Hommage à nos enseignants
André Heitz
C'était l'école des garçons et, à l'étage, la mairie et l'appartement de l'instituteur. C'est toujours la mairie de Hagenbach
Nous nous apprêtons à rendre un hommage national à Samuel Paty, ce professeur d'histoire-géographie assassiné, dans un enchaînement d'événements et des conditions qui restent à préciser (et qui ne relèvent pas du terrorisme – ne galvaudons pas le sens des mots), parce qu'il a fait son travail en vrai et courageux pédagogue.
Comment pouvons-nous lui rendre hommage à notre niveau ?
Peut-être en l'inscrivant dans la grande lignée des enseignants qui nous ont marqués et qui, pour certains d'entre eux, ont marqué nos vies d'une petite ou grande empreinte.
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Je n'ai hélas pas de photo avec M. Spielmann
Mon instituteur de « l'école des garçons » (une désignation qui est restée après l'introduction de la mixité) s'appelait Francis Spielmann. Il enseignait et éduquait du cours moyen 1ère année à la « fin d'études ». Il a mené des générations vers le « certificat d'études primaires » quand il existait encore et qu'il représentait un sésame pour la suite, ou vers le collège.
Pour employer un anachronisme, il était véritablement un « hussard noir de la République ». Invariablement revêtu d'une blouse gris foncé, l'image la plus prégnante qui me reste de lui est celle d'un homme de haute stature, plutôt taciturne, ferme mais bienveillant, surveillant la cour de récréation du haut de quelques marches.
Hussard noir, assurément.
On disait qu'il votait communiste, ce qui devait faire froncer quelques sourcils dans une Alsace encore imprégnée de religion (et où certaine femme un peu âgée a dû être convaincue en 1965 par ses fils que voter Mitterrand – contre de Gaulle – au deuxième tour n'allait pas lui fermer la porte du Ciel). Mais c'était « Monsieur Spielmann », d'r Schüalmeischter (le maître d'école) et, s'il le faisait, c'était plus par esprit de contradiction que par conviction. Cela ne l'empêchait du reste pas de jouer de l'orgue à la messe dominicale ou lors des enterrements.
J'étais bon élève – je le dois en partie à un concours de circonstances, mais c'est une autre histoire. Je ne sais pas s'il a poussé mes parents à m'envoyer au collège ou si c'était de toute façon leur intention de m'y envoyer – et de réaliser par enfant(s) interposé(s) des projets qui ne leur ont pas été accessibles du fait de la situation économique de leur famille respective et de la guerre. Je sais qu'il a dit à mon père : « Ton fils fera "classique". » Il avait de l'ambition pour ses élèves... tous ses élèves.
Dans le monde d'aujourd'hui, cela semble aller de soi, ou presque, du moins sur le papier. Dans mon monde des années 50 et 60, j'ai pu faire l'expérience de discriminations insidieuses. Ainsi, le jour de la rentrée en sixième, comme par hasard, les enfants de la bourgeoisie d'Altkirch (qui avaient fait une septième au collège l'année précédente) s'étaient retrouvés aux premiers rangs, et les enfants de la campagne, au fond de la classe... Cela avait été organisé par une professeure dont je garde par ailleurs un excellent souvenir (et la manie de faire des phrases interminables...).
M. Spielmann était aussi secrétaire de mairie une fois l'école finie. Attentif à l'avenir des enfants entre 8 heures du matin et 4 heures de l'après-midi, il était tout aussi attentionné envers l'ensemble de la population le soir.
Ma mère m'a raconté...
Cela devait être en 1962. Mon père avait pu acheter une télévision à bon prix. Pour obtenir une bourse pour mon frère, il fallait l'avis du maire. Mes parents se rendirent donc à son domicile avec M. Spielmann, instituteur/secrétaire de mairie. En quelque sorte sur injonction de son épouse, M. le Maire émit un avis défavorable : c'est que la télévision, dont la présence était attestée sur le toit par l'antenne, n'avait pas été achetée chez le neveu de Madame, électricien, qui tenait un magasin au village... Mes parents étaient catastrophés... M. Spielmann, secrétaire de mairie, les rassura sur le chemin du retour à la mairie et « rectifia » la situation.
Avis : c'était il y a quelque 60 ans... il y a prescription. Mais cet épisode dont je n'ai eu vent qu'assez récemment a encore fait grandir la reconnaissance que j'éprouve envers M. Spielmann et que je n'ai jamais pu ou su lui témoigner de vive voix.
Je n'eus le privilège de subir la férule de M. Spielmann – et quelquefois les coups de règle en aluminium sur les doigts – que pour les deux ans de cours moyen.
C'était le temps de la plume Sergent-Major ; des pâtés que, mal latéralisé et plutôt gaucher, j'avais pu éviter, mon père m'ayant forcé à utiliser d'scheeni Hand (la « belle » main) ; des encriers incorporés dans les tables servant de cimetière de mouches ; des Aventures de Tintin dans la bibliothèque ; et aussi, présent en plusieurs exemplaires, de : « Le tour de la France par deux enfants » de G. Bruno
J'ai lu et relu ce livre avec avidité. Et je découvre qu'il peut servir de support à un hommage personnel à Samuel Paty.
G. Bruno est le pseudonyme d'Augustine Fouillée (née Tuillerie – 1833-1923). Cela devait être plus facile à son époque de dissimuler sa féminité derrière un nom de plume « non genré », du reste inspiré de Giordano Bruno. Mariée une première fois à un M. Guyau, qui la battait et dont elle a eu un fils (le philosophe Jean-Marie Guyau), elle épousa le philosophe Alfred Fouillée une fois votée la loi sur le divorce. Que de conquêtes sociales évoquées en un paragraphe...
Les références à Dieu disparaîtront à partir de l'édition de 1906. Selon Wikipedia,
« L’auteur avait, en fait, tenté de substituer à la morale religieuse une idéologie de la fraternité et de la solidarité : un idéal de paix. Cela accentue la tonalité laïque du livre, et souligne un optimisme à l’égard d’une société sans référence au surnaturel, strictement humaine et œuvrant au règne de la raison et de la concorde. »
Cet idéal était sans nul doute aussi celui de Samuel Paty.
« Le tour de France par deux enfants » est sous-titré : « Devoir et patrie ».
Aujourd'hui, la Patrie rend hommage à un homme qui a fait son devoir.
Et mon vœu est que cela laisse des traces durables, positives, dans la société française.