Perturbateurs endocriniens : les bons, les méchants et deux Stéphane du Monde
L'Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA) a mis en consultation, jusqu'au 4 février 2021, un projet de document, « EFSA Scientific Committee Opinion on biological plausibility of non-monotonic dose responses and their impact on the risk assessment » (opinion du Comité Scientifique de l'EFSA sur la plausibilité biologique des réponses non monotones aux doses et leur impact sur l'évaluation des risques).
Une réponse non monotone est, graphiquement, une courbe qui n'est pas « régulière », par exemple en U. Le sujet est particulièrement prisé par les aficionados de la perturbation endocrinienne : la substance incriminée a/aurait des effets ravageurs à très faible dose, effets qui disparaissent aux doses plus élevées utilisées dans les évaluations de risques... Merveilleux phénomène qui permet de récriminer, gesticuler et protester ad nauseam et, dans certains cas, de se faire la peau d'une substance comme le bisphénol A.
Ce sujet passionne également les contempteurs du principe de Paracelse, « Alle Dinge sind Gift, und nichts ist ohne Gift; allein die Dosis machts, daß ein Ding kein Gift sei » (toutes les choses sont poison, et rien n'est sans poison ; seule la dose fait qu'une chose n'est pas un poison), abrégé en : « la dose fait le poison. »
Le projet de document n'a pas eu l'heur de plaire à l'Endocrine Society.
Le contraire eût été étonnant...
Le Monde, pages Planète, le rapporte sous la signature de M. Stéphane Foucart et de Mme Stéphane Horel dans « L’Autorité européenne de sécurité des aliments accusée de minimiser certains effets des perturbateurs endocriniens » (texte complet traduit en anglais ici). En chapô :
« L’Endocrine Society, une société savante rassemblant 18 000 chercheurs et cliniciens spécialistes du système hormonal, critique vivement un projet de rapport de l’EFSA sur les effets inhabituels de certaines substances. »
Une « société savante » ? C'est au mieux l'association des professionnels de l'endocrinologie, essentiellement états-uniens, regroupant chercheurs, praticiens, étudiants et entrepreneurs.
Et, par l'activisme qu'elle déploie, un lobby. Parmi les chercheurs, il y a un important contingent de militants prenant une ou plusieurs, ou toutes les substances chimiques contestées (notamment les pesticides) pour cible.
Cela ne l'empêche évidemment pas de produire des documents scientifiques de qualité – ici des observations sur le projet de document de l'EFSA.
En résumé,
« Dans sa construction actuelle, le document est une évaluation inexacte des réponses aux doses non monotones (NMDR) ; sans révision substantielle, l'adoption de l'avis entraînera l'utilisation de critères restrictifs qui limiteront la capacité des organismes de réglementation à prendre des décisions en matière de protection de la santé. »
Nous ne jugerons pas de la pertinence des observations : c'est hors de notre portée.
Les deux Stéphane ont produit quelques citations pour étayer leur thèse. Cela pourra impressionner le lecteur moyen mais plongera le lecteur un peu plus averti dans un abîme de perplexité, déjà en raison de l'absence de contexte. Que penser par exemple de :
« Dans la mesure où les auteurs ne précisent pas à quel ensemble de connaissances ils se réfèrent, la plausibilité reste une notion très vague et subjective » ?
Si nous avons bien compris la lettre de l'Endocrine Society, il s'agit de l'ensemble de connaissances empiriques, d'une part, et théoriques, d'autre part.
La citation ci-dessus est tirée de la critique générale numéro 2 de l'Endocrine Society. Après un intermède – « proteste-t-elle » (admirez le choix des mots...) –, elle se poursuit par un élément de la critique numéro 6. Le lecteur ne comprendra pas que deux éléments de texte ont été amalgamés.
Tout compte fait, il ne nous semble pas que la réponse détaillée réponde à la qualification employée dans le titre de l'article du Monde des deux Stéphane.
L'EFSA « accusée » ? Une manifestation de plus de la singulière hargne des auteurs contre l'Autorité et le processus d'évaluation en général. Ce mot a du reste disparu du titre dans l'édition papier datée du 5 février 2021...
La lettre de l'Endocrine Society, incidemment, est signée par Mme Barbara Demeneix dont nous avons déjà évoqué le naufrage militant. Écrire cela peut paraître de l'ad hominem ; sa qualité de présidente du groupe consultatif de l'Endocrine Society sur les perturbateurs endocriniens est cependant une illustration du militantisme au sein de la « société savante ».
Quittons ce domaine très technique, cette divergence de vues entre – selon la Weltanschauung des deux Stéphane – le bon, l'Endocrine Society, et le méchant, l'EFSA.
Entrons dans le monde (et le Monde) glauque du journalisme d'insinuation : la mise en cause des membres du panel qui ont rédigé le projet d'opinion.
Les deux auteurs de l'article du Monde commencent par évacuer la réponse de l'EFSA qui se serait « justifiée […] dans un courriel au Monde ». Puis :
« […] Mme [Diane] Benford et M. [Josef] Schlatter ont également participé aux travaux d'International Life Sciences Institute (ILSI), une organisation de lobbying scientifique financée par des géants de l'agrochimie, de l'agroalimentaire et du médicament pendant de nombreuses années et jusqu'en 2012, lorsque l'EFSA a prié l'ensemble de ses experts d'y mettre un terme. M. Schlatter n'a en revanche pas renoncé à se détacher de l'International Society of Regulatory Toxicology and Pharmacology (Société internationale de toxicologie et de pharmacologie réglementaires), dont il est membre depuis 1998. »
L'ILSI a très mauvaise presse dans le monde du militantisme – à preuve, la description qu'en font nos deux auteurs de manière pavlovienne ou panurgique. Quant à l'ISRTP, elle écrit sur son site :
« L'objectif de la Société est de fournir un forum public ouvert aux décideurs politiques et aux scientifiques pour promouvoir une science toxicologique et pharmacologique solide comme base pour la réglementation touchant la sécurité et la santé humaine, et l'environnement. »
Mais... mais... pour les deux Stéphane :
« Cette organisation, qui arbore le nom pompeux d'une société savante, est en fait une entité aux financements opaques et tenue par l'industrie : agroalimentaire, chimie, médicament, pesticides, de Frito Lay au cigarettier R.J. Reynolds. »
Sources ? Preuves ? Une liste de... six « sponsors » pour l'année... 2007 (dans laquelle R.J. Reynolds ne figure pas, son soutien ayant cessé l'année précédente, comme celui d'une dizaine d'autres entreprises). De quoi étayer l'argument des financements opaques et du contrôle par « l'industrie »...
Et quel contraste avec la description de l'Endocrine Society !
Mais l'essentiel est évidemment de susciter la suspicion sur un rapport qui, manifestement, ne répond pas aux attentes des jusqu'au-boutistes de la perturbation endocrinienne (et des professionnels de ce secteur de la santé) pour qui l'ignorance doit justifier l'action :
« Alors que le rapport conclut à "la nécessité de comprendre le(s) mécanisme(s) sous-jacent(s)", l'Endocrine Society estime, elle, "déraisonnable" de poser cette exigence. Un niveau de preuve aussi élevé pourrait considérablement retarder les mesures de restriction à l'encontre de produits nocifs. »
Et pour cela, quoi de plus tentant que de jeter la suspicion sur deux membres du groupe de travail de l'EFSA? Sur la base d'affiliations à l'ILSI et de travaux dans ce cadre qui ont pris fin en... 2012 et sur la base d'une adhésion à une association...
Le principe « c'est la dose qui fait le poison » n'échappe pas à cette manœuvre : il a été
« énoncé par l'alchimiste Paracelse au XVIe siècle, bien avant l'invention de l'électronique »...