La Cour de Justice de l'Union Européenne réduit les dérogations de 120 jours quasiment à néant – un jour noir pour l'agriculture et la souveraineté alimentaire
(Source)
Voici, brut de décoffrage, le communiqué de presse que la Cour de Justice de l'Union Européenne a publié ce jour au sujet des dérogations de 120 jours pour l'enrobage de semences avec des néonicotinoïdes – ici accordées par la Belgique, mais l'arrêt s'applique à l'ensemble de l'Union Européenne.
On trouvera aussi ci-dessous le dispositif de l'arrêt de la Cour et celui des conclusions de l'avocate générale Juliane Kokott.
En bref, lorsqu'une culture est menacée d’un danger qui ne peut pas être maîtrisé par des moyens raisonnables à la disposition des producteurs et qu'une dérogation de 120 jours pour l'utilisation d'un produit phytosanitaire non approuvé s'imposerait, la réglementation européenne ne permet pas à un État membre d’accorder une telle autorisation si le produit a été expressément interdit par un règlement d’exécution.
Comme on peut le voir ci-dessous, la Cour n'a pas suivi l'avocate générale (un précédent pour nous célèbre a été celui de la « mutagenèse », que, du reste, la Cour utilise ici comme précédent...).
Sous réserve d'une analyse plus approfondie du dossier, la CJUE réduit quasiment à néant les possibilités de lutter contre des ravageurs au moyen d'autorisations d'urgence.
Toujours sous réserve, il semble que les dérogations ne peuvent plus porter que sur des produits phytopharmaceutiques qui sont « non autorisés » du fait qu'aucune demande d'autorisation ou de renouvellement n'a été faite. Il faut en effet considérer que le refus d'approuver des autorisations fait que les « produits ont été expressément interdits par un règlement d’exécution ».
Cela ne concerne pas les dérogations accordées, pour des produits approuvés, pour des usages qui ne sont (en principe) pas autorisés.
La comparaison des conclusions de Mme Juliane Kokott et de la décision finale de la Cour est très instructive.
La Cour a fait une application stricte du droit qui, rappelons-le, est le fruit du travail conjoint de la Commission, du Conseil et du Parlement Européen. Fondamentaliste, intégriste ou rigoriste – tiens, cela me rappelle un remarqué article du Monde...
Mme Juliane Kokott a proposé une interprétation jurisprudentielle qui tient compte de la balance bénéfices-risques, « de la question de savoir si les avantages pour assurer la compétitivité de l’agriculture résultant de l’utilisation d’un produit phytopharmaceutique en cause l’emportent sur les risques liés à l’utilisation du produit ».
La Cour a donc fait fi de ce qui est désigné par Mme Juliane Kokott de « compétivité de l'agriculture » et qui est en fait, dans le pire cas, l'existence même d'un secteur de l'activité agricole et, au-delà, de l'activité industrielle et commerciale et, au-delà encore de l'alimentation et du bien-être des populations.
Dans un monde rationnel – mais l'Union Européenne l'est-elle encore – cela devrait interroger sur le fonctionnement à la fois de la CJUE et des législateurs.
On peut penser qu'une Cour de Common Law (anglo-saxonne) aurait cherché à produire une conclusion ayant un effet utile ou, en tout cas, n'impliquant pas un dysfonctionnement sévère de la vie économique et sociale. En bref : suivi les conclusions de l'avocate générale Juliane Kokott.
Tel n'ayant pas été le cas, et ce, au moins pour la deuxième fois dans notre domaine après l'affaire de la mutagenèse, la balle est en fait renvoyée dans le camp du législateur : c'est à lui que revient donc la tâche de légiférer dans l'intérêt général bien compris, à la poursuite d'objectifs pragmatique et réalistes, et non idéalisés et in fine dévastateurs.
Ce qui est en cause ici, c'est ce « principe de précaution », maintes fois dénoncé, qui est devenu un principe d'interdiction ou d'inaction dès lors qu'un danger – à distinguer d'un risque – a été identifié ou n'a pas pu être exclu, quelles que soient les conséquences de l'inaction ou de l'interdiction.
Saisie par la Commission Européenne – elle-même réagissant à des pressions de la mouvance anti-pesticides – l'EFSA avait conclu en novembre 2021, en résumé, « que les autorisations d'urgence étaient justifiées, soit parce qu'aucune méthode ou produit alternatif – chimique ou non chimique – n'était disponible, soit parce qu'il existait un risque que l'organisme nuisible développe une résistance aux produits alternatifs disponibles ».
Saisie (indirectement) par la mouvance anti-pesticides, la CJUE conclut que force doit rester à la lettre de la loi et que les dérogations doivent faire l’objet d’une interprétation stricte, fût-ce en produisant un résultat absurde. Exit, donc, les autorisations justifiées par les faits objectifs.
Mais insistons encore une fois sur les carences des législateurs : pour se donner bonne conscience, et flatter le « camp du bien », ils ont interdit les néonicotinoïdes à une exception fort limité près (l'usage en milieu confiné) ; pour répondre à des besoins pressants, qu'ils savaient permanents, ils ont accordé des dérogations... et puis rien...
La mouvance anti-pesticides exulte bien évidemment. On a envie de leur opposer le mot fameux d'Édouard Daladier à sa descente d'avion après les accords de Munich.
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COMMUNIQUE DE PRESSE n° 12/23
Luxembourg, le 19 janvier 2023
Arrêt de la Cour dans l’affaire C-162/21 | Pesticide Action Network Europe e.a.
Ces mesures d’interdiction ont été adoptées pour garantir le niveau élevé de protection de la santé des animaux recherché au sein de l’Union
Le thiaméthoxame et la clothianidine sont des insecticides du groupe des néonicotinoïdes utilisés dans l’agriculture pour le traitement des semences, initialement autorisés dans l’Union. Cependant, en raison des risques aigus et chroniques élevés encourus par les abeilles provenant des semences traitées à l'aide de produits phytopharmaceutiques contenant ces néonicotinoïdes, et compte tenu du niveau élevé de protection de la santé des animaux recherché au sein de l’Union, la Commission a, en 2018, adopté de nouvelles réglementations imposant des restrictions très strictes concernant l’utilisation de ces substances actives. Deux règlements d’exécution 1 ont ainsi interdit la mise sur le marché et l’utilisation, dès la fin de l’année 2018, des semences traitées à l’aide de ces néonicotinoïdes, sauf aux fins des cultures dans des serres permanentes, tout au long du cycle de vie de la culture ainsi obtenue. Néanmoins, à l’automne 2018, en invoquant le régime dérogatoire et temporaire inscrit à l’article 53, paragraphe 1, du règlement n°1107/2009 2 , l’État belge a délivré six autorisations d’utilisation de produits phytopharmaceutiques à base de clothianidine et de thiaméthoxame pour le traitement des semences de certaines cultures, y compris les betteraves sucrières, ainsi que pour la mise sur le marché de ces semences et leur ensemencement en plein air.
Deux associations de lutte contre les pesticides et de promotion de la biodiversité ainsi qu’un apiculteur ont formé devant le Conseil d’État belge un recours contre ces autorisations, qui seraient accordées de manière abusive, plusieurs années d’affilée et sans justifications suffisantes, ce que conteste l’État belge. Ces requérants font valoir que ces néonicotinoïdes sont utilisés de manière croissante à travers la technique de l’enrobage des semences, en ce sens que, au lieu d’être pulvérisés sur la culture, ils sont préventivement appliqués sur les semences avant l’ensemencement, sans égard à la présence avérée ou non des insectes que ces produits visent à éliminer.
Le Conseil d’État belge s’adresse à la Cour afin de déterminer s’il est possible, sur le fondement de l’article 53, paragraphe 1, du règlement n° 1107/2009, de déroger à l’interdiction de mise sur le marché et d’utilisation en extérieur de semences traitées à l’aide de ces produits, expressément prévue par les règlements d’exécution, en autorisant :
-
la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques contenant ces substances actives en vue du traitement de semences et
-
la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces produits.
La Cour juge que cette disposition permet aux États membres, dans des circonstances exceptionnelles, d’autoriser la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques qui contiennent des substances qui ne sont pas couvertes par un règlement d’approbation (toute substance active est évaluée et doit remplir certaines conditions avant d’être autorisée et mise sur le marché pour un type de produit donné). Toutefois, cette même disposition ne leur permet pas de déroger aux réglementations de l’Union visant expressément à interdire la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de tels produits.
Cette interprétation trouve son origine dans la formulation même de cet article 53 du règlement n° 1107/2009 ainsi que dans l’objectif de ce règlement, lequel vise à assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale ainsi que de l’environnement, et qui se fonde sur le principe de précaution, qui est l’un des fondements de la politique de protection d’un niveau élevé poursuivie par l’Union dans le domaine de l’environnement.
La Cour rappelle que, comme le prévoit l’article 49 du règlement n° 1107/2009, lorsqu’il existe de réelles préoccupations selon lesquelles les semences traitées à l’aide de produits phytopharmaceutiques autorisés pour cette utilisation dans un État membre sont susceptibles de présenter un risque grave pour la santé humaine ou animale ou pour l’environnement et lorsqu’un tel risque ne peut être contenu de manière satisfaisante à l’aide des mesures prises par l’État membre ou les États membres concernés, des mesures visant à restreindre ou à interdire l’utilisation et/ou la vente de telles semences traitées sont immédiatement prises. C’est sur ce fondement qu’ont été adoptés les règlements d’exécution interdisant la mise sur le marché et l’utilisation en extérieur des semences en cause.
La Cour souligne, par ailleurs, l’obligation qu’ont tous les États membres de prendre toutes les mesures nécessaires afin de promouvoir la lutte contre les ennemis des cultures à faible apport en pesticides, en privilégiant chaque fois que possible les méthodes non chimiques. Une telle obligation implique que les utilisateurs professionnels de pesticides se reportent sur les pratiques et produits présentant le risque le plus faible pour la santé humaine et l’environnement parmi ceux disponibles pour remédier à un même problème d’ennemis des cultures.
La Cour relève en outre que le législateur de l’Union a bien envisagé, dans le cadre de la dérogation prévue à l’article 53, paragraphe 1, du règlement n° 1107/2009, la possibilité que les États membres, dans des circonstances exceptionnelles, à savoir lorsqu’un danger ou une menace compromettant la production végétale ou les écosystèmes ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables, puissent autoriser des produits phytopharmaceutiques ne satisfaisant pas aux conditions prévues par le règlement en question. Toutefois, s’agissant des semences traitées à l’aide de produits phytopharmaceutiques contenant des substances interdites expressément, elle considère que, par cette disposition,. le législateur n’a pas entendu permettre aux États membres de déroger à une telle interdiction expresse
RAPPEL : Le renvoi préjudiciel permet aux juridictions des États membres, dans le cadre d’un litige dont elles sont saisies, d’interroger la Cour sur l’interprétation du droit de l’Union ou sur la validité d’un acte de l’Union. La Cour ne tranche pas le litige national. Il appartient à la juridiction nationale de résoudre l’affaire conformément à la décision de la Cour. Cette décision lie, de la même manière, les autres juridictions nationales qui seraient saisies d’un problème similaire.
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1 Règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 21 octobre 2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil (JO 2009, L 309, p. 1).
2 Règlement d’exécution (UE) 2018/784 de la Commission, du 29 mai 2018, modifiant le règlement d’exécution (UE) no 540/2011 en ce qui concerne les conditions d’approbation de la substance active « clothianidine » (JO 2018, L, 132, p. 35) et règlement d’exécution (UE) 2018/785 de la Commission, du 29 mai 2018, modifiant le règlement d’exécution (UE) no 540/2011 en ce qui concerne les conditions d’approbation de la substance active « thiaméthoxame » (JO 2018, L 132, p. 40).
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Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :
L’article 53, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 21 octobre 2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil,
doit être interprété en ce sens que :
il ne permet pas à un État membre d’autoriser la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques en vue du traitement de semences, ainsi que la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces produits, dès lors que la mise sur le marché et l’utilisation de semences traitées à l’aide de ces mêmes produits ont été expressément interdites par un règlement d’exécution.
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96. Je propose par conséquent à la Cour de répondre aux questions préjudicielles du Conseil d’État (Belgique) de la manière suivante :
1) Il y a lieu de répondre à la cinquième question que l’application de l’article 53, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 21 octobre 2009, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil nécessite une appréciation concrète, à la lumière du principe de précaution, de la question de savoir si les avantages pour assurer la compétitivité de l’agriculture résultant de l’utilisation d’un produit phytopharmaceutique en cause l’emportent sur les risques liés à l’utilisation du produit. Lorsque l’utilisation d’un produit phytopharmaceutique entraîne des effets nocifs pour la santé humaine et animale, une autorisation d’urgence ne peut être délivrée que si elle est nécessaire pour prévenir des dangers particulièrement graves. En revanche, en cas de conséquences « simplement » négatives pour l’environnement, la marge pour procéder à la mise en balance est plus étendue.
2) Il convient de répondre à la deuxième question que, lors de l’application de l’article 53, paragraphe 1, du règlement n° 1107/2009, les États membres doivent notamment apprécier si les besoins de protection phytosanitaire existant concrètement sur place prévalent exceptionnellement sur les risques pour la santé humaine ou animale ou pour l’environnement que présente un produit phytopharmaceutique et permettent donc l’autorisation d’urgence d’un usage que la Commission européenne a interdit lors de l’approbation de la substance active en cause.
3) Il y a lieu de répondre à la troisième question que l’autorisation d’urgence de l’utilisation d’un produit phytopharmaceutique, au titre de l’article 53, paragraphe 1, du règlement n° 1107/2009, dépend non pas du caractère certain ou plausible de la survenance du danger qu’il vise à prévenir, mais du point de savoir si les avantages de cette utilisation l’emportent sur les inconvénients qu’elle présente. À cet égard, les avantages et les inconvénients de l’utilisation en cause, y compris le degré de probabilité du danger en question, doivent être suffisamment documentés et, partant, être déduits d’indices sérieux et concluants.
4) Il y a lieu de répondre à la quatrième question que l’autorisation d’urgence visée à l’article 53, paragraphe 1, du règlement n° 1107/2009 ne peut être accordée qu’à titre exceptionnel. Un danger habituel, qui survient fréquemment, ne constitue pas un cas exceptionnel et n’est donc pas suffisant.
5) Il convient de répondre à la première question que l’autorisation d’urgence d’un produit phytopharmaceutique, au titre de l’article 53, paragraphe 1, du règlement n° 1107/2009, peut inclure le traitement des semences par le produit phytopharmaceutique ainsi que la vente ou l’ensemencement, sur le territoire couvert par l’autorisation, de semences traitées avec le produit phytopharmaceutique.