Petite glissade à AgroParisTech... gros dérapages politiques et médiatiques
Le 30 avril 2022 a eu lieu à la salle Gaveau (Paris) la cérémonie de remise des diplômes AgroParisTech 2022. Un groupe de huit étudiants a fait une déclaration fracassante qui aurait dû rester un incident de parcours. Largement médiatisée, elle est devenue un événement quasi national. De quoi s'interroger sur l'avenir de notre société.
Une intervention « exotique » programmée
C'est normalement un événement festif, et cela a été le cas pendant près de 2 heures 30. Le 30 avril 2022 a eu lieu à la salle Gaveau (Paris) la cérémonie de remise des diplômes AgroParisTech 2022. Elle était organisée par AgroParisTech Alumni – autrefois on aurait dit l'association des anciens élèves – et a fait l'objet d'une vidéo postée sur Youtube (avec une table des séquences).
Après ce qui s'impose logiquement dans toute manifestation de ce genre – une introduction et quelques discours onctueux – les groupes d'élèves ont défilé pour présenter leurs parcours et spécialisations.
Il y avait des groupes denses...
...et une brebis égarée en « Protection des plantes et de l'environnement » (mais la spécialité a attiré des élèves d'autres écoles... l'agriculture n'est pas encore orpheline face aux ravages des parasites et maladies).
Bref, la bonne ambiance un peu potache de jeunes diplômés ravis de leur parcours – et de leurs enseignants – prêts à continuer sur un doctorat ou à entrer dans la vie active pour un parcours qu'on leur souhaite passionnant et gratifiant... sachant que la formation dispensée en prépa et en école mène à bien des domaines (j'en sais quelque chose : dans mon cas, ce fut la propriété intellectuelle et accessoirement le droit de la fonction publique internationale onusienne...).
Et puis, il y a eu une séquence « Point de vue par Lola Keraron » ou « Discours Lola Keraron ».
Une vidéo séparée a été confectionnée et mise en ligne sur Youtube et par d'autres médias. À l'heure où je mets en ligne, elle a été visionnée sur Youtube 766.903 fois, contre 10.922 fois pour l'intégrale. Elle a fait l'objet de 2.180 commentaires – la plupart positifs, voire exaltés – contre 28.
C'est que cette séquence a donné lieu à un extraordinaire tapage sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les médias et dans une frange du milieu politique.
Comme on peut le voir ci-dessous, le service après-vente a été prévu...
Le discours a été publié sur un blog sur Mediapart qui s'intitule « Des agros qui bifurquent ». L'allégeance à la France Insoumise est évidente.
Nous ne le commenterons pas en détail.
Il est affligeant pour tout esprit rationnel, cohérent dans sa construction mais incohérent quant au fond, terriblement négatif, nihiliste et pessimiste, insultant pour la science, l'école et ses enseignants, et les condisciples... et en fait aussi pour eux-mêmes.
Comment, par exemple, peut-on déclarer, avec bac+5 après une sélection impitoyable ?
« À nos yeux, ces jobs sont destructeurs et les choisir c'est nuire, en servant les intérêts de quelques uns.
C'est pourtant ces débouchés qui nous ont été présentés tout au long de notre cursus à AgroParisTech. En revanche, on ne nous a jamais parlé des diplômé.es qui considèrent que ces métiers font davantage partie des problèmes que des solutions et qui ont choisi de déserter. »
Outre que c'est grossièrement faux, peut-on croire que ces jeunes gens auraient été privés de la possibilité de découvrir par eux-mêmes des « jobs » conformes à leurs aspirations ?
Un commentateur a écrit sur Youtube :
« Je me demande si ce type de discours serait tenu dans un pays où les enfants meurent de malnutrition. Où les gens n’ont pas de quoi se nourrir, se loger, se soigner.
[...]
Je ne sais pas ce qui est le plus inquiétant, le discours ou l’ovation qu’il suscite… »
La direction d'AgroParisTech a publié un communiqué de presse (ici et ici), daté du 12 mai 2022. Son titre est incolore, inodore et sans saveir : « Position d’AgroParisTech ».
On peut le trouver un peu mollasson, mais répondre, brièvement, à des outrances est toujours une gageure. Dans son opinion, qui sera reprise sur ce site, M. Philippe Stoop regrette en particulier que la direction n'ait pas jugé utile de démentir que « ses formations poussent globalement aux ravages sociaux et économiques en cours » et de mettre un lien vers la vidéo complète, ce qui aurait été l'amorce du meilleur démenti.
Le communiqué n'aura bien sûr guère d'impact. Les médias qui ont diffusé une mise en cause calomnieuse ne vont pas aller à Canossa et faire amende honorable.
Si les organisateurs de la cérémonie ont fait preuve d'ouverture d'esprit en accordant un créneau à la contestation, ils ont pris un gros risque. Cette vidéo poursuivra AgroParisTech, l'enseignement agronomique en général et les sciences et technologies de l'agriculture pendant des années.
Il faut cependant voir ce discours sous un autre angle.
Que des jeunes (et des moins jeunes...) s'interrogent sur l'avenir du monde, et le leur, est parfaitement sain et désirable. Les avis et raisonnements – même ou peut-être surtout foireux – méritent qu'on leur prête attention, qu'on les analyse et qu'on réponde.
Là encore, nous serons brefs. Il y a, à notre sens, une conjonction de trois facteurs.
Il y a au moins un parcours personnel bien documenté – un rapport ambigu avec la science et la rationalité illustré par la promotion de « médecines alternatives », des stages à Sciences Citoyennes et Bastamag, ce qui suppose ou implique un positionnement sociopolitique bien affirmé.
Il y a une exposition à des discours délétères, millénaristes et défaitistes. M. Philippe Stoop note ainsi :
« La discrétion de la "Position" d’APT flirte donc dangereusement avec la frontière poreuse qui sépare la neutralité de la lâcheté. Elle interroge aussi ceux qui constatent que les conférences organisées par l’établissement donnent une large part à l’écologie anti-capitaliste défendue par les "déserteurs". »
Sur Atlantico, « AgroTech : petits rappels factuels à ces jeunes ingénieurs diplômés en agronomie en pleine rébellion anti-capitaliste », il relève aussi l'influence d'enseignant d'APT :
« Ce choix de se retirer du monde tel qu’on le critique, plutôt que de chercher à le transformer, est sans doute influencé par l’individualisme contemporain. Mais nous avons vu aussi que les thèmes écologiques mis en avant par les déserteurs relèvent plus de l’écologie localiste des générations années 80, que de l’écologie globaliste plus récente du GIEC, ou de sa version vulgarisée par Greta Thunberg. De même, leur critique des techniques découle directement de la déconstruction des sciences "dures" de la même époque. Paradoxalement, c’est donc probablement l’influence des enseignants tenant de ces courants académiques très influents, en particulier à AgroParisTech, qui explique cet anti-scientisme radical. »
C'est enfin, à quelques années près, la génération « Greta » qui a peut-être bien été instrumentalisée.
Je comprends pour le premier point, regrette vivement pour le second et dénonce le troisième.
Je comprends d'autant plus ce message que j'ai aussi été jeune, eu des doutes et des ambitions, baigné dans une ambiance propice à ces doutes et ambitions : Mai 68 et ses séquelles ; les groupuscules d'extrême gauche ; le Larzac et les communautés s'installant dans des quasi-déserts démographiques ; le programme commun de la gauche ; le premier choc pétrolier et les inquiétudes pour l'avenir ; l'avènement de l'écologie politique avec notamment René Dumont, professeur dans ce qui deviendra AgroParisTech ; les premiers pas de l'agriculture biologique ; Ehrlich et La bombe P ; le Club de Rome et Les limites de la croissance ; etc. ; etc.
Mais nous avions aussi ce même René Dumont qui prodiguait des conseils sur les voies à suivre pour le développement agricole du Tiers Monde ; l'Albert Jacquard d'avant le virage ; Norman Borlaug, « l'homme qui a sauvé un milliard de vies » ; un INRA qui travaillait sur des solutions de progrès plutôt que de communiquer sur des problèmes...
(Source)
Or ces jeunes gens n'ont plus ce genre de modèles – et ne se sont sans doute pas tournés vers les enseignants tournés vers les solutions d'avenir.
J'en veux tout particulièrement au système des Nations Unies – que j'ai servi à l'époque des démarches positives ou encore positives – qui, année après année, pond dorénavant des rapports qui nous disent (ou sont interprétés comme disant) que tout est foutu. GIEC, IPBES, UNCCD...
Comment, dès lors, ne pas comprendre ? C'est ultra-violent. Par exemple :
« Nous ne voyons pas les ravages écologiques et sociaux comme des "enjeux" ou des "défis" auxquels nous devrions trouver des "solutions" en tant qu'ingénieures.
Nous ne croyons pas que nous avons besoin de "toutes les agricultures".
Nous voyons plutôt que l'agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur terre.
Nous ne voyons pas les sciences et les techniques comme neutres et apolitiques. Nous pensons que l'innovation technologique et les start-up ne sauveront rien d'autre que le capitalisme.
Nous ne croyons ni au développement durable, ni à la croissance verte, ni à la "transition écologique", une expression qui sous-entend que la société pourra devenir soutenable sans qu'on se débarrasse de l'ordre social dominant. »
Leur mot d'ordre est dès lors : « Désertons ». Et, à l'adresse des condisciples : « Désertez ! »
Ils crachent aujourd'hui sur leur formation, leur école et leur diplôme :
« Les diplômé.es de 2022 sont aujourd'hui réuni.es une dernière fois après trois ou quatre années à AgroParisTech. Nous sommes plusieurs à ne pas vouloir faire mine d'être fières et méritantes d'obtenir ce diplôme à l'issue d'une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours. Nous ne nous considérons pas comme les "Talents d'une planète soutenable" [nouvelle devise d'AgroParisTech].
Ils auront tout de même attendu la remise de ces diplômes et pris soin de les emballer dans la cellophane avant de cracher dessus.
La meneuse, Lola Keraron, s'en prévaut du reste avec fierté sur, par exemple, Twitter et Linkedin.
Mais « bifurquons » vers les réactions.
Voici un résumé qui nous convient :
« Ce qui me gonfle profondément et que je trouve consternant, ce sont les commentaires dithyrambiques et l’engouement absolument démesuré autour de ça, alors que rien dans leur action et encore moins dans leur discours ne mérite de telles éloges.
Si on regarde de manière dépassionnée en fait on a là un non événement monté en buzz uniquement grâce aux réseaux sociaux, car relayé par tout un tas de militants et politiques qui se sont fait brosser leurs idéologies dans le sens du poil. »
(Source du fil – vaut lecture)
Les réseaux sociaux regorgent de commentaires laudateurs, écrasant du poids de leur nombre et de leur simplisme les commentaires critiques, dont bon nombre de diplômés de l'agriculture.
Il y a, en bref et avec une dose d'outrance, les jeunes cons qui jouissent des bienfaits de la société actuelle – notamment de leur smartphone – en crachant dessus – sur les bienfaits, pas le smartphone – et se prennent pour des héros changeant le monde ; les vieux cons qui, ayant joui et continuant à jouir sans beaucoup cracher, rêvent de refaire leur révolution par procuration ; et les cons des classes d'âge intermédiaires qui jouissent tout autant, affichent leur vertu et s'achètent une bonne conscience d'autant plus agréable qu'elle ne coûte rien en félicitant ces huit jeunes gens pour leur bravoure.
Espérons qu'ils ne feront pas de disciples chez les jeunes qui n'ont pas de parents pouvant venir à leur secours ni de diplôme facilement valorisable.
Des journaux se sont emparés du sujet – avec souvent l'habituelle absence de recul et d'esprit critique. Huit élèves d'AgroParisTech font un esclandre – programmé, ce qui témoigne de l'ouverture d'esprit des organisateurs, sans doute naïve et irréfléchie – dans un événement qui a rassemblé quelques centaines d'élèves... cela vaut un article !
Le premier a été, semble-t-il, Libération. Il a dégainé « A AgroParisTech, le discours d’étudiants refusant les "jobs destructeurs" qui leur sont promis ». En sur-titre, un désopilant « Révolte agraire » pour qualifier le spleen de huit jeunes bobos (enfin, nous pensons que ce sont des bobos).
Non, le journaliste n'a pas tiqué quand il a écrit « ce collectif appelé "Des agros qui bifurquent" clame son rejet des notions de développement durable, de croissance verte ou encore de neutralité des sciences. »
Est ensuite venu le Monde et son « Des étudiants d’AgroParisTech appellent à "déserter" des emplois "destructeurs" ». Là aussi, aucun recul comme en témoigne le chapô :
« Huit diplômés de l’école d’ingénieurs agronomes se sont exprimés, lors de leur cérémonie de remise de diplômes, contre un avenir tout tracé dans des emplois qu’ils jugent néfastes. »
Comment un journaliste peut-il croire à « un avenir tout tracé » pour des élèves sortant d'une école ? Au moins l'article donne-t-il la parole à M. Laurent Buisson, directeur général de l'école, pour exposer la variétés des parcours à l'issue des études.
La machine médiatique a donc été amorcée. Mention spéciale à France 3 Bourgogne-Franche-Comté qui a interrogé des étudiants de l'Institut Agro de Dijon.
(Source)
Il y a enfin un autre recoin à explorer sur Twitter.
M. Jean-Luc Mélenchon, qui ambitionne de se faire élire premier ministre, a braillé :
« Écoutez ça. L'espoir le plus grand. Que la nouvelle génération "déserte" le monde absurde et cruel dans lequel nous vivons. »
(Source)
(Source)
M. Gaël Giraud, qui fut l'un des candidats proposés aux parrainages dans le cadre de la « primaire populaire en vue de l'élection présidentielle de 2022 », pointa en troisième position à l'issue de la manipulation et s'exprima en soutien de M. Jean-Luc Mélenchon, s'est extasié :
« Formidable remise de diplômes de l'Agro 2022 qui se termine en réquisitoire contre la société extractiviste. C'est parce que ses jeunes diplômés sont capables de cela que l'Agro est une Grande Ecole. Quid des jeunes inspecteurs/trices Gén. des Finances ? »
M. François Gémenne, directeur du conseil scientifique du candidat à la présidentielle Yannick Jadot et co-auteur du sixième rapport du GIEC (groupe 2), n'a pas été en reste :
« Extraordinaire. Un discours d'une exceptionnelle puissance, d'un exceptionnel courage. Dans toutes les grandes écoles et universités, il y a quelque chose qui est en train de se passer. Le premier qui osera encore dire que le niveau baisse... »
(Source)
Mme Clémence Guetté, responsable du programme l'Avenir en Commun et candidate de la NUPES dans la circonscription 94-2 (Créteil Choisy-le-Roi Orly), écrit :
« Magnifique appel à déserter des étudiants d'@AgroParisTech. Formés pour être les agronomes de demain, ils disent puissamment le danger mortifère de l'agro-industrie, le refus des mythes de la croissance verte et du développement durable. A voir. »
Mme Améline Vallet, entre autres professeure à AgroParisTech selon sa description sur Twitter et co-auteur d'un rapport de l'IPBES, répond méchamment à M. Olivier Lesgourgues, MacLesggy :
« Quand l'original est pire que la caricature... "Changer le monde ? Quelle drôle d'idée !" #OSS117 #OKBoomer https://youtube.com/watch?v=a2LnIv8lpxM&ab_channel=DaChocapic Vous incarnez tout ce que ces jeunes rejettent, et ils ont bien raison. Gardez donc vos remarques pour vous, les brosses à dents vous siéent mieux. »
(Source)
Enfin – pour notre florilège – Mme Aurélie Trouvé, ancienne co-présidente d'ATTAC, maîtresse de conférences à AgroParisTech et candidate dans la neuvième circonscription de la Seine-Saint-Denis pour la NUPES, s'est exprimée d'une manière qui semble plus mesurée, mais sans s'interroger sur la rationalité de la radicalité...
(Source)
(Source)
Oui, la boucle est bouclée.
Cet événement n'aurait pas dû avoir lieu. Il a eu lieu. Les huit « déserteurs » ont été applaudis, mais comme d'autres. Pas de huées, pas de sifflets...
De quoi les réactions sur les réseaux sociaux sont-elles le témoignage ? D'une absence de réflexion au moment de pondre un commentaire ? D'un acquièscement aux thèses des « agros qui bifurquent » et en fait désertent, certes non suivi d'une « bifurcation » personnelle ? Et donc d'un rejet des fondamentaux de notre société, certes là encore limité et excluant les bienfait que la société prodigue ?
Ce questionnement est important. Mais ce qui doit nous préoccuper encore plus, c'est l'adhésion enthousiaste à ces thèses de la part d'une partie du personnel politique – qui aspire à gouverner – et du corps enseignant.
Nous joindrons à cette crainte pour notre avenir les co-auteurs de rapports onusiens qui, a priori pour inciter le monde à se bouger, proclament en fait que tout est foutu. Ils ne sont, certes, que des co-auteurs, mais sont-ils, ou non, représentatifs de l'ensemble des auteurs ou, tout au moins, de la ligne éditoriale qui s'est imposée ?