Le Monde Planète de M. Stéphane Foucart et le glyphosate : la fabrique de la défiance continue
Ce n'était pas malin de la part de l'EFSA (source)
Le 5 février 2022 (date sur la toile, le Monde publiait une chronique de M. Stéphane Foucart, « Le glyphosate, l’expertise et la défiance ». Nous l'avons analysée dans « Le glyphosate et la fabrique de la défiance dans le Monde de M. Stéphane Foucart ».
Il avait annoncé une suite. Elle est arrivée avec le même titre et un « (2) » dans l'édition papier des 20 et 21 février 2022 et une tonitruante citation dans l'édition électronique du 19 février 2022, « L’expertise devrait toujours être l’objet d’une vigilance scientifique et démocratique ». Celle-ci est mise en pavé dans l'édition papier du journal.
Cela claque comme une insulte à l'expertise et aux experts... Mais il faut bien entretenir le mythe de – osons le mot – la corruption et de la défiance. Suffisamment répété – « mille fois » serait trop demander ici compte tenu du calendrier – il deviendra peut-être vérité ou, au minimum, suffisamment persuasif pour faire capoter la ré-approbation du glyphosate à la fin de cette année (ce qui est sans nul doute l'objectif poursuivi).
L'apiculteur qui ouvre une ruche pour prélever une partie des provisions des abeilles commence par manier l'enfumoir... Le chroniqueur...
« Il n’existe aujourd’hui plus une autorité scientifique qui ne recommande une sortie rapide du système agricole dominant. [...] »
La double négation est ici lénifiante. La phrase signifie que toutes les autorités scientifiques recommandent... Vraiment ?
Et qu'est-ce que le « système agricole dominant » ?
Viennent les accusations, dignes des procès de Moscou et d'Andreï Ianouarievitch Vychinski :
« […] Celui-ci non seulement pèse sur la santé publique, mais il précipite un effondrement sans précédent de la biodiversité. »
Mais il faut cadrer la chronique pour la suite :
« Il ne fait plus de doute que l’usage inconsidéré de la chimie de synthèse pour produire notre alimentation est trop risqué et n’est en tout cas pas durable. »
Encore un procédé rhétorique pour nous convaincre de l'invraisemblable... quoique, avec « inconsidéré », on se retrouve dans le champ de l'acceptable. Mais c'est bien sûr imputer aux agriculteurs, en particulier, des comportements inacceptables.
Soyons clair : il s'agit ici du seul glyphosate, une molécule utilisée depuis bientôt 50 ans, quasiment dans le monde entier, et dont l'autorisation a été renouvelée plusieurs fois ; il ne s'agit pas de la « chimie » qui, pour ménager certains intérêts bien connus, est restreinte dans la chronique à la « synthèse ». L'auteur prétend, certes, utiliser la procédure actuelle (et la précédente) de réapprobation du glyphosate pour faire un cas général, mais l'objectif réel est de faire capoter ladite réapprobation (bis repetita).
Restons donc sur le cas du glyphosate : qui, même moyennement rationnel, peut penser que son utilisation est « trop risquée » ? Pour la durabilité on a, certes, quelques soucis avec les mauvaises herbes devenues résistantes, mais cela ne l'infirme en rien, car les résistances se gèrent.
Le chroniqueur reste encore dans le général, le vague. C'est favorable à l'anxiogenèse et au déroulement de sa thèse :
« Les autorités continuent pourtant de permettre, ne varietur, l’arrivée sur le marché de nouveaux produits phytosanitaires et offrent ainsi à un système unanimement considéré comme insoutenable, de perdurer. Il y a là un paradoxe en apparence inexplicable. Si le modèle agricole dominant est si dangereux, comment l’expertise réglementaire lui permet-elle de perpétuer ses pratiques ? »
C'est l'expertise réglementaire qui est mise en accusation ! Pourtant, à bien lire le paragraphe, ce sont bien les « autorités » qui décident – c'est qui est vrai – mais, est-il allégué, dans un contexte inacceptable.
Le paradoxe allégué n'est en apparence inexplicable que par l'erreur ou la tromperie sur l'analyse des faits, pour laquelle l'auteur produit à nouveau, pour nous convaincre, l'argument d'autorité initial : le « système » (le « système agricole dominant ») est « unanimement considéré comme insoutenable »... sauf par les milieux de l'expertise réglementaire, bien entendu. À moins que...
(Source)
(Source)
Formatage des cerveaux accompli, nous entrons dans le premier sujet :
« L’une des vertus de la controverse sur le glyphosate a été de focaliser l’attention des médias, des décideurs et même de la communauté scientifique sur les méthodes réglementaires d’évaluation des risques des pesticides. [...] »
Comme évoqué dans la première chronique (bis repetita...), la Commission Nationale de la Déontologie et des Alertes en Santé Publique et Environnement (cnDAspe) s'est autosaisie et (résumé par M. Stéphane Foucart),
« demande la conduite d’une enquête sur l’expertise européenne sur le célèbre herbicide, non seulement sur les conflits d’intérêts des experts mais aussi sur la pertinence scientifique de leur démarche. »
Sur quelle base ? Le mécanisme est très transparent. Dans un scénario qui n'implique aucune amicale sollicitation, M. Stéphane Foucart et d'autres comme Générations Futures et des chercheurs à gage (Siegfried Knasmüller et Armen Neresyan, pour le compte de SumOfUs) écrivent des articles mettant en cause l'intégrité des processus et des acteurs de l'évaluation des produits de protection des plantes européenne, et la cnDAspe s'autosaisit à l'initiative de l'un ou l'autre, ou de plusieurs de ses membres.
(Source)
Notons incidemment que si vous voulez consulter la biographie des deux membres du secrétariat permanent, une page du 17 septembre... 2019 vous dira : « en attente ».
Mais le gazouillis ci-dessus pose une importante question déontologique : est-il conforme à la déontologie pour la cnDAspe de renvoyer à un article de presse – de surcroît une chronique de M. Stéphane Foucart d'évidence orientée et manipulatrice – « [p]our en savoir plus » ? L'impact sur la crédibilité de l'organisme – déjà bien entamée par son autosaisine et son avis – est dévastateur : il y a convergence idéologique, sinon connivence.
Après les personnes, au tour du rapport :
« Le rapport préliminaire d’expertise a été concocté par les agences réglementaires de quatre Etats membres (France, Suède, Pays-Bas et Hongrie) et ne trouve rien à redire : le glyphosate n’est ni génotoxique, ni cancérogène, ni perturbateur endocrinien, et n’est pas toxique pour la reproduction. Rien ne s’oppose donc à sa réautorisation. »
C'est une chronique... l'auteur peut donner libre cours à ses opinions...
Notez bien pour l'absence d'objections dirimantes : c'est aussi l'avis de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et de l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO) et de nombreuses agences d'évaluation. Mais comme c'est contraire aux options idéologiques de l'auteur de la chronique, le rapport « ne trouve rien à redire ».
On ne l'apprend qu'incidemment : le rapport « concocté... » a été soumis à une consultation publique.
M. Stéphane Foucart se plaint – à juste titre – de la procédure employée par l'Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) – pour la publication des réponses. Longuement... Très longuement...
Il a donc fait appel aux nformaticiens du Monde qui les ont compilées sous une forme plus accessible, et on les trouvera ici (un grand merci pour le lien).
Tout cela pour arriver à :
« Que peuvent bien receler ces commentaires, théoriquement publics mais rendus inconsultables ? »
C'est mis en pavé dans l'édition papier du journal. Le procédé est doublement, disons, contestable. Les réponses ne sont pas « inconsultables » – difficilement sur le site de l'EFSA, oui – et M. Stéphane Foucart a pu prendre la mesure de la « vigilance scientifique et démocratique », ce qui autorisait un autre mot que ce « receler » chargé d'insinuation.
Il aurait ainsi pu nous éclairer sur la quantité de commentaires non pertinents, extravagants, voire insultants, que l'EFSA a dû compiler.
Un contributeur signant « People of the World » a par exemple pondu – en 51 occurrences :
« Vos études et rapports sont une insulte au genre humain, à l'intelligence, à la nature et à la biodiversité. Vous allez enterrer la mort et la maladie de milliers de personnes sur vos propres épaules pour toute votre vie. »
Citons encore, d'une certaine Catherine Rosier :
« Si vos études montrent que le glyphosate n'est pas cancérigène, pouvez-vous expliquer pourquoi les tribunaux sont en faveur des plaignants qui souffrent de maladies cancéreuses ? ??! »
Voilà pour la « vigilance démocratique »...
M. Stéphane Foucart préfère – c'est son droit – se concentrer sur des critiques a priori pertinentes. Mais...
Il cite à cet égard l'INSERM, en fait M. Laurent Fleury, responsable du pôle des expertises collectives, dont nous penserons qu'il était habilité à s'exprimer au nom de l'INSERM.
« On peut y lire, par exemple, que l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) conteste la plupart des assertions-clés de l'expertise préliminaire européenne. »
En fait, M. Laurent Fleury a apporté des éléments d'information issus de l'expertise collective de l'INSERM – des éléments qui avaient sans nul doute déjà été pris en compte d'une manière ou d'une autre par les experts des quatre États membres, et sans doute écartés, n'étant pas pertinents au regard des règles applicables à l'évaluation.
M. Stéphane Foucart cite deux éléments du commentaire sur la génotoxicité (ce sont les parties soulignées du texte ci-après, qui est complet pour ce commentaire) :
« La revue d'expertise collective de l'Inserm a analysé une vingtaine d'études dans la littérature académique utilisant ces tests pour explorer le potentiel génotoxique du glyphosate ou des GBH. En raison du grand nombre d'études, les résultats apparaissent discordants, ce qui peut s'expliquer par les différents protocoles utilisés qui varient en termes de modèles, de doses et de temps d'exposition, et de types de produits testés (glyphosate ou formulations). Cependant, les études montrant que le glyphosate a des effets génotoxiques [est génotoxique] sont plus importantes en termes de qualité et de quantité [sont plus nombreuses et de meilleure qualité] que celles [celle] suggérant une absence d'effet. Un effet génotoxique génotoxique du glyphosate est cohérent avec l'induction d'un stress oxydatif, observé dans différentes espèces et systèmes cellulaires, parfois à des doses [niveaux] d'exposition analogues à celles [ceux] rencontré[e]s dans l'environnement.
La différence d'opinion entre la revue d'expertise collective de l'Inserm et le RAR sur la question de la génotoxicité provient du fait que la revue collective de l'Inserm prend en compte à la fois les résultats utilisant des modèles non standard (c'est-à-dire des modèles non mammifères tels que les poissons et les crustacés ; non considérés pour la classification dans le RAR), et ceux obtenus avec des formulations (GBH) qui reflètent mieux la réalité de l'exposition chez l'homme. »
Vous serez juge de la qualité de la traduction – c'est-à-dire des glissements sémantiques – et de l'usage qui est fait de la citation – de l'assertion que l'INSERM « conteste » l'évaluation quant à la génotoxicité.
Il y a une autre citation (à nouveau, le texte souligné) que nous replacerons ci-dessous dans son contexte – seule la partie pertinente du commentaire de M. Laurent Fleury est reprise ici :
« Dans le RAR, 3 études ont été considérées comme des informations supplémentaires ou non fiables (Chang et Delzell, 2016 ; Leon et al., 2019 ; et Zhang et al., 2019) tandis que celle de Schinasi & Leon, 2014 a été considérée comme périmée (annexe B.6.5.18.28-31).
Comme le suggère le RMS, nous considérons que toutes les méta-analyses disponibles publiées dans des revues internationales à comité de lecture devraient être prises en compte. [...] »
Cela vient à l'appui de l'assertion suivante de M. Stéphane Foucart :
« L'organisme de recherche public n'en reste pas là : il critique aussi la non-prise en compte des synthèses des données épidémiologiques (on parle de "méta-analyses") qui établissent un lien entre l'utilisation de produits à base de glyphosate et certains cancers. »
Soyons plus directif ici : M. Laurent Fleury n'a pas vraiment « critiqu[é] », mais a souscrit à l'avis du « RMS » (de l'État membre rapporteur), de plus en termes très mesurés (« nous considérons... »). Il s'agit aussi dans le contexte de quatre méta-analyses spécifiques, et non d'un nombre indéterminé.
Cerise sur le gâteau, ce sont des méta-analyses portant sur les mêmes études initiales, dont on peut questionner la cohérence. Quant à celle de Schinasi & Leon, du Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC), elle a en quelque sorte été invalidée par... le CIRC (voir ici, sur ce site et le tableau ci-dessous).
M. Stéphane Foucart cite encore le consortium de laboratoires Human Biomonitoring for European Union (HBM4EU) – en fait Mme Helle Raun Andersen qui a dit écrire en tant que « Chemical Group Leader for pesticides in HBM4EU » – sur des études épidémiologiques qui « ont trouvé des associations entre la concentration urinaire maternelle en glyphosate et des risques de naissance prématurée et de durée de gestation plus courte ».
Il écrit :
« Aucune de ces études n'a été incluse dans le rapport préliminaire, alors que les naissances prématurées ont des conséquences potentielles à long terme (...). Ces études doivent être intégrées à l'évaluation du risque du glyphosate. »
Mme Helle Raun Andersen a écrit quelque chose de nettement différent :
« Aucune de ces études n'est incluse dans le RAR (Vol 3, B.6.7-B.6.10). Étant donné que les naissances prématurées sont un problème de santé publique majeur qui contribue aux effets potentiels à long terme sur la santé, et que les effets endocriniens potentiels sont une préoccupation majeure pour la santé, ces études méritent d'être incluses dans l'évaluation des risques du glyphosate. »
Mme Helle Raun Andersen a fait jouer l'émotion sur des questions de santé publique générales pour conclure que les études en question, non pas « doivent être », mais « méritent d'être » incluses dans l'évaluation. Précisions qu'une telle inclusion ne signifie pas encore qu'elles doivent avoir un effet négatif sur la décision de réapprobation.
Il faudrait se plonger dans les études en question pour en mesurer la pertinence, et même la crédibilité. Ce que Mme Helle Raun Andersen n'a peut-être (c'est une formule adverbiale de pure précaution) pas fait. Elle aurait peut-être trouvé que, par exemple, Lesseur et al. (sur 163 femmes) ont trouvé qu' « en analyse binaire, le glyphosate et l'AMPA n'étaient pas associés au risque de naissance prématurée (<37 semaines) » ; ou que l'étude de Parvez et al. (sur 71 femmes) a été surinterprétée et surmédiatisée (voir ici sur ce site).
Notons que Mme Helle Raun Andersen a cité d'autres études, telle Manservisi et al., une étude sur des rates auxquelles on a administré journellement... 1,75 mg/kg p.c de glyphosate (la DJA états-unienne, alors que la « contamination » dans la population générale est de l'ordre du microgramme). Dans une autre étude citée (Milesi et al.), la dose est même montée à... 200 milligrammes !
Retour à la cnDAspe :
« A l'appui de son avis demandant la conduite d'une enquête sur l'évaluation européenne du glyphosate, la CNDASPE notait que plus de 90 % de la littérature scientifique sur le sujet avait été considérée comme non fiable ou non pertinente, laissant l'estimation des risques être fondée sur les données fournies par les industriels régulés. »
Le lecteur comprend nécessairement que ce constat est le fait de la cnDAspe. C'est faux ! La Commission s'est référée à un « rapport » de Générations Futures, dûment mis en référence (c'est la note 5).
Et la cnDAspe a pris soin d'utiliser le conditionnel (trois occurrences).
Cette chronique est un florilège de biais de confirmation.
Militant assidûment pour l'interdiction du glyphosate et des pesticides (de synthèse...) en général – voir la mise en route de la chronique –, M. Stéphane Foucart, à l'instar de bien d'autres, ne peut que considérer que le pré-rapport des quatre États membres rapporteurs est fondamentalement vicié, et que certaines observations issues de la consultation publique sont nécessairement pertinentes. Nous ne trancherons pas la question de savoir si c'est de l'aveuglement ou une posture délibérément affichée.
Le problème de fond, évident quand on parcourt la collection de commentaires, est la méconnaissance du mécanisme et des principes de l'évaluation – que l'on peut sans doute critiquer, mais avec des arguments recevables. S'agissant de la chronique – et des postures et gesticulations militantes – , c'est l'insistance à soumettre cette évaluation à un diktat : toute science, y compris poubelle, doit être prise en compte et le couperet doit tomber sur le glyphosate dès lors qu'une étude, de quelque qualité que ce soit, le permet.
Et comme il ne tombera pas, au moins au stade de l'évaluation, c'est que celle-ci est malhonnête et corrompue au profit du « modèle agricole dominant », de la perpétuation d'« un système unanimement considéré comme insoutenable » , ainsi que de la constante « arrivée sur le marché de nouveaux produits phytosanitaires ».
La conclusion est éloquente :
« Les commentaires de la communauté scientifique compétente donnent la mesure de ce que cela signifie. Changeront-ils les conclusions de l'expertise européenne ? Le fait que ce soit très peu probable répond, en partie, à la question posée au début de cette chronique. »