Agriculture biologique au niveau mondial : Kriegsspiel sur tableur
Grâce à la puissance de calcul des outils informatiques modernes, des chercheurs nous gratifient d'une étude censée nous « démontrer » quelque chose sur une échelle nationale, régionale ou mondiale.
En mai 2021, une équipe internationale (Pietro Barbieri, Sylvain Pellerin, Verena Seufert, Laurence Smith, Navin Ramankutty & Thomas Nesme – deux de Bordeaux Sciences Agro et un de l'INRAE) ont ainsi « démontré » que la disponibilité en azote était un facteur limitant de l'expansion de l'agriculture biologique.
On le sait depuis longtemps, mais l'intérêt de leur étude réside, d'une part, dans la fourniture de chiffres (qui valent ce qu'ils valent...) et dans la description des hypothèses que ces gens sont prêts à mettre dans leur travail.
L'article, « Global option space for organic agriculture is delimited by nitrogen availability » (l'espace mondial d'option (sic) pour l'agriculture biologique est délimité par la disponibilité de l'azote) a été publié dans Nature Food (derrière un péage... pour une recherche sur fonds publics).
En voici le résumé (découpé) :
« L'agriculture biologique est largement acceptée comme une stratégie permettant de réduire les impacts environnementaux de la production alimentaire et de contribuer à atteindre les objectifs mondiaux en matière de climat et de biodiversité.
Cependant, les études concluant que l'agriculture biologique pourrait satisfaire la demande alimentaire mondiale ont négligé le rôle clé que joue l'azote dans le maintien des rendements des cultures. À l'aide d'un modèle d'optimisation biophysique spatialement explicite qui tient compte des besoins en azote des cultures, nous montrons qu'en l'absence d'engrais azotés de synthèse, l'écart de production entre l'agriculture biologique et l'agriculture conventionnelle s'accroît à mesure que l'agriculture biologique se développe à l'échelle mondiale (l'agriculture biologique produisant 36 % moins d'aliments destinés à la consommation humaine que l'agriculture conventionnelle dans un monde entièrement biologique).
Pourtant, en ciblant à la fois l'offre alimentaire (via une refonte du secteur de l'élevage) et la demande (en réduisant l'apport calorique moyen par habitant), les politiques publiques pourraient favoriser une transition vers l'agriculture biologique sur 40 à 60 % de la surface agricole mondiale, même dans les limites actuelles de l'azote, et contribuer ainsi à obtenir d'importants avantages pour l'environnement et la santé.
La prémisse et la conclusion sont des reflets de l'imprégnation idéologique. On peut être surpris de voir ce manque de jugement sur les vertus que l'agriculture biologique n'a pas... alors même que les auteurs trouvent que les rendements de l'agriculture biologique seraient inférieurs de 36 % et que donc, toutes autres choses étant égales par ailleurs, il faudrait augmenter les surfaces cultivées – prises sur les espaces naturels – de quelque 50 % (plus car il faudrait mettre en culture de terres peu productives).
Notez aussi le flou du résumé sur l'objectif atteignable : « ...une transition vers l'agriculture biologique sur 40 à 60 % de la surface agricole mondiale ».
Pour savoir quelles politiques publiques seraient à même de porter l'agriculture biologique – c'est décidément une fixation – à ce niveau assorti d'une imprécision de 50 %, on peut se tourner vers le communiqué de presse de l'INRAE, « L’azote : un élément clé pour le développement de l’agriculture biologique ». En résumé :
« Assurer la transition des systèmes agricoles pour garantir un niveau de production suffisant, de qualité, et durable est un enjeu majeur pour nos sociétés. Le développement de l’agroécologie repose sur plusieurs leviers dont l’agriculture biologique fait partie.
Or, l’une des limites du développement du bio est la ressource restreinte en azote dans le sol, indispensable à la croissance des plantes. Cette variable n’a jusqu’à présent jamais été prise en compte dans les travaux explorant la possibilité de satisfaire la demande alimentaire mondiale par l’expansion de l’agriculture biologique. Une équipe de recherche d’INRAE et de Bordeaux Sciences Agro a développé un modèle simulant, à l’échelle mondiale, l’offre et la demande en azote des cultures pour de tels scénarios, excluant l’usage d’engrais azotés de synthèse. Leurs résultats, publiés le 13 mai dans Nature Food, montrent que le déploiement mondial de l’agriculture biologique peut être limité par la disponibilité en azote. Ils montrent également que, pour être soutenable, il doit s’accompagner d’une transformation des systèmes d’élevage, d’un rééquilibrage de l’alimentation humaine et d’une baisse importante du gaspillage alimentaire. »
C'est encore vague...
Voici le texte d'un pavé plus explicite :
« En rééquilibrant la consommation alimentaire mondiale et en réduisant le gaspillage alimentaire d'au moins 50%, il serait possible d'augmenter la part de l'agriculture biologique mondiale jusqu'à 60%. »
C'est encore flou ! Mais notez bien que si on pouvait réduire le « gaspillage alimentaire » d'un claquement de doigts, cela ferait longtemps qu'on l'aurait fait. Et si on pouvait le faire aussi facilement, on pourrait décider de réduire les surfaces cultivées en les exploitant en conventionnel.
Donc, du texte :
« Un des autres leviers serait de rééquilibrer la consommation alimentaire mondiale. En moyenne, elle est estimée à 2890 kcal par personne et par jour, alors que 2200 kcal seraient suffisant. »
Mouais... ric-rac.
Conclusion du communiqué... bien sûr au conditionnel :
« En agissant sur ces points, il serait possible d’augmenter la part de l’agriculture biologique mondiale jusqu’à 60% au moins tout en répondant à la demande alimentaire mondiale. Les scientifiques explorent actuellement d’autres pistes pour développer l’agriculture biologique comme l’augmentation de la part des cultures de légumineuses, qui fixent l’azote d’origine atmosphérique dans le sol, et qui pourraient être valorisées dans l’alimentation humaine et des élevages. »
Est-ce bien raisonnable d'explorer « d'autres pistes » pour une évolution qui, d'un point de vue ou d'un autre (agronomique, économique, social...) relève de la lubie ?
Mais ne râlons pas trop... Le Kriegsspiel sur tableur a produit des chiffres à méditer, résumés dans le graphique suivant :
Voilà une simulation qui part d'une population de 7,3 milliards – alors que nous sommes déjà à 7,8 milliards – et qui abouti à 8,6 milliards ou 7,3 milliards – alors que l'humanité comptera 9,7 milliards à l'horizon 2050 selon le scénario central de l'ONU.
Notons tout de même le crédit accordé à l'azote de synthèse : convertir 60 % – 58 % plus précisément au niveau mondial – de terres au bio réduit la capacité de nourrir de 3 milliards de Terriens.
Voici, sans commentaires, un autre graphique que nous avons pu trouver sur la toile.
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La faisabilité d'une série de scénarios biologiques différents est fondée sur (1) l'écart mondial entre la production et la demande d'énergie alimentaire (code couleur) et (2) la quantité moyenne mondiale de N nécessaire pour augmenter la production biologique afin de répondre à la demande alimentaire mondiale (les chiffres dans chaque cellule sont exprimés en kgN ha-¹ de terres arables). Chaque cellule représente un scénario. Les scénarios sont classés comme faisables (si la production alimentaire est supérieure à la demande alimentaire), probablement faisables (si la production alimentaire est inférieure de 0 à 5 % à la demande alimentaire), probablement irréalisables (si la production alimentaire est inférieure de 5 à 8 % à la demande alimentaire) ou irréalisables (si la production alimentaire est inférieure d'au moins 8% à la demande alimentaire). USDA, Département de l'agriculture des États-Unis.
Dans un entretien accordé à Curieux, on trouve aussi ceci :
« D’autres rééquilibrages devront aussi être opérés par les producteurs. L’un des leviers d’action passe par la réduction du nombre global de certains animaux d’élevage, comme les poules et les cochons. Aujourd’hui, ces animaux sont principalement nourris avec des céréales qui pourraient être utilisés pour l’alimentation humaine.
Cela passe aussi par la relocalisation des élevages, notamment de ruminants, plus près des cultures et de retourner à des systèmes de cultures mixtes (NDR : production animale et végétale sur une même exploitation) afin d’optimiser le recyclage de l’azote. »
Yaka !