Semences de betteraves enrobées d'un néonicotinoïde : retour sur deux scandales
André Heitz*
(Source)
Le cirque politico-médiatique est partant pour une nouvelle représentation du numéro des « néonicotinoïdes tueurs d'abeilles ». Il repose sur de belles escroqueries.
Dans « Fesneau favorable à une nouvelle dérogation pour les néonicotinoïdes », la France Agricole (accès libre) rapporte que le Ministre de l'Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire, Marc Fesneau, a déclaré le 8 décembre 2022, dans une vidéo diffusée lors de l'assemblée générale de la Confédération Générale des Planteurs de Betteraves (CGB) :
« Une troisième [dérogation] est à venir, en tout cas je l’espère, et je pense qu’elle sera utile pour pouvoir déroger (sic) et lutter efficacement contre la jaunisse en attente de solutions alternatives »
Il n'y a là rien de bien époustouflant. Du reste, on peut interpréter cela comme un vœu pieux du successeur de l'énergique Julien Denormandie.
C'est la mise en œuvre – espérée – de l'article L253-8, deuxième alinéa du II, du Code Rural et de la Pêche Maritime – qui permet des dérogations sous certaines conditions jusqu'au 1er juillet 2023 –, combiné à l'article L253-8-3 – qui limite ces dérogations aux semences de betteraves sucrières. Admirez aux passage la fantastique technique rédactionnelle... deux articles alors qu'il suffisait d'ajouter trois mots à l'un.
Il s'agit d'une dérogation de 120 jours, conforme au droit européen (article 53 du règlement (CE) n° 1107/2009). Elle permet de produire et d'utiliser sous certaines conditions des semences de betteraves sucrières enrobées d'imidaclopride ou de thiaméthoxame afin de lutter contre les pucerons vecteurs de viroses (des jaunisses) qui peuvent être très impactantes sur le rendement et la rentabilité des cultures (voir ici la dérogation de 2021). En 2020, la jaunisse avait entraîné la destruction de 30 pour cent de la récolte de betteraves sucrières, 60 % localement, et 280 millions d’euros de pertes.
En l'état actuel des choses, cette dérogation est indispensable, à moins de tuer la filière sucrière avec toutes ses industries connectées et d'importer sucre, éthanol et autres produits dérivés. On peut, bien sûr, contester en arguant d'un hiver suffisamment froid pour éliminer les réservoirs de pucerons... et mettre le risque de se planter à la charge des producteurs.
Et pourtant... On peut s'attendre à des remous politiques et médiatiques...
Voilà déjà l'ancienne Ministre de la Transition Écologique et maintenant députée Renaissance, Barbara Pompili, monter au créneau pour défendre ce qu'elle avait obtenu de haute lutte – après avoir dû manger son chapeau et renoncer à une interdiction absolue : la limitation dans le temps de la faculté d'accorder des dérogations à 2023. « Hâte de lire ce rapport », écrit-elle ? Elle y apprendra sans doute que les « alternatives » n'apparaissent pas à la suite d'un claquement de doigts. Et, sauf miracle, cela ne changera pas son positionnement.
(Source)
Voilà déjà un conseiller municipal de Villiers/Marne, sans doute spécialiste de la betterave et de ses ennemis (ironie) mais « fervent défenseur de la cause environnementale », qui insulte la filière betteravière et ses acteurs...
Voilà déjà une entité incorporée sous forme d'association, en relations mutuellement profitables avec le biobusiness, qui, sans connaître l'état actuel du dossier, annonce déjà une position dogmatique...
Voilà déjà une journaliste...
En fait, elle fait bien de nous rappeler que « Ces pesticides sont une arme de destruction massive des abeilles ».
Mais c'est là un article de foi de la mouvance anti-pesticides et un puissant élément de langage d'une profession apicole qui, notamment en France, a « chargé » les néonicotinoïdes pour des « crimes » – la mortalité ou l'effondrement des colonies d'abeilles – qu'ils n'ont pas commis.
L'interdiction de trois néonicotinoïdes dans l'Union Européenne pour toutes les espèces cultivées et tous les usages sauf en milieu confiné (clothianidine, imidaclopride, thiaméthoxame), suivie du non-renouvellement de l'autorisation d'un quatrième (le thiaclopride), a une longue histoire.
L'une des étapes clés a été ce qu'il faut bien appeler un complot ourdi par des scientifiques. Nous l'avons décrit plus en détail dans « "La condamnation d'abord ! La motivation ensuite !"... Malice au Pays des Abeilles » sur le blog Imposteurs.
Ce complot est parfaitement et irréfutablement documenté par les conspirateurs eux-mêmes dans le compte rendu d'un « atelier de travail » tenu à Orsay, à l'Université de Paris-Sud, du 28 au 30 juin 2010, et dans son annexe.
Voici un extrait qui démontre que l'on a planifié une « science » militante, au service d'une cause :
« Il a été convenu que, sur la base des résultats de la réunion de Paris, les quatre études (research papers) clés seront publiées dans des revues à comité de lecture. Sur la base de ces documents, une étude sera soumise à Science (premier choix) ou Nature (deuxième choix) ; elle présentera de nouvelles analyses et conclusions dans toutes les disciplines scientifiques pour démontrer de façon aussi convaincante que possible l'impact des néonicotionoides sur les insectes, les oiseaux, les autres espèces, les fonctions des écosystèmes, et les moyens de subsistance de l'Homme. Ce papier à fort impact aura un premier auteur soigneusement choisi, un noyau d'auteurs composé de sept personnes ou moins (y compris les auteurs des quatre premiers documents), et un ensemble d'auteurs plus large pour obtenir une couverture globale et interdisciplinaire. Une quantité importante de preuves à l'appui figureront en ligne dans la partie "Supporting Online Material". Un papier parallèle, "frère" (ce serait un document plus court de forum des politiques) pourrait être soumis simultanément à Science pour attirer l'attention sur les implications politiques de l'autre papier et appeler à un moratoire sur l'utilisation et la vente de pesticides néonicotinoïdes. Nous essaieront de rassembler quelques grands noms du monde scientifique comme auteurs de ce document. Si nous réussissons à faire publier ces deux documents, il y aura un impact énorme, et une campagne menée par le WWF, etc. pourra être lancée immédiatement. Il sera beaucoup plus difficile pour les politiciens d'ignorer un document de recherche et un document de forum des politiques publiés dans Science. La chose la plus urgente est d'obtenir le changement de politique nécessaire et de faire interdire ces pesticides, pas de lancer une campagne. Une base scientifique plus solide devrait se traduire par une campagne plus courte. En tout cas, cela va prendre du temps, car l'industrie chimique va jeter des millions dans un exercice de lobbying. »
L'histoire est aussi une saga sur le plan européen. On a agité tous les épouvantails possibles et imaginables. Le gouvernement français – phare de l'Union Européenne, n'est-il pas ? – y a joué un rôle important.
On a aussi pu exploiter les incertitudes et la prudence des évaluations de l'Agence Européenne de Sécurité Alimentaire (EFSA). Des affirmations telles que : « un risque pour les abeilles a été signalé ou n’a pas pu être exclu » sont en effet propices à une application – en principe prudente, en réalité démagogique – du principe de précaution.
Mais la décision d'interdire des néonicotinoïdes a aussi pu se prendre grâce aux dérogations permettant de répondre aux « situations d’urgence en matière de protection phytosanitaire ». Selon le principe « fermer la porte, mais ouvrir la fenêtre ».
C'est là un autre scandale. En cédant à la paresse, les instances de décision ont accrédité la thèse des « néonicotinoïdes tueurs d'abeilles » et permis aux pr^cheurs d'apocalypse de cibler un nouveau totem à abattre (le sulfoxaflor en France).
En 2020 et 2021, 11 États membres (Allemagne, Belgique, Croatie, Danemark, Espagne, Finlande, France, Lituanie, Pologne, Roumanie et Slovaquie) avaient accordé 17 autorisations d'urgence , essentiellement pour la betterave sucrière.
Pressée par l'activisme anti-pesticides et, sans doute, animée par sa propre aversion aux produits phytosanitaires, la Commission Européenne a demandé l'avis de l'EFSA sur la pertinence des dérogations. Conclusion générale publiée le 18 novembre 2021 (voir ici pour la dérogation française) :
« Dans les 17 cas, l'EFSA a conclu que les autorisations d'urgence étaient justifiées, soit parce qu'aucune méthode ou produit alternatif – chimique ou non chimique – n'était disponible, soit parce qu'il existait un risque que l'organisme nuisible développe une résistance aux produits alternatifs disponibles. »
Les néonicotinoïdes ont été utilisés pendant longtemps dans l'Union Européenne pour une large gamme d'espèces cultivées et d'insectes cibles. Ils le sont toujours dans d'autres parties du monde. Y sacrifie-t-on la faune non cible et, plus particulièrement, les abeilles et les autres pollinisateurs ? Bien sûr que non ! Voir ici pour le Canada.
L'enrobage des semences de betteraves – des plantes non visitées par les abeilles car ne fleurissant pas en culture pour la production de sucre et de toute façon non mellifères – est une des utilisations les plus vertueuses.
En témoigne par exemple le fait que les apiculteurs canadiens de l'Alberta se sont opposés à plusieurs reprises à l'interdiction des néonicotinoïdes : ils n'ont aucun souci à installer leurs ruches à proximité des champs de canola (colza) issu de semences enrobées.
En résumé, selon le Dr Sarah Wood, professeur agrégé de pathologie vétérinaire au Western College of Veterinary Medicine de l'Université de la Saskatchewan :
« Nous savons que plus de 95 % de notre canola est cultivé à partir de semences traitées avec un néonicotinoïde, nous savons donc que les abeilles domestiques sont exposées à de très faibles niveaux de ces insecticides lorsqu'elles pollinisent le canola.
Dans le même temps, nous savons également que les abeilles mellifères se portent très bien sur le canola, qu'elles sont productives et qu'elles produisent beaucoup d'excellent miel de canola. »
Les néonicotinoïdes sont bien sûr dangereux pour les abeilles. Mais ils peuvent être utilisés selon des préconisations qui éliminent les risques ou les réduisent à un niveau acceptable.
L'enrobage des semences de betteraves fait partie des utilisations les plus vertueuses, produit des bénéfices importants et, du point de vue de la protection de la faune, est plus favorable que les alternatives, c'est-à-dire les traitements insecticides aériens.
Mais gageons que cela n'empêchera pas l'activisme de remettre une pièce dans le bastringue et de faire jouer la même scie. Les faits ne sauraient faire obstacle à l'idéologie.
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* André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.
Une version de cet article a été publiée sur Contrepoints.