Mortalité d'abeilles et prosulfocarbe (herbicide) : dissection d'un article de Reporterre
Le titre est à la fois crasseux et précautionneux : « 5 millions d’abeilles tuées, un pesticide soupçonné ». Cela a été publié par Reporterre le 23 avril 2022 sous la plume de Mme Lorène Lavocat et avec des photos de M. NnoMan Cadoret.
Personne n'a évidemment compté les abeilles, une à une. En fait, il s'agit d'une mortalité qui a affecté 167 ruches (ou colonies) sur 170.
Les abeilles ne sont donc pas « mortes », elles ont été « tuées ».
Pour les soupçons qui pèsent, selon le titre, sur « un pesticide », on est vite fixé, juste après une photo :
« C’est une intoxication au pesticide courante, qui décime des colonies entières d’abeilles. Dans l’Yonne, un apiculteur a recensé la mort de 5 millions de ses butineuses. Il est l’un des rares éleveurs à combattre publiquement cet herbicide. Rencontre. »
Voili voilou... le « pesticide » est déclaré coupable. Preuves ? Patience !
Lisez bien le chapô : ce serait « une intoxication [...] courante, qui décime des colonies entières », mais M. Mathias Picasse serait « l’un des rares éleveurs à combattre publiquement cet herbicide ». Mme la journaliste n'a pas trouvé qu'il y avait là une incohérence.
Sachant par ailleurs qu'il y a des segments de l'apiculture – professionnelle et amateur – pour lesquels la lutte pour l'interdiction de pesticides en tous genres est un fond de commerce quasi obsessionnel ; du reste partagé avec d'autres instances qui en font leur... miel. Ainsi a-t-on pu lire « Pesticides : agriculteurs bio et apiculteurs exigent des mesures en urgence » sur Euractiv le 26 octobre 2021. Générations Futures était dans l'essaim.
Selon Euractiv, les milieux du bio avaient pris pour motif, sans doute fondé objectivement, le fait que « l’an dernier, le prosulfocarbe avait contaminé 14 récoltes de sarrasin biologique pour une valeur de 80000 euros ».
Il est vrai que le prosulfocarbe est très volatil et que son utilisation en automne est fortement encadrée, avec notamment une interdiction de l'utiliser s'il y a des cultures non cibles non récoltées à moins de 500 mètres, et des restrictions et conditions si elles sont à moins d'un kilomètre.
Après nous avoir fait larmoyer sur le sort des malheureuses abeilles et présenté l'apiculteur, M. Mathias Picasse, comme un gendre idéal, Reporterre nous mène à l'explication :
« Le 14 janvier 2022, un vétérinaire a confirmé l’hypothèse d’une intoxication au début de l’automne, et envoyé 1 kilo d’insectes au laboratoire. Les résultats sont tombés plus d’un mois et demi plus tard : les abeilles contenaient du prosulfocarbe, une substance herbicide... mais à des doses faibles, de l’ordre de 0,049 mg/kg. "Pour conclure à une intoxication au prosulfocarbe, il aurait fallu en trouver 0,080 mg/kg, précise Mathias Picasse. Ils n’ont donc rien pu affirmer. " Dans un courriel laconique que Reporterre a pu consulter, le vétérinaire en charge du dossier l’achevait par ces mots : "Il n’est pas possible de tirer des conclusions dans ces conditions." »
Bref, l'« hypothèse [ ...] confirmée » par un vétérinaire – sans aucun doute au doigt mouillé – n'est finalement pas confirmée parce qu'« [i]l n'est pas possible... »
C'est du grand journalisme ! La construction du paragraphe et la sémantique concourent à laisser planer le doute, sinon à étayer la certitude.
C'est que l'apiculteur n'a pas visité ses ruches pendant deux mois et que, avec le passage du temps la quantité de prosulfocarbe aurait pu diminuer en deça de la dose fatidique :
« Mais pour Frank Alétru, président du Syndicat national de l’apiculture (SNA), […] vu le temps écoulé entre la mort présumée des pollinisateurs et les analyses –plus de quatre mois – il est normal de ne pas avoir trouvé de pesticides en plus grande quantité, et il précise : "Après un tel délai, retrouver encore des traces de la matière active prouve que les abeilles ont dû en recevoir une quantité importante." »
D'ailleurs, entre 0,049 mg/kg et 0,080 mg/kg... Notons qu'on est dans l'ordre des fractions de milligrammes par kilogramme.
Mais c'est là que le bât blesse, vraiment.
L'article évoque les DL50 (doses qui tuent 50 % de la population) : 103,4 µg/abeille (ingestion) ou 79,3 µg/abeille (contact). Elles sont confirmées par la littérature, notamment l'EFSA, qui classe le risque pour les abeilles comme faible. On est ici dans l'ordre des microgrammes par abeille.
Faisons donc un petit calcul : une abeille pèse entre 80 et 100 milligrammes selon le premier résultat affiché par mon moteur de recherche, et confirmé par d'autres. En prenant le deuxième chiffre (le plus favorable à la thèse de l'empoisonnement), il y a 10.000 abeilles par kilogramme. Pour les dirigeants d'EÉLV fâchés avec le calcul de la surface d'un cercle, 1 kg = 1000 g = 1.000.000 mg ; pour diviser par les 100 mg que pèse une abeille, enlevez deux zéros.
La dose de 0,049 mg/kg se traduit donc par une dose de 0,049/10.000 = 0,0049 µg/abeille. Pour les dirigeants... on divise par 10 (on ajoute un zéro après la virgule) et on passe à l'unité de mesure inférieure, donc de milli à micro.
Ces 0,0049 µg/abeille sont à comparer à la DL50 de 79,3 µg/abeille. Faites 0,0049/79,3x100 et vous obtenez en chiffre arrondi 0,006 %.
Autre méthode : la DL50 de (arrondi) 80 µg/abeille exprimée en mg/kg est de 80x10.000 (abeilles/kg)/1.000 (pour passer des microgrammes aux milligrammes, soit 80x10 = 800 mg/kg.
Bref, M. Mathias Picasse – et Reporterre à sa suite – se sont trompés d'un facteur 10.000.
Cet article est assaisonné avec les allégations qui font les délices du lectorat de Reporterre.
Un agriculteur du coin a « certainement » fait n'importe quoi... C'est affirmé sans preuve aucune, mais qu'importe dans une sorte de réaction pavlovienne que nous avans déjà trouvée précédemment dans une séquence de France 2. On a trouvé du prosulfocarbe... il est forcément coupable.
On ne saurait envisager une autre explication... Et pourtant ! Quand on s'intéresse aux causes de mortalité, on trouve des graphiques instructifs, comme celui-ci :
(Source)
Ou encore :
Principales causes de mortalité des colonies rapportées par les laboratoires en Europe en 2010. (Source)
« Tout le monde affirme vouloir défendre l’abeille, mais quand elle meurt, tout le monde s’en fiche [...]. Si 5 millions de vaches avaient été empoisonnées, ça aurait fait les gros titres. »
Mais les abeilles, ce ne sont pas des vaches...
Ce n'est pas un cas isolé que celui de M. Mathias Picasse, et les chiffres officiels sont sans doute sous-estimés selon les interlocuteurs de Reporterre :
« Le dispositif officiel de surveillance des mortalités d’abeilles a recensé 147 déclarations provenant de 50 départements en 2016, et 195 provenant de 52 départements en 2015. »
Oui, mais le document mis en lien ne mentionne pas le prosulfocarbe. En 2015 et 2016, on a réalisé à chaque fois 51 enquêtes phytosanitaires :
« En 2015, dans deux des 51 enquêtes réalisées, quatre substances chimiques (Spinosad dans un cas et Pipéronil butoxid, Pyrethrin et Allethrin dans l'autre) ont été identifiées à l'origine d'intoxications aiguës avérées d'abeilles. En 2016, neuf cas d'intoxications aiguës avérées ont été mis en évidence (Figure 6). »
Reporterre extrait aussi la phrase suivante de ce rapport :
« Plus de la moitié des analyses toxicologiques réalisées ont montré la présence d’au moins une substance active. »
Oui, mais « présence » ne signifie pas « cause de mortalité »...
L'ANSES est sur une ligne similaire.
On évolue dans un monde irréel.
Il régnerait « une forte omerta parmi la profession ». Mais, foi de Henri Clément, porte-parole de l’Union Nationale de l’Apiculture Française (UNAF), « [c]es empoisonnements sont hélas très courants, mais très difficiles à démontrer. »
C'est que les substances incriminées se dégraderaient avec le temps qui passe entre l'intoxication et sa découverte, au point de ne plus pouvoir être incriminées... Et lorsqu'il y a intoxication, il se développerait chez des abeilles affaiblies une pathologie que les experts prendraient pour la cause de la mortalité, alors qu'il s'agirait d'une conséquence.
Et il y a bien sûr le complot :
« Selon le président du SNA, "l’enquête s’arrête ici 9 fois sur 10 et conclut à une pathologie, culpabilisant injustement l’apiculteur qui perd sa récolte, ses abeilles, son outil de travail et tout espoir d’indemnisation. De plus, cette conclusion arrange l’administration et l’agrochimie". Les abeilles, le pollen et le miel en provenance des ruches de Mathias Picasse sont actuellement en cours d’analyse pour identifier d’éventuelles infections. Qui disculperaient le prosulfocarbe. »
Et M. Mathias Picasse fait « partie des rares éleveurs qui sont publiquement montés au créneau contre les pesticides. » :
« Après plusieurs mois d’hésitation et de "sidération »", il a décidé de briser le silence, "pour porter le débat de la protection de l’abeille au niveau national" ».
Comme si la mortalité des abeilles, quasi invariablement attribuée aux pesticides, n'était pas une cause célèbre...