L’intensification de l’agriculture est-elle à l'origine de la disparition des oiseaux en Europe ? (Deuxième partie)
Corrélations, « quasi-causalités », causalités ?
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Eh oui... la loi de Brandolini... (Source)
Eh oui... la loi de Brandolini...
Nous avons notamment vu dans la première partie que les données fournies sur l'évolution de l'avifaune dans le temps étaient pour le moins fallacieuses. L'étude de Rigal et al. s'attache cependant à démontrer – ou tenter de convaincre – que l'agriculture intensive – ou les engrais et pesticides – sont la cause principale du déclin. Est-ce convaincant ?
Nous n'aurons pas la prétention de vérifier davantage et de commenter les résultats s'agissant de l'évolution des populations d'oiseaux. Quoique...
Si la baisse annoncée des oiseaux des champs est en accord avec les données du programme européen PECBMS, une courbe publiée dans le Monde pour la France ne semble pas concorder avec une autre du STOC (suivi temporel des oiseaux communs). Différences dans les listes d'espèces ?
En tout cas, cela doit servir de mise en garde : dans ce genre d'études qui manipulent des tombereaux de chiffres, il n'y a souvent pas de vérité biblique.
(Source)
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On notera que l'étude de Rigal et al. ne comporte pas la catégorie « oiseaux généralistes », qui se porte plutôt bien en France. Il y a aussi des facteurs qui ne sont pas inclus, tels la prédation et la modification des habitats.
Nous serons plus sceptique sur l'indicateur « intensification de l'agriculture ». Le proxy – les dépenses en intrants (engrais et pesticides selon les auteurs) – est extrêmement simpliste à notre sens, appliqué comme il est ici à un problème écologique, et non économique. Remplacez du maïs par du colza au niveau d'une ferme, et vous risquez de changer vers la catégorie « intensif » compte tenu de des différences de pression phytosanitaires. Retournez une prairie et cultivez une espèce économe en intrants, et vous restez dans la même catégorie, mais l'impact faunistique sera important.
Il est peut-être même, ou sans doute, inadapté. Quelle est la différence du point de vue de la faune aviaire entre un blé à 50 quintaux/hectares et bas niveaux d'intrants (mais bien désherbé), et un blé à 100 quintaux/hectares ? Entre un désherbage chimique, impliquant des « intrants », et un désherbage mécanique ?
Mais il nous faut admettre que les explications sont particulièrement obscures. Les auteurs ont écrit dans leur texte :
« […] La surface couverte par les exploitations à haut niveau d'intrants (en pourcentage de la surface du pays) pour chaque année entre 2007 et 2016 a été utilisée comme indicateur [proxy] de l'utilisation d'intrants. Les valeurs des intrants correspondent aux dépenses par hectare en intrants (pesticides et engrais).[...] »
Mais, selon la source, Eurostat,
« Les intrants considérés ici sont les engrais et amendements achetés, les pesticides (produits phytosanitaires), les autres moyens de protection tels que les pièges et appâts, les effaroucheurs d'oiseaux, les fusées anti-grêle, la protection contre le gel et les aliments pour animaux achetés. Cette approche permet de couvrir à la fois les productions végétales et animales. »
Il y a donc une simplification à notre sens abusive. Le pot aux roses est du reste dévoilé par les auteurs deux phrases plus loin. Il n'y a plus identité, mais corrélation :
« […] Il convient de noter que la couverture des exploitations à haut niveau d'intrants n'est pas corrélée à la taille de l'exploitation, mais qu'elle est fortement corrélée aux ventes de pesticides et à la consommation d'engrais [...]
Cette simplification a du reste permis le tintamarre médiatique – initié en France par le CNRS lui-même – sur la « délinquance » de l'agriculture intensive au regard de l'avifaune... et donc des engrais et pesticides.
Ainsi, dans son édition papier, le Monde a titré, sans doute avec un plaisir sadique : « Pesticides et engrais déciment les oiseaux d'Europe ». Notons que trois auteurs de l'étude ont contribué à ce qu'il faut peut-être considérer comme un viol de l'étude.
On peut aussi trouver les données surprenantes.
La France se serait davantage intensifiée que l'Allemagne, par exemple. Pourtant, en France, les ventes d'engrais sont restées relativement stables et celles de pesticides sont en tendance baissière, certes en volume et pas en prix. En Allemagne, en revanche, les volumes de pesticides sont aussi stables pendant longtemps, avec une récente tendance à la baisse.
(Source)
(Source et source primaire)
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On peut aussi être surpris par les données pour, par exemple, l'Irlande et la Pologne.
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Nous poserons ici la question, sans avoir cherché la solution.
L'évolution des populations d'oiseaux est donnée pour la période 1996-2016, celle pour l'intensification de l'agriculture, pour la période 2007-2016.
Comment ces données ont-elles été « matchées » ?
Le graphique général et trois courbes spécifiques sur cinq du communiqué de presse du CNRS montrent une évolution en deux étapes : des déclins rapides dans la première moitié de la décennie 1980 (notons incidemment que c'était avant les néonicotinoïdes), suivis par une relative stabilité ou un déclin plus lent.
En faisant partir l'étude de 1996, les auteurs travaillent sur des évolutions relativement linéaires à l'échelle européenne. Ils échappent ainsi à la nécessité d'une analyse plus complexe et, surtout, à une explication des déclins importants et quasi-généralisés du début des années 1980.
(Source)
La partie « Résultats » de l'étude est peu loquace à ce sujet pour la partie agricole :
« L'analyse des tendances (PLS) révèle que l'intensification agricole est la principale pression liée négativement à la tendance des espèces (coefficient PLS pour la couverture agricole à haut niveau d'intrants = -0,037 ± 0,015, coefficient PLS pour la tendance de la couverture agricole à haut niveau d'intrants = -0,037 ± 0,022, Fig. 3A et résultats supplémentaires dans l'annexe SI, annexe 2). La croissance de la couverture de l'urbanisation est également liée négativement à la tendance des espèces (coefficient PLS pour la tendance de l'urbanisation = -0,036 ± 0,015, Fig. 3A). [...] »
Arrêtons-nous là un instant : il manque une donnée pour l'urbanisation et les deux tendances sont similaires... mais les auteurs ont choisi d'axer leur article sur l'intensification agricole... et les reviewers n'ont pas réagi.
La partie « Discussion » comporte un long paragraphe. Et, subitement, il est question d'engrais et de pesticides qui, en principe, ne sont pourtant qu'un proxy :
«À l'échelle de l'Europe continentale, la relation négative entre l'utilisation de pesticides et d'engrais correspond au principal facteur de déclin des populations d'oiseaux [sic, que c'est mal formulé]. […]
Les explications plus courantes sont évacuées en une phrase :
« Jusqu'à présent, la préférence d'une espèce pour son habitat a été un facteur clé dans l'évaluation de l'impact des pressions anthropogéniques (29). […]
La référence, c'est une revue de la littérature, « Long-term trends in bird populations: a review of patterns and potential drivers in North America and Europe » (tendances à long terme des populations d'oiseaux : examen des schémas et des facteurs potentiels en Amérique du Nord et en Europe) de Jiří Reif.
Et on revient sur les engrais et pesticides :
En particulier, le déclin marqué des oiseaux des terres agricoles a été de plus en plus lié à l'intensification de l'agriculture, et en particulier à l'utilisation de pesticides, en Europe et en Amérique du Nord (27, 40). Ici, l'analyse PLS de l'effet relatif des principales pressions anthropiques et l'approche quasi-causale du CCM montrent que l'agriculture à haut niveau d'intrants est la pression la plus influente pour expliquer les changements dans les populations d'oiseaux, et pas seulement pour les espèces des terres agricoles. Cet effet négatif est également visible dans les pays où l'intensité agricole moyenne est plus faible, car l'effet d'une intensification est encore plus important dans ces pays (voir les effets d'interaction dans l'annexe SI, annexe 2). En outre, les populations d'oiseaux dans les pays où les unités de production agricole sont plus petites sont en meilleure condition (SI Appendix, Appendix 2), ce qui indique que l'augmentation de la taille des unités de production, un autre aspect clé de l'intensification agricole, contribue également au déclin des populations d'oiseaux, probablement par la réduction de l'hétérogénéité de l'habitat (41). […]
On voit donc apparaître – dans la discussion – des facteurs qui n'ont pas été analysés dans l'étude. Au premier chef... l'habitat !
Puis vient un aveu important :
« […] Nous admettons que les données sur l'utilisation d'intrants chimiques (pesticides et engrais) sont encore très grossières, ce qui ne nous permet pas, par exemple, de comprendre les mécanismes complexes à l'origine de la relation que nous mettons en évidence. […] »
Les auteurs arborent donc des relations – prudemment – taxées de « quasi-causales » dans leur étude pour avouer au milieu d'un paragraphe qu'en fait, ils ne les comprennent pas et ne peuvent pas les comprendre, faute de données suffisantes.
Pour notre part, nous nous interrogeons... Il y a certes des études qui font un lien entre l'utilisation des engrais et pesticides et l'évolution de l'avifaune, mais elles se gardent généralement d'évoquer un lien de causalité et restent observationnelles.
Comment les engrais, les fongicides et, dans une mesure un peu moindre, les herbicides peuvent-ils être un facteur causal – ou quasi-causal – du déclin de la faune aviaire ? Pour les herbicides, on peut faire valoir que leur utilisation prive les oiseaux granivores d'une partie de leur nourriture... mais le désherbage mécanique aussi.
Cela n'empêche pas les auteurs d'embrayer sur des considérations qui n'ont rien de scientifique :
« Compte tenu de l'importance cruciale de cette pression, il conviendrait de renforcer la législation relative à la disponibilité de ces données sur l'utilisation des intrants à une échelle spatiale et temporelle précise pour tous les pays européens. Cependant, de nombreux impacts délétères de l'intensification agricole sont connus, en particulier ceux des pesticides et des engrais sur les insectes et autres invertébrés qui peuvent impliquer des effets de cascade trophique sur les oiseaux (42). Les invertébrés représentent une part importante du régime alimentaire de nombreux oiseaux, au moins à certains stades de leur développement. Ils sont particulièrement importants pendant la période de reproduction pour 143 espèces parmi les 170 espèces étudiées pour lesquelles, par exemple, une réduction de la disponibilité alimentaire est susceptible d'avoir un impact sur le succès de la reproduction en modifiant le comportement des parents et la survie des oisillons, en plus de la contamination directe par la consommation de graines et l'accumulation trophique avec un effet sublétal (43). »
Ce n'est pas encore le grand message, mais un tremplin pour celui-ci. Le grand message se trouve dans la partie initiale, « Importance », et « Résumé ».
La référence 42, c'est « Parallel declines in abundance of insects and insectivorous birds in Denmark over 22 years » d'Anders Pape Møller. Le mot « pesticides » apparaît cinq fois, mais dans le cadre de descriptions et de suppositions incidentes. Cela aussi a passé dans la revue par les pairs.
Ajoutons, pour le contraste, le début du paragraphe suivant :
« Au-delà des pratiques agricoles, d'autres facteurs entrent en jeu. L'urbanisation, qui a augmenté dans tous les pays européens, peut également être liée au déclin général de l'avifaune. Bien qu'une analyse détaillée du lien spécifique entre l'urbanisation et chaque espèce puisse nécessiter des séries chronologiques plus précises pour l'urbanisation, les données disponibles suggèrent un impact négatif pour la plupart des espèces. [...] »
Plus de « relations quasi-causales »...
Au final ?
Voici l'infographie publiée par Libération. Elle est quelque peu étonnante : il n'y aurait pas de données pour l'évolution des surfaces agricoles intensives pour l'Allemagne et la Suède, alors qu'il y a des mini-graphiques dans l'étude. Mais elle a le mérite de mettre deux évolutions côte à côte. Pour le moins, le lien de causalité ne vous saute pas à la figure.
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(Source)
À suivre...