Un choc de compétitivité pour la Ferme France ?
André Heitz*
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Le Sénat a adopté le 23 mai 2023 une proposition de loi « pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France » contenant des dispositions politiquement détonantes. Quel sort lui réservera l'Assemblée Nationale ?
On s'intéresse beaucoup à l'avenir de l'agriculture et, partant, de l'alimentation de la France au Sénat. En bref, à l'avenir de la France.
Le 28 mai 2019, le sénateur Laurent Duplomb déposait un rapport d'information du groupe d'études « Agriculture et alimentation », sur « la place de l’agriculture française sur les marchés mondiaux ». Voici le début de la conclusion générale :
« Depuis la fin des années 1990, tous les indicateurs de la puissance agricole française sont alarmants : stagnation de la production, réduction du nombre d’agriculteurs et de la surface agricole utile, perte massive de parts de marché au niveau mondial.
Dernier avatar de ce préoccupant recul français sur les marchés agricoles mondiaux, l’excédent commercial agricole français a été divisé par deux en moins de cinq années.
Une prise de conscience de cette concurrence accrue sur les marchés internationaux agricoles est urgente car à chaque nouvelle contrainte supplémentaire imposée aux seuls producteurs français succède une vague d’importations de produits étrangers. [...] »
L'ouvrage a été remis sur le métier. Cela a abouti à un nouveau rapport d'information, déposé le 28 septembre 2022 par les sénateurs Laurent Duplomb, Pierre Louault et Serge Mérillou, sur « la compétitivité de la ferme France ».
Voici, de la notice, un constat cinglant des conséquences d'une approche – difficile de parler d'une politique – qui a été suivie pendant de nombreuses années :
« En refusant de prendre à bras le corps le sujet de la compétitivité de la Ferme France, et en faisant que la montée en gamme soit l'unique solution aux difficultés rencontrées sur les marchés internationaux, l'État fait fausse route en matière agricole. »
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Le rapport comportait 24 recommandations déployées en cinq axes.
Selon le premier, « [f]aire de la compétitivité de la Ferme France un objectif politique prioritaire », il convient de « nommer un haut-commissaire chargé de la compétitivité de la Ferme France [...] ». Quoi de plus normal dans un pays doté d'une administration obèse...
Dans l'axe 2, on se propose de « [m]aîtriser les charges de production pour regagner de la compétitivité prix », avec comme première priorité « [f]aire de l’administration un partenaire, et non un frein à la compétitivité ». Vaste programme, comme aurait dit le général.
Dans le détail, il faut notamment :
« Donner corps au principe "Stop aux surtranspositions" […] Garantir une application pondérée du principe "pas d’interdiction sans alternative et sans accompagnement" [...] ».
Il y a aussi, bien sûr, des recommandations plus complexes à décrire sur la réduction des charges économiques, notamment le coût de la main d'œuvre ; l'accélération des transitions environnementales et de la lutte contre les effets du changement climatique ; la relance de la croissance de la productivité (horresco referens pour un segment important de notre monde politique et médiatique) ; la reconquête de marchés intérieurs et (horresco referens bis) extérieurs perdus, etc.
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D'autres bonnes fées se sont aussi penchées sur – comment dire – le lit d'agonie de l'agriculture française.
C'est le cas notamment du Haut-Commissariat au Plan, présidé par M. François Bayrou, qui produisit le 9 juillet 2021 un rapport, « L'agriculture : Enjeu de reconquête », qui servit bientôt, comme d'autres, à caler une armoire. Il a suscité quelque intérêt notamment par sa balance commerciale de la ratatouille :
« Si l’on exprime par exemple en chiffres du commerce extérieur les cinq légumes d’une ratatouille, on aboutit à un déficit de 650 millions d’euros en 2019 (- 289 millions d’euros pour les tomates, 160 millions concernant les poivrons, 110 millions s’agissant des courgettes, 47 millions pour les aubergines, et enfin 44 millions pour les oignons). »
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Au Sénat, MM. Laurent Duplomb, Pierre Louault, Serge Mérillou et quelque 170 collègues ont déposé le 14 février 2023 une proposition de loi « pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France » (dossier législatif) donnant corps aux recommandations précitées. Elle a été adoptée le 23 mai 2023 par 210 voix pour, 94 contr et 26 abstentions (texte transmis à l'Assemblée Nationale).
Moquons-nous de la dysenterie verbale : dans la désignation du haut commissaire à la compétitivité des filières agricoles et agroalimentaires, la compétitivité est assortie de l'adjectif « durable »... des fois qu'on penserait qu'elle pourrait être temporaire ou précaire.
Les sénateurs ont adopté un ajout (proposé à ce stade) au début du Code Rural et de la Pêche Maritime :
« I A. – La souveraineté alimentaire est un intérêt fondamental de la Nation au sens de l’article 410 1 du code pénal. »
Ramons dans le labyrinthe législatif vers l’article 410 1 du code pénal :
« Les intérêts fondamentaux de la nation s'entendent au sens du présent titre de son indépendance, de l'intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l'étranger, de l'équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel. »
Selon le compte rendu de la séance publique du 16 mai 2023, cette disposition aurait essentiellement un caractère symbolique. Le ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire, Marc Fesneau, n'y a pas été favorable.
Selon l'article 2, nous aurons des plans quinquennaux... Et selon l'article 11, un conseil national de la restauration collective...
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L'article 8 porte sur l'utilisation de drones pour des traitements phytosanitaires.
Rappelons que, sauf dérogations strictement encadrées impliquant une débauche d'énergie administrative, les traitements aériens sont interdits selon l'article 103 de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement, dite « Grenelle 2 », qui met en application l'article 8 de la directive 2009/128/CE du Parlement Européen et du Conseil du 21 octobre 2009 instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable.
Le texte adopté prévoit, en bref, une expérimentation « sur des surfaces agricoles présentant une pente supérieure ou égale à 30 % ou dans le cadre d’une agriculture de précision sur des surfaces restreintes » pour une durée maximale de cinq ans à compter de l'adoption de la loi et selon des modalités définies par arrêté.
Le texte initial prévoyait une autorisation générale, avec une évaluation, à une date non précisée, par l'ANSES. M. Marc Fesneau a souscrit à la version révisée au motif – de bon sens – que pour acquérir des connaissances pratiques il faut des expérimentations.
On peut penser que, s'il est adopté, ce dispositif fera l'objet de recours pour non-conformité au droit européen.
L'article 12 a trait aux « surtranspositions » des règles européennes. En bref, le Conseil d'État est chargé de « veiller à ce que des normes législatives ou réglementaires allant au delà des exigences minimales des normes européennes ne soient adoptées que lorsqu’elles sont justifiées et évaluées avant leur adoption ».
L'article 13, portant essentiellement sur les produits phytosanitaires, est un sujet de dissensus majeur.
Rappelons que, dans le système actuel, les substances sont approuvées (ou non) au niveau de l'Union Européenne, et les produits formulés, au niveau des États membres. Rappelons aussi qu'il y a eu récemment quelques échanges acrimonieux au sujet d'une restriction d'usage du phosphure d'aluminium (un produit de désinsectisation) et du retrait du S-métolachlore (un herbicide).
Selon le texte actuel de l'article 1313-5 du Code de la Santé Publique, le ministre chargé de l'agriculture « peut s'opposer, par arrêté motivé, à une décision du directeur général [de l'ANSES] [...] et lui demander de procéder, dans un délai de trente jours, à un nouvel examen du dossier ayant servi de fondement à sa décision ». Les sénateurs ont renforcé cette faculté. Le ministre pourra/pourrait :
« par arrêté motivé, suspendre une décision du directeur général [...], après avoir réalisé une balance détaillée des risques sanitaires, environnementaux et de distorsion de concurrence avec un autre État membre de l’Union européenne, et évalué l’efficience de solutions alternatives.
Toute décision de retrait de produit ou de restriction d'usage devrait aussi emporter :
« l’obligation pour l’État de financer un accompagnement technique et de recherche adapté pour les professionnels. »
Enfin, plutôt que d'exercer son pouvoir de décision sur les demandes d'autorisation de mise sur le marché ou d'expérimentation, le directeur général de l'ANSES pourrait « s’en remettre à la décision du ministre chargé de l’agriculture. »
Dans une intervention plutôt désordonnée, M. Marc Fesneau a émis « un avis favorable sur les amendements de suppression, car cet article ne règle pas les questions que nous nous posons sur l’Anses. Les sujets qu’il nous reste à traiter sont, pour certains, devant nous, en particulier la synchronisation avec le calendrier européen ».
On peut penser que le ministère de l'agriculture n'est pas très chaud pour récupérer des patates chaudes... Mais il faut convenir que ce nouvel équilibre proposé n'est pas très satisfaisant. Ainsi, outre qu'elle crée une situation conflictuelle entre le ministère et l'ANSES, toute decision de suspension d'un retrait de produit sera invariablement contestée pour violation du principe de précaution.
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L'article 18 abroge des dispositions relatives à la distribution de produits phytosanitaires, en particulier l'interdiction des remises, rabais et ristournes, et la séparation obligatoire entre le conseil et la vente – « des acquis environnementaux obtenus de haute lutte » selon le socialiste Christian Redon-Sarrazy.
Mme Sophie Primas, rapporteur, avait plaidé pour le maintien de cet article, la séparation du conseil et de la vente s'étant avérée inefficace. Le gouvernement a appuyé les amendements de suppression :
« Il est vrai que l’on bute ici sur un problème, il vaut mieux le reconnaître, mais cela n’est pas une raison suffisante pour revenir sur un dispositif qui, adopté en 2018, n’est opérationnel que depuis 2021, soit un peu plus de deux ans. C’est pourquoi nous sommes favorables à la suppression de cet article. »
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L'article 15 modifie le statut de l'irrigation.
Selon l'article L.211-1 du Code de l'Environnement, la politique de l'eau vise à assurer « 5° bis La promotion d'une politique active de stockage de l'eau – on insère : ", qui présente un intérêt général majeur" – pour un usage partagé de l'eau permettant de garantir l'irrigation, élément essentiel de la sécurité de la production agricole et du maintien de l'étiage des rivières, et de subvenir aux besoins des populations locales ».
Pour faire bonne mesure, le Sénat ajoute un article qui semble quelque peu redondant :
« Art. L. 211 1 1 A. – Les plans d’eau, permanents ou non, comme les prélèvements nécessaires à leur remplissage, à usage agricole, sont réputés répondre à un intérêt général majeur s’ils s’inscrivent dans le respect [de la disposition précitée ?]. Dans le respect d’une gestion équilibrée de la ressource en eau et d’une production agricole suffisante et durable, dès que possible, ces installations et activités tiennent compte d’un usage partagé et raisonné de l’eau. »
M. Marc Fesneau s'est dit favorable, au nom du gouvernement, aux amendements de suppression de la gauche... dans un bel exercice d'« en même temps » :
« Je soutiens donc les amendements de suppression de cet article, parce qu’on ne peut pas faire une telle généralité. Mais je m’inscris en faux contre l’idée qu’on n’aurait pas besoin d’ouvrages. Nous ne pourrons pas avancer si, à chaque fois qu’on essaie de faire un ouvrage, on trouve tous les motifs de faire échouer le projet. »
Le Sénat a rejeté une proposition d'amendement des écologistes tendant à modifier le 5° bis du I de l’article L. 211-1 du Code de l’Environnement dans le sens que la politique de l'eau devrait viser à assurer la « promotion d’une politique de sobriété d’usage de l’eau en agriculture ». Les écologistes avaient aussi proposé un amendement tendant à suspendre la construction de ce qu'on appelle maintenant des « bassines » (ou des « méga-bassines ») sur l'ensemble du territoire.
Les possibilités de faire obstruction à des projets d'aménagement hydrauliques pour l'irrigation sont restreintes par l'article 17. Les cours administratives d’appel seraient compétentes pour connaître, en premier et dernier ressort, des recours.
Comme l'a noté Mme Sophie Primas, rapporteur, « [l]’article 17 s’inspire d’autres dispositifs introduits par la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, dite loi Élan, ainsi que par des lois ultérieures visant à réguler des contentieux abondants, notamment dans le domaine des éoliennes. »
Le gouvernement s'est en revanche déclaré favorable à la suppression de l'article.
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L'article 14 est de ceux dont on raffole dans un État sur-administré : le gouvernement devra remettre des rapports triennaux sur les mesures d'encadrement des pratiques agricoles et aquacoles,
« en précisant et détaillant les objectifs recherchés, les coûts de la transition, leur couverture par des accompagnements publics ou des rémunérations par les marchés et leurs impacts sanitaires, environnementaux et économiques au regard des objectifs initiaux ».
Il n'est pas sûr, cependant, que cette nouvelle obligation – que le gouvernement s'empressera d'oublier – sera réellement dissuasive pour une administration tatillonne.
Cependant, le Sénat a rejeté une proposition des écologistes tendant à chiffrer aussi, selon les explications de M. Joël Labbé, «les impacts environnementaux et sanitaires des pratiques agricoles », évidemment « conventionnelles [qui] génèrent de nombreuses externalités négatives […], ainsi que « la part des dépenses publiques qui financent ces pratiques néfastes » et « l’ensemble des externalités positives, qu’on appelle aménités, dont nous bénéficions du fait des pratiques alternatives agroécologiques ». Il va sans dire que son explication était aussi agrémentée de critiques de l'agriculture conventionnelle et d'éloges pour l'agriculture biologique.
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Comme on a pu le voir ci-dessus, le gouvernement n'est pas très enthousiaste sur cette proposition de loi.
Il fait aussi miroiter le futur projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles, ainsi qu'un prochain projet de loi sur le marché du travail. La procédure devant l'Assemblée Nationale pourra donc être tributaire de la chronologie de l'examen des divers textes.
Plus fondamentale est la position de la majorité (minoritaire). Le Groupe Rassemblement des Démocrates, Progressistes et Indépendants – les macronistes du Sénat – ont été partagés (6 voix pour, 7 contre et 10 abstentions, un sénateur n'ayant pas pris part au vote). Cela n'est pas de bon augure.
On peut aussi ajouter l'intense tir de barrage et de désinformation dont cette proposition fera l'objet de la part des lobbies « écolophiles et économophobes ». Ainsi, Générations Futures rapporte que le Sénat aurait adopté « [l]a ré-autorisation des pulvérisations aériennes de pesticides (article 8), qui sous couvert d’expérimentation et d’agriculture de précision, a obtenu un avis favorable du gouvernement » (la disposition est limitée aux drones et il ne s'agit pas d'une autorisation sans conditions).
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Les manœuvres ont en fait commencé dès avant l'adoption de la proposition de loi par le Sénat, sous la forme d'une chronique de M. Stéphane Foucart publiée dans le Monde, le 21 mai 2023, « Proposition de loi sur la "ferme France" : "L’objectif du texte du Sénat n’est pas d’œuvrer pour l’agriculture française, mais d’élargir la fenêtre d’Overton". »
Appelant à la rescousse deux références du militantisme – M. Jacques Caplat, d'Agir pour l’Environnement, et M. Alain Bazot, président de l’UFC-Que Choisir – ainsi que l'Atlas des pesticides de la non moins militante Fondation Heinrich Böll et Générations Futures, pour conforter son opinion, forcément négative, de la proposition de loi, il opine :
« Se pose alors la question de l’utilité réelle de la proposition. A quoi peut bien servir un texte dont une part est inapplicable, et une autre sans réelle application ? Pour comprendre, il faut se familiariser avec le principe de la fenêtre d’Overton, formalisé au début des années 2000 par Joseph P. Overton (1960-2003), expert en communication politique affilié à un think tank américain favorable au libre marché.
Cette stratégie consiste à mettre dans le débat public, à dessein, des prises de position si outrancières que leur seule disponibilité aux oreilles de l’opinion, et le fait qu’elles soient discutées, permettent de décentrer les enjeux de la conversation. Les droites extrêmes et la droite libertarienne excellent à ce jeu, où chaque dérapage contrôlé rend plus acceptable et bénin le suivant, leur accumulation transformant peu à peu les néofascistes en conservateurs bon teint, et les sociaux-démocrates en dangereux bolcheviques. »
Les auteurs et signataires de la proposition de loi, ainsi que ceux qui l'ont adoptée, sont ainsi accusés d'avoir abusé de leur statut de législateurs pour se livrer à une opération de communication manipulatrices.
Et, insidieusement, l'auteur suggère un lien avec « [l]es droites extrêmes et la droite libertarienne ».
Car, bien sûr, les gauches extrêmes, qu'elles le soient ouvertement ou sous le camouflage de l'écologisme, sont d'une honnêteté sans pareille.
L'auteur de la chronique aussi, il va sans dire. Quand il termine sa chronique par une description de l'apocalyptique effondrement biologique et sanitaire en cours, c'est pour bien cadrer les enjeux d'une proposition de loi pourtant déclarée pour partie inapplicable et pour partie sans application réelle, et non pour élargir sa fenêtre d'Overton...
Sic transit gloria mundi !
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* André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.
Une version de cet article a été publiée sur Contrepoints.
Post scriptum : Dans le même temps, le Gouvernement envisage de mettre fin à la détaxe du GNR, du gazole non routier...