Déficit (allégué) de pollinisateurs et conséquences (alléguées) sur la santé humaine
Schéma décrivant la chaîne de modules qui a constitué notre modèle global. Les flèches indiquent où les sorties d'un module servent d'entrées à un autre. Le module C reçoit des entrées des modules A et B, qui sont connectés au module D, puis au module E. Note : mod, module.
En butinant sur Internet, nous sommes tombés sur un article publié dans Environmental Health Perspectives le 14 décembre 2022, « Pollinator Deficits, Food Consumption, and Consequences for Human Health: A Modeling Study » (déficit de pollinisateurs, consommation alimentaire et conséquences pour la santé humaine : une étude de modélisation).
Les auteurs en sont Matthew R. Smith, Nathaniel D. Mueller, Marco Springmann, Timothy B. Sulser, Lucas A. Garibaldi, James Gerber, Keith Wiebe et Samuel S. Myers.
Voici, comme d'usage sur ce blog, le résumé – mais nous collons au plus près au texte :
« Contexte
La pollinisation animale soutient la production agricole de nombreux aliments sains, tels que les fruits, les légumes, les fruits à coques et les légumineuses, qui fournissent des nutriments essentiels et protègent contre les maladies non transmissibles. Aujourd'hui, la plupart des cultures reçoivent une pollinisation sous-optimale en raison de l'abondance et de la diversité limitées des insectes pollinisateurs. Les pollinisateurs animaux souffrent actuellement d'une multitude de pressions anthropiques directes et indirectes : changement d'affectation des terres, techniques agricoles intensives, pesticides nocifs, stress nutritionnel et changement climatique, entre autres.
Objectifs :
Nous avons cherché à modéliser les impacts sur la santé humaine mondiale actuelle d'une pollinisation insuffisante via l'alimentation.
Méthodes :
Nous avons utilisé une approche de zonage climatique pour estimer les écarts de rendement actuels pour les aliments à pollinisation animale et estimé la proportion de l'écart attribuable à l'insuffisance de pollinisateurs sur la base des recherches existantes. Nous avons ensuite simulé le comblement des "écarts de rendement des pollinisateurs" en éliminant la part des écarts de rendement totaux attribuable à une pollinisation insuffisante. Ensuite, nous avons utilisé un modèle agricole et économique pour estimer l'impact de la réduction du déficit de rendement des pollinisateurs sur la production alimentaire, le commerce interrégional et la consommation. Enfin, nous avons utilisé une évaluation comparative des risques pour estimer les changements liés aux risques alimentaires et à la mortalité par pays et au niveau mondial. En outre, nous avons estimé la valeur économique perdue de la production agricole pour trois pays différents ayant fait l'objet d'une étude de cas : Honduras, Népal et Nigeria.
Résultats :
À l'échelle mondiale, nous avons calculé que 3 à 5 % de la production de fruits, de légumes et de fruits à coques est perdue en raison d'une pollinisation inadéquate, ce qui entraîne une surmortalité annuelle estimée à 427.000 (intervalle d'incertitude de 95 % : 86.000, 691.000) due à la perte de consommation d'aliments sains et aux maladies associées. Les impacts modélisés étaient inégalement répartis : la perte de production alimentaire était concentrée dans les pays à faible revenu, tandis que les impacts sur la consommation alimentaire et la mortalité attribuables à une pollinisation insuffisante étaient plus importants dans les pays à revenu moyen et élevé, où les taux de maladies non transmissibles sont plus élevés. En outre, dans nos trois pays d'étude de cas, nous avons calculé que la valeur économique de la production végétale était de 12 à 31 % inférieure à celle obtenue en cas d'abondance des pollinisateurs (en raison de pertes de production végétale de 3 à 19 %), principalement en raison de la perte de production de fruits et légumes.
Discussion :
D'après notre analyse, les populations insuffisantes de pollinisateurs sont responsables d'importantes charges de morbidité actuelles dues à la perte de consommation d'aliments sains. En outre, nous avons calculé que les pays à faible revenu perdaient des revenus et des rendements agricoles importants en raison du manque de pollinisateurs. Ces résultats soulignent le besoin urgent de promouvoir des pratiques favorables aux pollinisateurs, tant pour la santé humaine que pour les moyens de subsistance agricoles. https://doi.org/10.1289/EHP10947 »
Comme on peut le voir sur le graphique ci-dessus et dans le résumé, on a fait chauffer les micro-processeurs ! C'est une succession de modèles ou de modules, avec des données sans doute très approximatives et des hypothèses hasardeuses.
Les auteurs ont illustré leur démarche par un exemple, la Pologne :
« Les trois quarts de la production végétale polonaise à pollinisation animale, à l'exclusion des oléagineux, proviennent de trois cultures : les pommes (53 %), les concombres (11 %) et les tomates (10 %). Pour comprendre le potentiel manquant de la Pologne en raison d'une pollinisation insuffisante, nous avons d'abord comparé les rendements moyens des cultures polonaises avec leur rendement potentiel basé sur une sélection de rendements mondiaux obtenus sur des terres cultivées ayant un climat similaire à celui de la Pologne. Le rendement moyen déclaré de la Pologne pour les pommes est de 12,1 tonnes métriques (t/ha) contre un rendement réalisable de 15,8 t/ha ; pour les concombres, 11,5 t/ha en moyenne contre 18,9 t/ha réalisables ; et pour les tomates, 15,5 t/ha en moyenne contre 37,8 t/ha réalisables.
En ce qui concerne l'écart entre les rendements moyens et les rendements estimés réalisables en fonction du climat, nous nous sommes appuyés sur des travaux empiriques solides basés sur le terrain pour supposer qu'environ un quart de la différence est due à une pollinisation insuffisante après avoir contrôlé d'autres variables potentielles (par exemple, les techniques agricoles industrialisées, l'utilisation d'intrants, l'irrigation, les propriétés du sol, la proximité des zones naturelles) [...]. À partir de ces données, nous avons estimé que si les pollinisateurs étaient abondants et diversifiés, la Pologne pourrait produire 8 % de pommes, 12 % de concombres et 28 % de tomates en plus. En élargissant l'objectif aux cultures pollinisées et non pollinisées par les animaux, nous estimons qu'avec une meilleure pollinisation, la Pologne pourrait produire 13 % de fruits et 3 % de légumes en plus qu'actuellement. La valeur plus élevée pour les fruits reflète le fait que les légumes à pollinisation animale représentent une plus petite proportion de la production totale selon nos calculs. »
Il faudrait en savoir plus sur l'agriculture polonaise. On peut cependant penser sur la base d'une recherche rapide qu'on pratique aussi l'éclaircissage sur les pommiers polonais... le résultat d'une pollinisation surabondante. Quant aux concombres et tomates, ils sont sans doute produits sous couvert, en milieu largement artificialisé ; un milieu dans lequel on peut introduire des pollinisateurs issus d'élevages.
Les auteurs versent en conclusion dans le catastrophisme, conditionnel puisque nous aurions la possibilité de réagir. Mais sans nier l'opportunié de mesures favorisant les pollinisateurs, y a-t-il vraiment un « ...besoin urgent... » ?
On peut considérer que leurs résultats – en admettant qu'ils soient crédibles – sont plutôt une bonne nouvelle : une perte de seulement 3 à 5 % de la production de fruits, de légumes et de fruits à coques, à comparer aux pertes à deux chiffres dues aux parasites et maladies ; un coût humain estimé à 427.000 décès prématurés (de combien ?), soit 0,005 % de la population mondiale ou 0,75 % de la mortalité mondiale estimée à 57 millions (les auteurs annoncent 0,8 %).
Les auteurs ont eu « le bon goût » – pas vraiment répandu dans ce genre d'études – de préciser leur intervalle de confiance à 95 % : 86.000 – 691.000 (soit 0,001 – 0,009 % de la population mondiale ou 0,15 – 1,21 % de la mortalité mondiale).
Cela n'a pas empêché Harvard de publier le 14 décembre 2022, l jour de la publication de l'article, une annonce de l'apocalypse, « When pollinator populations are in peril » (lorsque les populations de pollinisateurs sont en péril).
Les incertitudes – en particulier l'important intervalle de confiance – ont bien sûr disparu... l'éternel problème d'une communication scientifique en dernière analyse malhonnête.
On y commente le fait que les pertes de récoltes seraient plus élevées dans les pays à faible revenu, mais que les impacts seraient plus importants dans les pays à revenu moyen et élevé. Selon M. Timothy Sulzer, l'un des auteurs :
« Les résultats peuvent sembler surprenants, mais ils reflètent la dynamique complexe des facteurs à l'origine des systèmes alimentaires et des populations humaines dans le monde entier. »
Ah bon...
Peut-être – toujours à supposer qu'ils soient crédibles – ne le sont-ils guère : on peut penser qu'une réduction de la production de fruits et légumes n'a guère d'incidence sur des régimes alimentaires qui sont de toute façon, par nécessité, réduits à des pourvoyeurs d'énergie comme les céréales.
(Source)
Mais peut-être sont-ils vraiment surprenants : y a-t-il une pénurie de fruits et légumes sur les étals des pays développés ? Si la réponse est non – ce que suggèrent aussi les discours ambiants sur le gaspillage – comment expliquer une relation alléguée de cause à effet ?
Est-ce aussi une insuffisance de l'offre – de quelques pour cent – due au déficit allégué de pollinisateurs qui empêche les Chinois, les Indiens, les Russes, etc. d'avoir une alimentation variée ?
The Guardian a repris l'information le 9 janvier 2023 avec en titre : « Global pollinator losses causing 500,000 early deaths a year – study » (les pertes mondiales de pollinisateurs provoquent 500.000 décès prématurés par an – étude), et en chapô : « Le déclin des insectes entraîne une diminution des rendements d'aliments sains comme les fruits et légumes et une augmentation des maladies chez les humains. »
Dave Goulson, l'inévitable chercheur à gages, chercheur militant et prétendant à la succession de Rachel Carson, y est appelé à amplifier le message apocalyptique.
Relevons ici une dérive déjà initiée dans la communication de Harvard : l'article de Smith et al. ne traite pas d'un déclin, mais d'un déficit. Leur analyse n'est pas fondée sur une série chronologique de mesures ; comme illustré ci-dessus par le cas de la Pologne c'est une comparaison des rendements du pays considéré avec les meilleurs des pays censés être comparables, une partie de la différence étant attribuée, au doigt mouillé, à une présence insuffisante de pollinisateurs.
Le Point a publié un articulet le 10 janvier 2023, une mini-resucée du Guardian, avec il va sans dire un titre anxiogène, « Le déclin des insectes pollinisateurs, un danger pour la santé ».
Même anxiogenèse malvenue chez Futura-Sciences, avec « La disparition des pollinisateurs fait 500 000 morts par an dans le monde ».
Mais il est faux d'écrire que « [d]une manière globale, les trois quarts des champs cultivés nécessitent l'intervention des insectes pollinisateurs ». Pour autant que le chiffre ait une signification, ce serait par rapport aux espèces cultivées. Prenez par exemple le blé et le basilic... et cela donne la moitié.
Reporterre a aussi voulu livrer un travail personnel avec : « Déclin des abeilles : près de 500 000 morts prématurés par an ».
On appréciera le mot « prématuré » dans le titre (il n'apparaît pas dans l'article scientifique). Mais l'auteur n'a pas eu la main heureuse en citant un propos en partie stupide de Smith et al. :
« La pollinisation animale augmente la production des trois quarts des variétés de cultures agricoles pour plusieurs raisons, estime l’équipe de recherche. "Les pollinisateurs sont plus efficaces pour délivrer le pollen que le vent ou l’autopollinisation, ce qui augmente le succès de la fertilisation." Ils améliorent aussi la pollinisation croisée entre différentes plantes, ce qui favorise la diversité génétique. »
Géo s'est aussi inspiré du Guardian, le 11 janvier 2023, pour un autre article à la Philippulus, « Le lourd bilan du déclin des pollinisateurs sur la santé humaine dans le monde ». Ah ! Le sens des ordres de grandeur...
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Dave Goulson est évidemment de la partie :
« L'impact global du déclin de la biodiversité sur la production agricole est probablement bien plus important que celui mesuré dans cette étude. […] L'aspect le plus inquiétant de ce travail est que, puisque les populations d'insectes continuent à décliner, cette perte de rendement des cultures va s'aggraver à l'avenir, alors que la population humaine va continuer à croître pour atteindre au moins 10 milliards d'habitants. Les problèmes décrits ici vont probablement s'aggraver au fur et à mesure que le 21e siècle avance. »
L'aspect le plus inquiétant de ce travail est à notre sens qu'il est dévoyé et instrumentalisé. Mais le bon côté est peut-être que l'impact est limité.
Parmi les auteurs, il en est qui ont déjà publié sur cette problématique. Il pourrait être intéressant de comparer plus en détail les différents travaux pour voir s'ils sont cohérents. Par exemple dans cet article de 2015, ils annoncent 1,42 million de décès supplémentaires dans un scénario de disparition complète des pollinisateurs, 700.000 si la population de pollinisateurs était réduite de moitié.
On peut aussi trouver une vertu à cet article, toujours en admettant que la méthode et les résultats soient crédibles : Quel surcroît de mortalité serait associé à un passage au mode biologique de x % de la production de denrées alimentaires dépendant de la pollinisation animale ?