Agriculture, productivité et biodiversité, les leçons du débat land sharing/land sparing
Académie d'Agriculture de France*
(Source)
Ceci est un résumé d'un « Point de vue d'Académiciens » – en l'occurrence MM. Philippe Stoop, Bernard Ambolet, Jean-Louis Bernard, Bernard Le Buanec, Christian Lévêque.
L’intensification de l’agriculture pendant la deuxième moitié du XXème siècle a entrainé une baisse importante et bien documentée de la biodiversité dans les paysages agricoles. Cela ne signifie pourtant pas que revenir à une agriculture plus extensive serait forcément bénéfique pour la biodiversité. En effet, comme l’avait formulé N. Borlaug, un des fondateurs de la « Révolution Verte », l’agriculture intensive, qui emploie moins de terres pour une production donnée, permet du même coup de préserver plus d’espaces naturels qu’une agriculture plus extensive. Cette hypothèse a suscité le débat du « Land Sharing » et du « Land Sparing » (débat LSS), qui vise à déterminer la stratégie optimale pour maximiser la biodiversité à l’échelle d’un paysage :
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une agriculture extensive, qui partage (share) les parcelles entre la biodiversité spontanée et l’espèce cultivée ?
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ou une agriculture intensive, où les surfaces cultivées sont presque totalement occupées par l’espèce cultivée avec une haute productivité, ce qui permet de réserver (spare) plus d’espace non cultivés pour la faune et la flore sauvage ?
La première partie de cette note résume les interactions complexes entre agriculture et biodiversité. Elle rappelle que, dans le contexte européen, la biodiversité que nous considérons comme « naturelle » est en fait un équilibre instable entre la faune et la flore des écosystèmes spontanés, et les espèces végétales et animales qui ont bénéficié de la diversification et de l’ouverture des paysages, créées par l’apparition et les évolutions de l’agriculture. Cet équilibre a été déplacé pendant le demi-siècle dernier par l’intensification, telle qu’elle a été réalisée à l’époque, avec la conjugaison de nouveaux facteurs de production à l’échelle des parcelles (amélioration des techniques de semis, travail du sol profond, développement des pesticides), et à l’échelle des paysages (raréfaction des haies et des jachères, simplification des rotations d’espèces cultivées, spécialisation entre régions de grandes cultures et régions d’élevage).
La deuxième partie présente le modèle de Green (modèle mathématique le plus souvent cité pour étudier les mérites respectifs du land sharing et du land sparing), et l’applique aux données disponibles sur les biodiversités respectives de l’agriculture conventionnelle intensive, et de la forme d’agriculture extensive la plus étudiée, l’agriculture bio. Il en ressort que, dans l’état actuel des techniques, un land sparing basé sur l’agriculture conventionnelle est l’option la plus favorable pour la majorité des espèces épigées (vivant au-dessus du sol), plutôt qu’un land sharing basé sur l’agriculture bio. C’est vrai non seulement pour les espèces spécialistes des milieux dits « naturels » (ce qui est un résultat trivial), mais aussi pour une large part des espèces spécialistes des milieux agricoles. En mobilisant les services écosystémiques, l’agroécologie pourrait permettre d’inverser la tendance, en faveur du land sharing, à condition de faire remonter de façon suffisante le rendement de l’agriculture bio.
La troisième partie aborde les conséquences du débat LSS pour les politiques agroécologiques de la France et de l’Union Européenne. Il en résulte que, bien que le land sharing présente des avantages indiscutables pour la biodiversité à l’intérieur des parcelles, le land sparing est le système le plus bénéfique pour la biodiversité globale de nos régions. Ce land sparing n’est bien sûr pas la continuation de l’agriculture intensive telle que nous l’avons connue ces cinquante dernières années, mais une « agriculture écologiquement intensive », qui mobilise agriculture de précision, diversification des cultures, techniques de conservation des sols, restauration des infrastructures agroécologiques et agroforesterie, tout en veillant à atteindre le rendement potentiel de chaque parcelle cultivée ou prairie pâturée. Des prospectives agroécologiques, comme le scenario TYFA de l’IDDRI, suggèrent qu’il serait possible pour l’Europe d’atteindre l’autonomie alimentaire avec une agriculture de type bio, sans augmenter les surfaces agricoles, grâce à une forte réduction de la consommation de viande. Ce type de transition vers une agroécologie extensive aurait le mérite de bénéficier à la fois à la biodiversité globale, et à la biodiversité messicole locale. Mais la faisabilité agronomique de cette transition n’est pas complètement démontrée, et son acceptabilité sociale risque d’être pénalisée par la radicalité du changement alimentaire nécessaire, et l’augmentation des prix alimentaires qui en résulterait.
A un moment où la crise ukrainienne rappelle l’importance de notre souveraineté alimentaire, et donc de notre capacité de production agricole, le débat LSS rappelle qu’agriculture productive et préservation de l’environnement ne sont pas aussi antagonistes qu’on le croit souvent : quand on mesure leur impact ramené aux quantités produites (comme le font les analyses de cycle de vie pour les émissions de gaz à effet de serre, et le débat LSS pour la biodiversité), il apparait que les agricultures extensives comme le bio n’ont des bénéfices environnementaux indiscutables qu’à une échelle très locale. Par contre, elles induisent un risque d’exportation de notre empreinte environnementale, préjudiciable à la biodiversité globale et à notre souveraineté alimentaire. Il serait donc préférable de les encourager de façon plus sélective qu’actuellement, dans les régions hébergeant des espèces animales ou végétales messicoles (c’est-à-dire spécialistes des milieux cultivés) en danger, tout en privilégiant le land sparing sur la majorité du territoire. Cela permettrait une transition agroécologique et alimentaire plus facilement acceptable pour les citoyens, tout en limitant les « exportations de déforestation » et en contribuant à la sécurité alimentaire mondiale.
NB : dans le cadre de cette note, nous avons utilisé les termes anglais de « land sparing » et « landsharing », faute de traduction française consacrée par l’usage. Une réflexion est en cours à l’AAF pour proposer une terminologie francophone qui comblera cette lacune.
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