Indication obligatoire du pays d'origine du lait : non, le Conseil d'État n'a pas fourché
On peut être sidéré devant tant de bêtise (source)
Le 10 mars 2021, le Conseil d'État, saisi par la société Groupe Lactalis, a rendu un arrêt portant sur l'indication de l'origine du lait qui a quelque peu agité la médiasphère, particulièrement les spécialistes de la gesticulation et de l'indignation.
Ont-ils tous lu l'arrêt, ou même le communiqué de presse du Conseil d'État ? Ou même la dépêche de l'AFP ? On peut en douter.
Enfin quoi... il s'agit du méchant géant Lactalis qui contestait une obligation d'étiquetage ! L'angle des articles de presse et des réactions sur les réseaux sociaux était tout tracé.
Ainsi, le Monde, titre : « Lactalis navigue en lait trouble », avec en chapô :
« Le groupe avait saisi le Conseil d’Etat pour demander l’annulation du décret prolongeant l’expérimentation d’apposer l’origine France sur les produits laitiers dans les rayons des supermarchés jusqu’au 31 décembre 2021. Il a obtenu gain de cause. »
Et Mme Laurence Girard écrit :
« Un choix fait à la suite d’une énième crise aigue traversée par les éleveurs. Et une démarche plébiscitée par les consommateurs prêts à débourser quelques centimes de plus pour abreuver les comptes à sec des agriculteurs. Désireux de tuer l’initiative dans l’œuf, Lactalis n’a pas hésité à saisir le Conseil d’Etat pour demander l’annulation du décret prolongeant l’expérimentation jusqu’au 31 décembre 2021. Il a obtenu gain de cause, à la suite d’une décision publiée mi-mars.
"Ma réaction, c’est de la colère et de la sidération. D’un côté, Lactalis a participé à la démarche de valorisation de la production laitière française, et de l’autre, l’entreprise veut s’en affranchir, la détourner, valoriser du lait qui vient d’ailleurs sans répondre à la demande du consommateur. Là, on voit le double langage de Lactalis", s’insurge Marie-Thérèse Bonneau, vice-présidente de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). »
Le 14 mars 2021, dans « Victoire de Lactalis : l’origine du lait sur les étiquettes n’est plus obligatoire », la Croix résume :
« Le Conseil d’État estime qu’il n’y a pas de différence suffisante dans le lait en fonction de sa provenance pour imposer une traçabilité. C’est une victoire pour Lactalis qui avait saisi la justice. »
Plus d'un mois après, le 25 avril 2021, France Inter a diffusé une chronique de l'« avocat gourmet Éric Morain », « Adieu veaux, vaches et lait français… : requiem pour nos éleveurs ». Rien que ça...
Voici la mise en route :
« Il n’est désormais plus obligatoire d’indiquer l’origine du lait sur les étiquettes alimentaires sous prétexte qu’un lait français aurait les mêmes propriétés qu’un lait canadien, péruvien ou australien.
Une argumentation qui laisse perplexe dans la mesure où la texture, le goût et l’odeur du lait dépendent exclusivement de l’alimentation de l’animal. Une vache nourrie à base de foin et d’herbe ne donnera pas le même lait qu’une vache nourrie à base maïs transgéniques, de farines animales ou d’huile de palme. Cela a d’ailleurs été mis en évidence au moment du scandale du "Buttergate" au Canada. »
Notez bien : il s'agit d'un avocat. La motivation de l'arrêt relèverait du « prétexte ». Et l'explication est complètement à côté de la plaque, mais patience.
À outrance, outrance et demie... M. David Cormand, député européen EÉLV- Greens/EFA gazouille le 25 avril 2021 (admirez les éléments de langage...) :
« Le recours du géant de l’agro-alimentaire, la multinationale #Lactalis, validé par le Conseil d’Etat est un pas supplémentaire en direction de l’anéantissement de l’agriculture paysanne. C’est là que réside le véritable "agribashing". via @franceinter.
Il convient maintenant de nous plonger dans l'affaire.
En bref, le décret impose, pour le lait, l'indication du pays de collecte et du pays de conditionnement ou de transformation, les deux mentions pouvant être remplacées, selon le cas, par « Origine : UE » ou « Origine : Hors UE » s'il y a pluralité d'États.
Mais, selon l'article 6, « Les produits légalement fabriqués ou commercialisés dans un autre Etat membre de l'Union européenne ou dans un pays tiers ne sont pas soumis aux dispositions du présent décret. »
Comment s'articulent ces dispositions entre elles ? Le gouvernement de l'époque a produit un joli petit casse-tête...
Entré en vigueur le 1er janvier 2017, le décret s'appliquait – à titre expérimental – jusqu'au 31 décembre 2021.
Le groupe Société Lactalis a demandé l’annulation de l'obligation d'étiquetage pour excès de pouvoir et contrariété avec le règlement du 25 octobre 2011 du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires.
Le Conseil d'État a saisi la Cour de Justice de l'Union Européenne, qui a notamment répondu le 1er octobre 2020, selon le communiqué de presse du Conseil :
« […] les États membres peuvent imposer un tel étiquetage au nom de la protection des consommateurs à deux conditions. Il faut, d’une part, que "la majorité des consommateurs attache une importance significative à cette information", et d’autre part qu’il existe un "lien avéré entre certaines propriétés d’une denrée alimentaire et son origine ou sa provenance". "Ces deux conditions, qui sont distinctes, doivent être remplies l’une et l’autre". »
Le gouvernement a fait valoir l'intérêt des consommateurs en excipant des sondages (on sait ce qu'ils valent...) mais, selon un intertitre du communiqué de presse,
« L’administration n’a pas démontré de lien entre origine géographique et propriétés du lait. »
En fait, selon l'arrêt,
« Lors de l'audience d'instruction qui s'est tenue le 19 janvier 2018, l'administration a, ainsi, indiqué qu'en dehors de cette approche subjective, il n'y a pas, objectivement, de propriété du lait qui puisse être reliée à son origine géographique, y compris selon que le lait est produit ou non dans un Etat membre de l'Union européenne. »
Le Conseil d'État ne pouvait donc que faire droit à la demande de la Société Lactalis.
On ne peut que se féliciter de cette décision, même si elle intervient très tard.
On peut imaginer le capharnaüm industriel et administratif pour une laiterie qui conditionne l'équivalent de dizaines de camions de lait français complété par un camion d'outre-frontière. Ou encore l'impact sur le consommateur d'un étiquetage de beurre « Origine : Hors UE » qui aura été empaqueté en France par rapport à une absence d'étiquetage pour le même beurre empaqueté dans son pays d'origine (pour autant qu'on vende du beurre étranger en supermarché).
C'est une victoire pour le grand, méchant et fort détesté Lactalis – « du géant de l’agro-alimentaire, la multinationale » selon M. David Cormand ? C'est une victoire du droit et de la raison, à l'initiative d'un acteur de la vie économique qui, à l'instar de tous les autres, a accès à la justice dans notre pays.
C'est frustrant pour les producteurs laitiers ? Certes ! Mais ce qui a été supprimé, c'est l'obligation d'étiqueter une origine France ou, en bref, « non-France ». La liberté de signaler l'origine France, sinon régionale reste intacte... sur un marché de détail largement approvisionné par la production française, le marché global étant complexe. Et s'il y a une vraie demande pour l'indication du pays d'origine, l'intérêt des distributeurs est évidemment de la fournir.
Quand on voit les efforts que déploient les distributeurs – pour se démarquer entre eux – pour vanter l'origine France, le retrait d'une obligation a probablement un effet dérisoire. La réaction de la FNPL, de la FNSEA et des JA paraît tout à fait excessive.
Et cette liberté porte aussi sur d'autres facteurs de production... impliquant le cas échéant des contraintes supplémentaires aux producteurs pas toujours payés de retour au juste prix (c'est ainsi que nous avons vu sur Twitter, un échange quelque peu acrimonieux sur une obligation d'enregistrer les heures de pâturage faite par une coopérative – lire : vraisemblablement imposée par un distributeur).
Enfin, les commentaires plus ou moins malveillants envers le Conseil d'État sont fort malvenus. Oui, M. l'avocat gourmet, l'alimentation de la vache intervient dans la qualité du lait. La race aussi. Mais non, ce n'était pas le sujet.
Et on sort de la notion de droit (de justice) quand on dit et écrit :
« Un aveuglement qui touche vraisemblablement les sages du Palais-Royal eux-mêmes dans la mesure où la décision prise est à contre-courant des évolutions sociétales. »
Mais ne vit-on pas dans l'ère du relativisme et de la perte de repères ?
Quant à l’agriculture paysanne », qui serait en voie d'« anéantissement » selon l'eurodéputé David Cormand, les causes sont bien plus variées, ainsi que l'illustre un excellent article de M. Loïc de la Chesnais, « Un tiers des producteurs laitiers envisage de réduire ou d’arrêter leur production », dans le Figaro du 27 avril 2021. Mais la complexité n'est pas à la portée de réflexions sur le mode binaire et d'un schéma de pensée – magique – qui voit ses solutions dans Martine à la ferme et dans un déluge réglementaire pour « sauver la planète ».
Voilà un chantier pour lequel le ministre Julien Denormandie devra aussi imposer son volontarisme et son énergie, si le calendrier électoral le lui permet, pour dépasser ce qui fut une mesurette cosignée à l'époque par un certain... Emmanuel Macron.
(Source)