent en classe la tête luisante de pétrole, mèches raides et grasses... et je ne dis pas la puanteur ! Inévitablement, les mains touchaient les toisons er revenaient vers les cahiers ! Les pages se décoraient de belles taches translucides. Ce fut un désastre.
Gros problème !
Je suppliai qu'on lave les cheveux, en montrant les inconvénients du pétrole, inflammable en plus.
Je descendis à Évian, et remontai sur mon dos je ne sais combien de bouteilles de Marie-Rose, achetées à mes frais. Toute une matinée fut occupée à laver chaque tête, à passer le peigne fin, à frictionner avec la lotion.
Je serais sans doute parvenue à un résultat dans un autre contexte. Je n'avais pas approfondi le sujet : dans le vestibule, les bonnets se touchaient et les bestioles pouvaient facilement se promener de l'un à l'autre ; chez lui, chaque enfant côtoyait toute une maisonnée pouilleuse, il était très vite "habité" à nouveau. Il aurait fallu que les familles entières se débarrassent de cette vermine.
Avant la guerre, on désinfectait les locaux, les livres, certains lieux publics, mais il n'y avait pas encore de services à domicile qui veillent à l'hygiène dans les compagnes. L'école seule s'efforçait d'intervenir, d'éteindre les croyances, de faire changer les comportements.
À Thollon, une opinion fortement ancrée voulaient que les poux soient bienfaisants, utiles : ces gentilles petites bêtes suçaient les impuretés du sang, donc protégeaient des maladies. J'ai dû baisser les bras. Ce sont les poux qui ont gagné la bataille. »
Mme Pierrette Coltice a été mutée à Bonne-sur-Menoge, puis Archamps et, en septembre 1942, à Ambilly, tout près de la fontière suisse. Et cela nous donne d'autres témoignages.
Cet ouvrage, imprimé en 2008, se termine sur une « conclusion pessimiste », citant Bernard Clavel : « Il faut beaucoup de chance pour tomber sur une année où le monde ne soit pas , ici ou là, à feu et à sabg, voué à la honte » (1993).
À l'époque, on aurait pu trouver cette conclusion exagérée. Aujourd'hui, il faut se rendre à l'évidence : le monde est redevenu dangereux. En avons nous bien conscience ?