« Tours. Exposition aux pesticides et leucémie : un lien établi pour la première par des chercheurs » ? Faux !
« Tours. Exposition aux pesticides et leucémie : un lien établi pour la première par des chercheurs » ? C'est le titre d'un article d'Ouest-France du 18 février 2021 repris par MSN, largement inspiré d'un communiqué de presse du CHRU de Tours, « [Recherche] une étude prouve le lien entre pesticides et leucémie ».
C'est faux et trompeur.
D'une part, les chercheurs ont produit une méta-analyse – une étude regroupant des résultats de recherches antérieures dans le but d'obtenir une image plus précise de l'objet analysé (pour autant que la méta-analyse soit bien faite). Pour « établir » ou « prouver » un lien, les études antérieures devaient forcément le mettre en évidence, mais avec un degré de certitude moindre. Ils ne sont donc pas les premiers.
D'autre part, le lecteur non averti est amené à croire qu'il y a un lien de cause à effet entre l'exposition aux pesticides – il n'est pas précisé lesquels – et la survenue d'une leucémie – de n'importe quel type.
Une corrélation futile : consommation de fromage aux États-Unis d'Amérique et nombre de décès de personnes s'étant étranglées dans les draps. (Source – elle en présente d'autres)
Partons du commencement.
Amélie Foucault, Nicolas Vallet, Noémie Ravalet, Frédéric Picou, Marie C. Bene, Emmanuel Gyan & Olivier Hérault publient dans Scientific Reports (du groupe Nature) « Occupational pesticide exposure increases risk of acute myeloid leukemia: a meta-analysis of case–control studies including 3,955 cases and 9,948 controls » (l'exposition professionnelle aux pesticides augmente le risque de leucémie myéloïde aiguë : une méta-analyse d'études cas-témoins comprenant 3.955 cas et 9.948 témoins).
En voici le résumé (découpé comme d'habitude) :
« L'impact des pesticides sur la santé est une préoccupation majeure de santé publique. Il a été démontré qu'un risque plus élevé de développer des malignités lymphoïdes chroniques est associé à l'exposition professionnelle aux pesticides (EPP). En revanche, on sait peu de choses sur l'impact de l'EPP sur l'apparition de malignités myéloïdes, en particulier la leucémie myéloïde aiguë (LMA). L'objectif de cette méta-analyse est de résumer les données sur l'association entre l'EPP et la LMA.
Un ensemble de données pertinentes d'études cas-témoins a été extrait. Parmi les 6.784 références extraites, 14 ont été sélectionnées, représentant 3.955 patients atteints de LMA et 9.948 sujets témoins diagnostiqués entre 1976 et 2010.
Une association défavorable a été trouvée entre l'EPP et la LMA (OR = 1,51 ; IC 95 % : 1,10-2,08), non affectée par les analyses de sensibilité.
L'asymétrie du graphique en entonnoir suggère un biais de publication sous-estimant l'OR. L'analyse stratifiée a montré que l'association était due aux études avec : (1) patients atteints de LMA monocentrique et population témoin en milieu hospitalier, (2) échelle de Newcastle-Ottawa > 6 et le groupe d'études identifié comme présentant le risque le plus faible, (3) évaluation de l'exposition par le biais d'entretiens entre pairs, (4) diagnostic en Amérique du Nord et en Asie et après 1995, (5) restriction à la LMA de novo.
En outre, l'association entre l'EPP et la LAM était significative dans le cas des insecticides.
Ces résultats élargissent le spectre de la toxicité des pesticides aux malignités myéloïdes. »
Le graphique en entonnoir
Nous ne nous attarderons pas sur cette étude. Notons toutefois que la référence aux « 6.784 références extraites » relève de la rodomontade : 6.587 ont été éliminée après la simple lecture du titre ou du résumé et seules 183 ont fait l'objet d'une lecture plus approfondie pour n'en retenir que 14 au final (c'est souvent comme cela). Et si nous avons bien compris, l'affirmation relative aux insecticides est tirée des données fournies par quatre études.
Comme souvent, le problème surgit par la médiatisation. Et le CHRU de Tours a fait fort, très fort... très, très fort dans la page pour gens pressés :
« La dangerosité d’une exposition professionnelle aux pesticides est désormais prouvée grâce à une méta-analyse réalisée par des chercheurs tourangeaux.
En reprenant les résultats des études publiées pendant près de 75 ans, ils démontrent que les pesticides augmentent le risque de développer une leucémie. »
Non, « [l]a dangerosité d’une exposition professionnelle aux pesticides » n'a pas été prouvée. Non, il n'a pas été démontré que « les pesticides augmentent le risque de développer une leucémie ». Non, il ne s'agit pas d' « une leucémie », mais d'une leucémie miéloïde aiguë.
Tout ce qui a été montré, c'est une corrélation (une « association » selon le résumé), qui n'est pas encore un lien de cause à effet. Faut-il mettre cela sur l'incompétence des communicants ou sur une volonté délibérée d'exagérer la signification du produit pour faire le buzz ? Les auteurs de l'article ont-ils jeté un œil sur la production des communicants ?
On explose la limite du ridicule avec la deuxième assertion : l'étude la plus ancienne retenue date de 1986, d'il y a 35 ans. La plus ancienne des études rejetées date peut-être des années 1940, mais les lecteurs sont clairement induits en erreur. Que ce soit de l'ordre du détail ne change rien au constat.
Le titre du communiqué de presse détaillé, « [RECHERCHE] Une étude tourangelle prouve qu’une exposition professionnelle aux pesticides augmente le risque de leucémie aiguë myéloïde » est toujours aussi audacieux, mais le texte se fait (un peu) plus mesuré : les chercheurs ont établi un « un lien formel » ou « un lien entre exposition professionnelle aux pesticides et risque de leucémie aiguë myéloïde ».
Mais la conclusion franchit à nouveau les limites du raisonnable et du justifiable :
« Ces conclusions renforcent la nécessité de réflexions sociétales pour limiter les doses des pesticides utilisées en agriculture et pour protéger efficacement les professionnels exposés ainsi que les personnes vivant à proximité immédiate des zones d’épandage de ces fortes doses de pesticides. Des recherches biologiques sont nécessaires pour identifier, voire contrer, les mécanismes cellulaires par lesquels les pesticides seuls ou en association (effet cocktail) augmentent le risque de développer une leucémie aiguë myéloïde. Les hématologues de Tours viennent d’ailleurs d’identifier un des mécanismes de cette toxicité dans la moelle osseuse. »
En bref : un discours militant, de propagande.
Le communiqué est agrémenté d'une illustration :
Le graphique est au mieux une corrélation farfelue. Elle nous rappelle les fadaises d'auteurs comme Stephanie Seneff, Nancy Swanson ou encore Anthony Samsel. Bref, c'est de l'indigence.
Une « belle » corrélation de Stephanie Seneff, Nancy Swanson et Chen Li (source)
La cohorte AGRICAN n'a pas étudié, semble-t-il, les leucémies miéloïdes aiguës.
D'autres chercheurs se sont en revanche intéressés à ces leucémies, dans un contexte plus large. Citons l'étude la plus récente utilisée par les auteurs, « Chemical exposures and risk of acute myeloid leukemia and myelodysplastic syndromes in a population‐based study » (expositions chimiques et risque de leucémie myéloïde aiguë et de syndromes myélodysplasiques dans une étude de population) de Jenny N. Poynter et al.
Ces auteurs n'ont pas trouvé d'association significative entre pesticides et produits chimiques agricoles, et leucémie myéloïde aiguë (un odds ratio de 0,89 qu'on pourrait interpréter comme « les pesticides protègent de la LMA »). Remarque incidente : cette situation illustre les problèmes que soulèvent les études cas-témoins et la prudence à observer dans leur interprétation et, surtout, exploitation.
En revanche, il y a eu des associations plus importantes pour les expositions au benzène (OR = 1,77), aux chlorures de vinyle (2,05), à la suie, à la créosote, aux encres, aux colorants et aux solutions de tannage ainsi qu'à la poussière de charbon (de 2,68 à 4,03).
Remarque incidente : le benzène est classé par le CIRC comme cancérogène avéré pour l’homme (groupe 1) sur la base de leucémies, notamment myéloïdes aiguës, observées dans des études épidémiologiques et animales. Les tableaux 4 du régime général et 19 du régime agricole reconnaissent (avec d’autres maladies hématologiques) les leucémies et le syndrome myéloprolifératif en tant que maladies professionnelles suite à une exposition au benzène.
En bref, selon l'étude de Jenny N. Poynter et al., les expositions industrielles produisent des associations plus importantes que l'exposition aux pesticides. Celle-ci est du reste difficile à séparer d'autres expositions dans le cadre de l'activité agricole (on peut penser aux nombreuses manipulations de gazole et de lubrifiants par exemple).
On peut dès lors se demander quelle a été la motivation de cette étude. Le choix du sujet a-t-il été dicté par la nécessité d'intéresser les financeurs et la perspective de trouver un résultat significatif, et donc par les chances de publier, sachant que les « pesticides » sont des substances très « tendance » ?
Ou par militantisme ? Ouest France, déjà cité, écrit :
« Selon cette étude tourangelle, la majorité des patients sont des agriculteurs. Or, la leucémie aiguë myéloïde n’est pas encore reconnue comme une maladie professionnelle. "La publication de cette étude va peut-être changer les choses", tel est le souhait du Pr Olivier Hérault, cité par France Bleu. L’étude pourrait également contraindre les autorités à revoir les distances minimales d’épandage des pesticides aux abords des habitations. »
À l'aune de ce paragraphe, le militantisme ne fait guère de doute.
Il est difficile de savoir d'où provient l'allégation que les agriculteurs sont les victimes majoritaires de la leucémie myéloïde aiguë. Mais on peut faire de petits calculs à la louche.
Conclusion : c'est grossièrement faux.
Le taux d'incidence annuel en France est affiché à 3/100.000 (3 cas pour 100.000 habitants), essentiellement des adultes, ou 4/100.000. Le deuxième site (Concilio) nous dit que 3.000 nouveaux cas sont diagnostiqués par an. Nous partirons de ce chiffre.
Au 2 octobre 2019, près de 3,2 millions de personnes étaient protégées au titre du risque maladie par la Mutualité Sociale Agricole. Cela représente 4,8 % d'une population française de 67 millions, la population non « agricole » représentant donc 95,2 %.
Pour 3.000 nouveaux cas par an et un odds ratio de 1,51, nous trouvons que 211 relèveraient de la MSA.
Toutefois, tous les sociétaires ne sont pas (ou n'étaient pas) agriculteurs et, parmi les agriculteurs en activité ou à la retraite, pas tous manipulent ou ont manipulé des « pesticides ». Mais coupons la poire en deux, en admettant – en simplifié – que tous les assurés du sexe masculin sont concernés par l'exposition aux pesticides. Cela donne 107 cas pour les hommes. La surincidence concernée par l'association avec les pesticides (0,51 de l'OR de 1,51) représente 36 cas.
Le même calcul avec la moitiés des hommes concernés donnerait 54 cas chez ceux-ci, avec 18 cas dûs à la surincidence.
Ces calculs sont très grossiers. Mais ils ont l'avantage de poser à nouveau la question de la motivation de l'étude, de l'exploitation qui en est faite par les communicants du CHRU de Tours et de son instrumentalisation par des médias.
L'auteur principal de l'étude souhaite que la leucémie aiguë myéloïde soit reconnue comme une maladie professionnelle. On peut adhérer à ce souhait.
Mais on peut sans doute relever aussi qu'il y a d'autres professions qui sont concernées par des expositions à des substances chimiques (sachant que tout est « chimique » au sens propre de la chimie), avec des incidences de santé publique bien plus importantes (voir par exemple l'étude de Jenny N. Poynter et al.).
Autrement dit : l'insistance à « chercher des poux sur la tête » des « pesticides » est un monumental gâchis en termes de recherches en soutien de la santé publique.