Glyphosate : Lyssenko et Gribouille à Bruxelles
André Heitz sur le blog de Marcel Kuntz sur Factuel*
Le 13 octobre 2023, la proposition de la Commission Européenne tendant à renouveler l'autorisation du glyphosate pour dix ans n'a pas obtenu la majorité requise. Le trouble-fête principal : la France, sur la même ligne abstentionniste que l'Allemagne.
Pour des explications, une nouvelle carte blanche est donnée sur ce blog, cette fois à André Heitz, ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.
Les bases à connaitre
Les matières actives de produits phytosanitaires sont autorisées (ou non), avec les conditions générales d'utilisation, au niveau de l'Union Européenne au moyen d'un règlement d'exécution de la Commission Européenne. Les produits formulés, commerciaux, le sont au niveau national.
Ce règlement, nonobstant son intitulé, doit être adopté (ou rejeté) par les États membres à la majorité qualifiée : 55 % des États membres (soit 15 sur 27) représentant 65 % de la population européenne. Si le vote n'aboutit pas, le texte est soumis à un nouveau vote, en appel, et, en cas de nouvel échec, il appartient à la Commission de décider. Les abstentions sont comptabilisées avec les votes contre. On trouvera un simulateur ici.
Relevons que ce mécanisme permet aux États membres, d'une part, de s'opposer à un texte sans le faire explicitement (en s'abstenant) et, d'autre part, de manœuvrer collectivement pour se défausser sur la Commission d'une décision « politiquement » inconvenante.
Le dossier de demande d'autorisation est examiné en premier lieu par un État membre « rapporteur ». Pour le renouvellement de l'autorisation du glyphosate intervenu en décembre 2017 pour cinq ans, c'était l'Allemagne, assistée par la Slovaquie.
Le rapport des États membres rapporteurs est ensuite examiné par les experts de l'Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) et de l'Agence Européenne des Produits Chimiques (EChA), avec le concours des experts des États membres.
C'est sur la base de leurs évaluations que la Commission établit une proposition de règlement.
Le cas du glyphosate
On trouvera un résumé historique ici.
Un consortium de sociétés – le groupe pour le renouvellement de l’herbicide glyphosate (GRG) –, et non le seul Bayer-Monsanto, a introduit une demande de renouvellement et présenté son dossier le 8 juin 2020.
Ce dossier étant sans doute le plus volumineux jamais constitué, la Commission a désigné quatre États rapporteurs : la France, la Hongrie, les Pays-Bas et la Suède.
Voici des chiffres sur l'ampleur de la procédure dans le cadre de l'EFSA : un dossier de 18.000 pages ; 2.400 études scientifiques examinées, ainsi que 400 contributions à une consultation publique (dans laquelle les entités opposées au glyphosate ont pu faire valoir leurs arguments) ; une procédure qui s'est déroulée sur 32 mois, dont 12 liés aux contributions précitées ayant donné lieu à un renouvellement de l'autorisation du glyphosate d'un an, donc jusqu'en décembre 2023.
Le 6 juillet 2023, l'EFSA a livré ses conclusions : pas de « domaine de préoccupation critique » et, comme dans quasiment toutes les évaluations, l'identification de lacunes dans les données et de questions non résolues. Le 26 juillet 2023, l’EFSA a publié les conclusions de l’examen par les pairs du glyphosate ; et le 13 septembre 2023 elle a publié le rapport final d’évaluation de renouvellement (RAR en Anglais ; une bagatelle de... 63,5 mégaoctets) dans le dernier lot de documents de référence sur open.efsa.
La procédure au niveau de la Commission Européenne
Les choses se déroulent dans le cadre du Comité Permanent des Végétaux, des Animaux, des Denrées Alimentaires et de l’Alimentation Animale (SCoPAFF).
La conséquence logique, sinon obligatoire, de l'évaluation de l'EFSA est que l'absence de « domaine de préoccupation critique » implique une acceptation de la demande.
Le 12 juillet 2023, la Commission a présenté au SCoPAFF les grandes lignes du projet de règlement d'exécution envisagé. Le compte rendu de la réunion nous apprend que la France (non nommée, comme les autres intervenants, mais facilement identifiable) « a annoncé qu'elle enverrait des commentaires pour demander que des conditions et des restrictions harmonisées soient fixées pour tous les États membres, y compris pour la réalisation d'évaluations comparatives afin de réduire l'utilisation globale du glyphosate. » Ce fut fait par une note du 28 juillet 2023.
Il y eut une autre réunion du ScoPAFF le 22 septembre 2023, et le vote fut annoncé pour le 13 octobre 2023. La Commission y présenta son projet de rapport d'évaluation.
Le vote du 13 octobre 2023
Les votes passés – de 2016-2017, qui ont abouti à un renouvellement pour cinq ans dans des conditions rocambolesques, et de 2022, pour une année supplémentaire indispensable pour l'achèvement de l'évaluation du glyphosate – et les annonces et informations récentes donnaient une image claire : le verdict était entre les mains de la France.
Selon des sources diplomatiques, le vote a été comme suit :
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Pour : 18 (Chypre, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Portugal, République Tchèque, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Suède) ;
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Contre : 3 (Autriche, Croatie, Luxembourg) ;
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Abstention : 6 (Allemagne, Belgique, Bulgarie, France, Malte, Pays-Bas).
On avait donc la majorité requise en nombre d'États, mais pas en termes de population (55,03 % au lieu des 65 % requis).
Quelques positions d’Etats membres
Les votes contre de l'Autriche, championne européenne du bio, et du très « pesticidophobe » Luxembourg étaient prévus. L'Autriche se réfugie derrière une décision prise en 2017 par la commission des affaires européennes de son Parlement. Le cas du Luxembourg est intéressant : il avait banni la commercialisation du glyphosate à partir de janvier 2021, une décision retoquée par la Cour Administrative le 30 mars 2023. Cela a toutefois permis de faire l'expérience de la « sortie » du glyphosate. L'AFP a produit une sorte de compte rendu qui mérite d'être salué, « Au Luxembourg, l'apprentissage douloureux d'une agriculture sans glyphosate ».
En Belgique, la question fait l'objet d'une compétence partagée entre gouvernements fédéral et régionaux ; et comme ils ne se sont pas entendus, le gouvernement fédéral s'est abstenu.
Les Pays-Bas sont à un mois des élections à la deuxième chambre... et la question du glyphosate est une patate chaude. Le gouvernement, se disant intérimaire, s'est donc abstenu.
Le Lyssenko « écologiste » allemand
En Allemagne, l'accord de la coalition dite des « feux tricolores » de 2021 a acté la sortie du glyphosate avant la fin 2023. Mais le ministre fédéral de l’Alimentation et de l’Agriculture, Cem Özdemir, a fini par comprendre qu’une telle action n’était pas possible car relevant de l'Union Européenne. Gleichzeitig – en même temps – « L'autorisation des produits phytosanitaires doit être transparente et doit se faire en toute sécurité juridique selon des critères scientifiques ». Le FDP a sans aucun doute bataillé pour une abstention qui, rappelons-le, a le même effet qu'un vote contre.
Mais il y a plus intéressant. À l’issue de la réunion du ScoPAFF du vendredi 22 septembre 2023, le ministère fédéral de l’Alimentation et de l’Agriculture (BMEL) a publié un communiqué présentant la position allemande. Surfant sur une question en suspens selon le rapport d'évaluation de l'EFSA, il a asséné :
« Les connaissances scientifiques bien connues montrent que le glyphosate nuit à la biodiversité. […] Les plantes [détruites par le glyphosate] ne sont donc plus disponibles pour les insectes et autres petits animaux en tant qu’habitat et source de nourriture. Les sols sont également affectés. »
Après la science prolétarienne contre la science bourgeoise, voici donc, dans une sorte de nouvel avatar du lyssenkisme, la science écologiste contre la science agronomique, toxicologique, etc. On se demande comment cela a pu sortir d’un ministère de l’Agriculture : il est reproché au glyphosate de précisément faire le travail pour lequel est conçu un herbicide… ou tout autre moyen de désherbage.
En Allemagne comme ailleurs en Europe, un intégrisme écologique préempte un pragmatisme dans la production agricole…
Le Gribouille français
Le gouvernement français traîne un gros boulet : le fameux tweet, hâbleur et trumpien, du président Macron du 27 novembre 2023 annonçant qu'il avait donné instruction au gouvernement de prendre les dispositions nécessaires pour « sortir » du glyphosate au plus tard sous trois ans.
On a fini par comprendre que cela n'était pas possible mais on s'est engagé de manière dogmatique, démagogique et politicienne dans une politique restrictive avec, hélas, le soutien d'un INRAE fort complaisant. Comme l'écrit le gouvernement dans sa note du 28 juillet 2023 à la Commission :
« ...le glyphosate est une substance dont il convient de réduire l'utilisation. […] la France a conduit une évaluation comparative des produits à base de glyphosate […] qui s'est traduite par l'interdiction des usages pour lesquels il existe des alternatives non chimiques pouvant être mises en oeuvre sans inconvénients économiques ou pratiques majeurs, et par une limitation des usages résiduels à des doses inférieures. [...] »
Et comme « sans inconvénients […] majeurs » signifie « avec des inconvénients », la position française a donc consisté à demander que la politique de Gribouille hexagonale soit étendue à l'Europe entière, histoire d'effacer une distorsion de concurrence par un nivellement par le bas. Les pressions françaises n'ont pas abouti. Les exigences françaises sont, à notre sens, au moins en partie contraires au droit de l'Union.
Il semble que peu de temps avant l'échéance du 13 octobre 2023, la France a proposé de limiter le renouvellement à sept ans. Mais, comme la proposition a aussi échoué, elle a été démentie.
[Ajout du 29 octobre 2023 : Les 7 ans feraient partie de la panoplie des exigences actuelles...]
L'hypothèse résultante que la France voterait en faveur du renouvellement du glyphosate a donné lieu à une « belle » campagne de lobbying par presse complaisante et militante interposée. Celle-ci a fait vibrer la fibre de l'émotion en instrumentalisant ad nauseam un cas de malformation congénitale et travestissant la décision correspondante du Fonds d’Indemnisation des Victimes de Pesticides. Le démontage de la fake news par Mme Géraldine Woessner dans le Point, « Exposition prénatale au glyphosate : l’avis mal compris du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides » (accès libre) est resté sans écho.
Sans surprise, il y a eu des déclarations à hue et à dia de membres du gouvernement. Des élus foncièrement glyphophobes se sont aussi manifestés bruyamment. En dehors du champ républicain et au sein de la majorité relative. Le 10 octobre 2023, à trois jours du vote, France Info titrait : « Glyphosate : Olivier Véran veut "supprimer totalement et de manière générale les pesticides dont on suspecte un rôle négatif sur la santé" ». C'est une merveille de haute voltige... qui a fini en atterrissage sur le ventre : la France s'est abstenue.
M. Marc Fesneau, ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire a « expliqué » lors d’un point presse au moment du vote :
« La France n’est pas opposée au glyphosate, mais elle ne se retrouve pas dans la proposition de la Commission. »
Mais son abstention, avec 15,16 % de la population européenne, a produit un pat, un échec au renouvellement. Une politique de Gribouille. À moins que ce ne soit de Père Ubu.
Des perspectives incertaines
Dans un article du 20 septembre 2023, Euractiv a rapporté le propos d'un porte-parole de la Commission :
« La Commission a la ferme intention de conclure ce processus avant le 15 décembre, date d’expiration de la présente autorisation. »
Puis, la Commission a affiché une intention de faire preuve de fermeté devant le Parlement Européen. Il faut respecter l’avis « des agences indépendantes […] si nous voulons des systèmes robustes, indépendants et basés sur des faits », avait déclaré la Commissaire Stélla Kyriakídes.
Et puis, à l'issue du premier vote, un porte-parole de la Commission a déclaré aux journalistes, toujours selon Euractiv :
« Pour l’instant, compte tenu du fait que l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et les nombreux collègues des différents États ont examiné d’énormes quantités de données scientifiques, nous pensons que nous avons une bonne proposition ».
Mais Euractiv ajoute :
« Dans le cas où le processus ne serait pas conclu avant le 15 décembre — date à laquelle l’approbation actuelle expire — un fonctionnaire de l’UE a expliqué à Euractiv que la Commission prolongerait automatiquement et temporairement l’accord actuel, comme [elle] l’a déjà fait une fois auparavant. »
La science – et l'économie agricole et alimentaire – succombera peut-être devant les contingences politiciennes. Le glyphosate est, pour beaucoup, un totem à abattre... quoi qu'il en coûte.
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