Consultation sur les semences de betteraves et deux néonicotinoïdes : j'ai répondu
André Heitz*
(Source)
Le citoyen lambda a l'opportunité de se prononcer sur un projet d'arrêté posant une question très technique. S'il est pris, les lobbies anti-pesticides pourront clamer que le gouvernement est à la botte des betteraviers et du lobby des pesticides. Dans le cas contraire, ce sont les betteraviers qui risquent de prendre un bouillon.
Le Ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire a mis en consultation publique jusqu'au 24 janvier 2022 un
« projet d’arrêté autorisant provisoirement l'emploi de semences de betteraves sucrières traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant les substances actives imidaclopride ou thiamethoxam et précisant les cultures qui peuvent être semées, plantées ou replantées au titre des campagnes suivantes ».
C'est en application de la loi n° 2020-1578 du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, qui modifie l'article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime.
Cette loi était un compromis foireux destiné à rendre également insatisfaits et malheureux les députés « éconos » ou « agricos » et les députés « écolos » d'En Marche ! et surtout la ministre de la transition écologique Barbara Pompili (rappelons-le : numéro 2 du gouvernement) et le ministre de l'agriculture et de l'alimentation Julien Denormandie (rappelons-le aussi : numéro 2 du gouvernement... en commençant par la fin).
Mme Barbara Pompili avait dû avaler son chapeau en revenant sur la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages – son chef-d'œuvre précédent, dont la maternité est sans doute aussi revendiquée par Mme Ségolène Royal, à l'époque ministre de l'environnement, de l'énergie et de la mer, chargée des relations internationales sur le climat (et « finaliste présidentielle » selon son compte Twitter...).
Un morceau de bravoure avait consisté à graver l'interdiction des néonicotinoïdes à compter du 1er septembre 2018 dans le marbre de la loi. Celle-ci prévoyait prudemment des possibilités de dérogations, mais, très imprudemment, seulement jusqu'au 1er juillet 2020.
En septembre 2020, elle déclarait : « Il ne faut pas croire […] que la filière de la betterave va survivre si, d'ici deux ans, il n'y a pas de solution [...] » (Source)
Toutefois, les faits sont plus têtus que les législateurs, qui sont pourtant des champions pour certains domaines, dont la bien-pensance « écologique ». Il a fallu une nouvelle possibilité de dérogations.
On l'a limitée au problème le plus pressant (voir ci-dessous), aux semences de betteraves qui seraient enrobées de l'un ou l'autre des néonicotinoïdes susmentionnés afin de protéger les jeunes plantes contre des pucerons vecteurs de virus provoquant la « jaunisse ».
Et les champions de l'entêtement ont concoté une usine à gaz devant permettre – pour les uns – de délivrer des dérogations, décidées annuellement, jusqu'au 1er juillet 2023 et – pour les autres – de faire échec à ces dérogations grâce à des combats d'arrière-garde (voir aussi ci-dessous).
Et comme il s'agit d'une décision en matière d'environnement, il y a consultation du public...
(Source)
J'ai donc pris ma plus belle plume (façon de parler). Le texte envoyé ne comportait pas de gras ni de liens :
« La dérogation de 120 jours est une nécessité agronomique, économique pour les producteurs, les filières d'aval et la Nation, environnementale et sociale.
Il n'y a pas d'alternatives. L'expertise de l'ANSES de juin 2021, correctement lue et interprétée, et l'avis de l'EFSA de novembre 2021 le montrent.
Les pertes de rendement de la campagne 2020 (30 % en moyenne, 60 % localement) ont montré l'ampleur du risque jaunisse.
Il serait irresponsable de priver les producteurs d'une réponse simple et efficace au problème des viroses et de leur faire supporter les risques d'une année à pucerons et jaunisse. L'action politique – puisque le gouvernement et le Parlement ont choisi de politiser à outrance l'action technique – ne doit pas relever de prédictions et supputations style Mme Irma.
Ce qui est en jeu, outre les filières d'aval (et parallèles comme la valorisation des co-produits), c'est aussi la souveraineté alimentaire – maintenant intégrée dans l'intitulé du ministère de l'Agriculture. Son importance a été rappelée par la crise de la Covid et la guerre en Ukraine.
Il serait tout aussi irresponsable de parier sur une année favorable et de prendre le risque de devoir indemniser les producteurs par nos impôts.
Les néonicotinoïdes ont fait l'objet d'une extraordinaire campagne de dénigrement, et même d'une manœuvre sur le plan « scientifique » relevant de l'escroquerie, pour les faire interdire (c'est parfaitement documenté). Ils ne sont certes pas anodins et présentent des dangers (à distinguer des risques, qui se gèrent) pour les abeilles et autres pollinisateurs.
Leur emploi en enrobage des semences – surtout avec les conditions prévues par le projet d'arrêté, qui relèvent d'une sécurité type « ceinture et bretelles » – est toutefois très favorable à la protection de l'environnement dans une approche bénéfices-risques, plus favorable que les traitements aériens, peu nombreux et à l'efficacité problématique.
En atteste, par exemple, l'expérience des apiculteurs canadiens de l'Alberta (et australiens) qui n'ont aucun problème à mettre leurs ruches dans les champs de canola/colza et se sont opposés à l'interdiction des néonicotinoïdes.
Le projet d'arrêté fait l'objet d'une campagne orchestrée de protestation prenant la forme d'une réponse prémâchée ignorant les vrais enjeux. Nombre de médias, à commencer par l'AFP, se sont empressés de relayer quasi exclusivement le discours d'opposition, parfois avec des arguments particulièrement spécieux. Cela illustre la nécessité d'un effort d'explication et de vulgarisation de la part des pouvoirs et instituts publics.
La recherche-développement n'obéit pas aux injonctions et petits arrangements politiciens. Il convient de modifier sans tarder la loi, de faire sauter le verrou de 2023 et de prévoir une procédure de décision pragmatique et efficace.
Et faire accélérer l'adoption d'un régime favorable aux nouvelles techniques génomiques, susceptibles d'apporter une solution.
André Heitz, ingénieur agronome, retraité.
Le projet d'arrêté est un copier-coller de l'arrêté de l'année dernière.
Pour se prononcer, le gouvernement examinera notamment les prévisions climatiques saisonnières initialisées au 1er janvier 2023 et la présence de réservoirs viraux à l’automne (qui auront évidemment été recherchés par des collectes de matériel végétal sur le terrain, suvies par des analyses en laboratoire) :
« En effet, les analyses de probabilités d’arrivée précoce de pucerons (qui disséminent les virus) sont fondées sur les prévisions climatiques saisonnières. Elles font partie des critères considérés pour évaluer le risque de pression phytosanitaire susceptible d’être rencontrée l’année prochaine [sic – on parle en fait du printemps 2023], tout comme la présence de réservoirs viraux à l’automne [2022], qui pourraient contaminer les pucerons qui iront ensuite infecter les cultures de betterave sucrière. »
Ce sont les « prédictions et supputations style Mme Irma »...
Ne nous attardons pas sur les prévisions « climatiques » à quatre ou cinq mois...
(Source)
La contestation menée notamment par Générations Futures porte essentiellement sur l'absence de réservoirs viraux. Selon leur réponse type, citant une annexe du dossier du ministère :
« Mais surtout les données sur les réservoirs viraux fournies montrent une pression virale bien moindre qu’en 2020 et 2021 puisque "Aucune plante n’est positive aux virus (de la jaunisse) à date du début décembre. Seuls [sic], six plantes ont un statut 'douteux'." »
Bien évidemment, les deux néonicotinoïdes – qui furent utilisés pendant des années, et pas seulement en enrobage des semences et le sont toujours dans de nombreux pays – sont « des substances extrêmement dangereuses pour l’environnement et la santé »...
C'est toutefois un peu plus complexe dans le rapport de l'INRAE. Il y a aussi ceci :
« […] En 2021-2022, sept parcelles avaient également été analysées en décembre puis à nouveau en février : aucune des plantes n’était positive en décembre alors que 4 parcelles sur 7 contenaient des plantes positives en février.
Ainsi, l’absence de résultats positifs à la date de décembre ne préjuge pas d’une évolution ultérieure défavorable. »
Mme Irma encore !
Et Gribouille, l'incurie législative et administrative : pour donner aux semenciers le temps de conditionner les semences, il faut/faudrait décider sur la dérogation avant la fin janvier (la dérogation de l'année précédente était datée du 31 janvier), alors même que l'ensemble des données qui seraient pertinentes ne sont pas encore réunies... et sont impossibles à réunir !
Gribouille encore quand le ministère s'épanche dans son laïus sur sa page internet sur le « plan national de recherche et d’innovation (PNRI) doté de 7 millions d’euros de crédits de l’Etat, pour un montant global supérieur à 20 millions d’euros [...] ». Croix de bois, croix de fer, on aura les solutions magiques pour les semis de 2024. Euh...
« Après deux années de recherche, les instances du PNRI considèrent, même si certaines pistes sont prometteuses, qu’il n’existe pas de solutions alternatives aux NNI déployables à l’échelle de l’ensemble de la sole betteravière en 2023 pour quatre raisons principales [...] »
Quatre raisons principales qui démontrent que les « 23 projets scientifiques dont l’objectif est de trouver des alternatives aux néonicotinoïdes » s'inscrivent, pour ceux qui sont réalistes, dans le long terme. Quant à l'approche la plus prometteuse, qui ferait appel aux techniques génétiques, elle est bloquée par une législation européenne sur les OGM délirante.
« […] Quoi qu'il arrive, c'est la dernière […] Ah, je vous assure qu'il n'y aura pas une nouvelle loi [...] » (Source)
On ose espérer que le gouvernement prendra son arrêté. Mais alors les lobbies anti-pesticides pourront clamer qu'il aura cédé aux betteraviers et au lobby des pesticides.
Dans le cas contraire, le gouvernement prendra un pari et, éventuellement, ce seront les ou des betteraviers qui prendront le bouillon.
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* André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.
Une version de cet article a été publiée sur Contrepoints.