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Agriculture, alimentation, santé publique... soyons rationnels

Forçage génétique et forçage politique

19 Août 2020 , Rédigé par Seppi Publié dans #Politique, #Activisme, #CRISPR

Forçage génétique et forçage politique

 

Une histoire ancienne de lucilie bouchère

Connaissez-vous la lucilie bouchère, Cochliomyia hominivorax, aussi appelée mouche à viande, et mouche de Libye bien qu'elle soit originaire d'Amérique centrale ? Elle pond ses œufs dans les plaies ouvertes ou les atteintes cutanées, ainsi que dans les muqueuses des animaux vivants (et de l'Homme). Ses larves (aussi appelées larves de la mort) se nourrissent exclusivement de matière vivante. Et c'est une plaie pour l'élevage.

 

C'est une des grandes réussites de l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO) que d'avoir réussi à l'éradiquer de Libye dans les années 1990 et à préserver le Vieux Monde de son expansion : selon la version FAO (informelle) de l'histoire, celle-ci avait réussi à convaincre Mouammar Kadhafi qu'il fallait répandre des millions de mouches indirectement en provenance du Grand Satan, car produites au Mexique dans le cadre d'un programme conjoint avec les États-Unis d'Amérique. Et aux USA, il fallut une autorisation spéciale du président Bush et du Congrès.

 

Les mouches avaient été rendues stériles par irradiation de pupes aux rayons gamma. Les femelles « normales » s'étant accouplées avec un mâle stérile (ainsi que les femelles irradiées stériles) ne produisaient pas de descendance. La population ne pouvait donc que diminuer et finalement disparaître.

 

Le problème de la lucilie bouchère a eu d'importantes conséquences géopolitiques. Financièrement riche, mais technologiquement dépendant des pays industrialisés, Kadhafi s'est rendu compte que la Libye ne pouvait pas se passer de l'aide étrangère et devait établir des relations diplomatiques normales.

 

 

Une histoire récente de moustiques tigres et d'anophèles

On imagine un programme similaire à ce qui fut l'une des grandes réussites de l'utilisation pacifique de l'énergie atomique en biologie, un programme que l'on tenterait de mettre en œuvre dans le climat actuel d'hostilité aux technologies innovantes entretenu par des entités qui ont pour fond de commerce le « non », « no », « nein »...

 

En fait, ces programmes existent. Horresco referens, ils font maintenant appel au génie génétique, à ces horreurs d'OGM (ironie). Le grand spécialiste de la lutte contre les maladies vectorielles transmises par les moustiques tigres (dengue, chikungunya, zika, fièvre jaune), des anophèles (paludisme) et des moustiques vecteurs de la fièvre jaune est la jeune entreprise britannique Oxitec (initialement Oxford Insect Technologies, issue de l'Université d'Oxford), maintenant en mains états-uniennes.

 

La technologie en cours de développement – qui serait proche du déploiement si on pouvait surmonter les frissons politiques et médiatiques – fait appel à un gène de stérilité susceptible d'être désactivé dans un milieu d'élevage contenant de la tétracycline et n'affectant que les femelles (un système similaire aux fameuses semences « Terminator » qui n'ont jamais vu le jour commercialement), couplé à un gène marqueur qui permet de suivre les mâles modifiés dans la nature.

 

Le stock de géniteurs est maintenu en milieu avec tétracycline. L'élevage de larves en milieu sans tétracycline produit seulement des mâles portant le gène de stérilité et qui seront lâchés dans la nature.

 

Dans la seconde génération technologique Friendly, les femelles « sauvages » s'accouplant avec un mâle Friendly ne produisent pas de descendance femelle – ce qui réduit la population d'insectes piqueurs et vecteurs de maladies – et une descendance mâle portant une copie du gène de stérilité. Ces mâles transmettront le gène de stérilité à une moitié seulement de leur descendance mâle. Le gène tend donc à s'éliminer au fil des générations, d'où la terminologie « auto-limitant » d'Oxitec.

 

Pour éradiquer les moustiques dans les lieux à protéger, il faut apporter plusieurs générations de moustiques modifiés. L'avantage de cette méthode est qu'on ne prend pas le risque d'éradiquer une espèce entière de la planète, un risque politiquement (et peut-être aussi écologiquement) inacceptable.

 

Un projet pilote mené dans la ville d'Indaiatuba au Brésil a montré que cette solution était efficace contre le moustique tigre. Des expériences seront menées prochainement, ou sont déjà en cours, aux États-Unis d'Amérique, dans les Florida Keys et ultérieurement au Texas.

 

Il va sans dire que les « antis » se sont déchaînés et se déchaînent contre ces essais où qu'ils soient menés.

 

 

 

 

Et voici le forçage génétique

La technologie Friendly répond à une préoccupation : ne pas mettre dans la nature un gène susceptible d'y rester de manière permanente. Mais on peut aussi vouloir l'inverse, et même vouloir généraliser un gène d'intérêt dans l'ensemble d'une population.

 

Les lois de la génétique nous apprennent cependant qu'en général, en l'absence de pression de sélection, les fréquences géniques (ou, plus correctement, alléliques) restent inchangées d'une génération à l'autre (loi de Hardy-Weinberg). Les nouvelles techniques génétiques – l'édition du génome connue par l'emblématique CRISPR/Cas-9 – apportent une solution : le gene drive ou forçage génétique. Notons cependant que des mécanismes similaires existent dans la nature.

 

Chez les organismes supérieurs, le génome est composé de deux jeux de chromosomes homologues (22 paires chez l'Homme, la 23e étant hétérologue, XX chez la femme ou XY chez l'homme). En bref, dans un forçage génétique, le gène (ou la modification) d'intérêt est associé à un mécanisme de réparation génétique qui reconnaît le chromosome homologue ne portant pas ce gène comme défectueux et le « répare » en y copiant le gène d'intérêt.

 

Un organisme portant une seule copie du gène d'intérêt le transmet à la moitié de sa descendance. Quand le forçage a opéré, l'organisme porte deux exemplaires de ce gène et le transmet à toute sa descendance. Le gène se diffuse ainsi dans la population cible.

 

Le forçage génétique a de très nombreuses applications potentielles. Il peut servir à modifier, désactiver ou ajouter un gène, pour des résultats bénéfiques... ou maléfiques... Dans le cas des maladies vectorielles – qui sont à l'heure actuelle le domaine de recherche le plus important – on peut par exemple vouloir éradiquer le vecteur ou le doter d'un mécanisme qui l'empêche d'héberger l'organisme responsable de la maladie ou de le transmettre.

 

 

Deux champs de manœuvre : la COP 15 de la CDB et le Congrès Mondial de la Nature de l’UICN

Il se présente cependant une vaste opportunité de faire du « business » pour les professionnels et amateurs de l'« anti ». Pensez-donc... par exemple, la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency – agence des projets de recherche avancée de la défense) états-unienne s'intéresse vivement à la technique et, pour les « anti », cela ne peut qu'être à des fins militaires offensives (en fait, c'est l'inverse, pour parer toute attaque biologique).

 

Le terrain de manœuvre principal est la Conférence des Parties à la Convention sur la Diversité Biologique (CDB), amplifiée par le Protocole de Carthagène sur la Prévention des Risques Biotechnologiques. Lors de la COP 14 tenue à Charm El-Cheikh (Égypte) en novembre 2018, les Parties avaient rejeté une proposition de moratoire (théoriquement) temporaire au profit d'un texte qui a permis aux deux camps de crier victoire.

 

Le Congrès mondial de la nature de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) est une autre opportunité pour les « antis ». Il devrait se tenir du 8 au 11 janvier 2021 à Marseille. Le texte du projet de motion sur la biologie de synthèse promet des discussions animées.

 

 

Un Parlement Européen irresponsable

 

L'échec des « anti » à la COP 14 de la CDB ne pouvait être que partie remise. D'un côté les États qui voient un énorme intérêt dans le forçage génétique, dont bon nombre sont confrontés à de gros problèmes de maladies vectorielles, et les chercheurs qui se sont attelés à la lutte contre ces maladies, en particulier au sein du consortium Target Malaria ; de l'autre les États frileux et pusillanimes, sensibles au « qu'en dira-t-on » plutôt qu'au « que pouvons-nous en retirer » et les professionnels de la contestation des techniques innovantes dans le domaine de la biologie.

 

Le 16 janvier 2020, sur la base d'une proposition intergroupes, le Parlement Européen a adopté une résolution exprimant ses desiderata pour la COP 15 qui devait se tenir à Kunming (Chine) dans la deuxième moitié de mai 2020. Il a adopté un amendement ainsi rédigé émanant de députés Verts et GUE/NGL (groupe auquel appartiennent nos « Insoumis ») :

 

« 13. invite la Commission et les États membres à solliciter, lors de la COP15, un moratoire mondial portant sur la dissémination d’organismes issus du forçage génétique dans la nature, y compris les essais en champ, afin d’empêcher que ces nouvelles technologies ne soient disséminées prématurément et de respecter le principe de précaution consacré par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ainsi que par la convention sur la diversité biologique; »

 

Le Parlement n'a pas adopté le considérant correspondant qui peignait un paysage (potentiellement) cauchemardesque, ni une mouture plus radicale qui plaidait « pour une interdiction au niveau mondial de la recherche et du développement au moyen du forçage génétique et tout déploiement de technologies de forçage génétique ».

 

Mais le mal est fait. Le message politique envoyé par le Parlement Européen au reste du monde est, notamment, celui d'un cynique mépris pour les préoccupations de santé publique d'une vaste partie de l'humanité. Pour le compte d'une population européenne bien au chaud dans son petit confort (enfin pour le moment), nos représentants à la COP-15 devraient agiter le petit fanion d'un « principe de précaution » décidément mal compris et mis à toutes les sauces.

 

Il faut bien voir que ce moratoire a pour effet pratique de bloquer tout déploiement de la technologie – même lorsqu'elle n'est pas problématique comme dans le cas d'une modification empêchant le vecteur d'héberger l'agent causal de la maladie – et par conséquent tout progrès technologique et de santé publique ou environnemental (par exemple par l'éradication d'espèces invasives et dévastatrices sur des îles).

 

 

Seize « ONG » écrivent au Premier Ministre

C'est un ensemble assez hétéroclite. Des organisations bien en vue comme les Amis de la Terre et France Nature Environnement ; des organisations qui cherchent à se faire ou refaire une visibilité comme le CRIIGEN ou Pollinis ; l'agriculture biodynamique représentée par le MABD et Demeter ; la Confédération Paysanne ; et même le « Collectif des Faucheurs Volontaires d'OGM » dont les activités sont en principe délictuelles et en réalité très mollement réprimées.

 


 

 

La requête, assortie d'une demande de rencontre, est sans surprise :

 

« Au nom du principe de précaution tel qu’inscrit dans la Constitution française, nous vous demandons donc que la France défende une interdiction de la production, de l'utilisation et de la dissémination de tout OGM issu du forçage génétique. »

 

L'argumentaire apocalyptique l'est aussi :

 

« Les risques posés par cette ingénierie du vivant sont inédits et potentiellement catastrophiques pour l'environnement. Certains sont déjà bien identifiés : éradication de populations ou d'espèces entières, perturbations des chaînes trophiques et modification irréversible d'équilibres naturels, transferts éventuels de gènes modifiés à d'autres espèces, interactions imprévues entre constructions génétiques forcées et naturelles. D’autres usages involontaires ou malintentionnés (destruction de récoltes, usages militaires...) sont également possibles.

 

[…]

 

La complexité du vivant, les innombrables interactions qui régissent et relient entre eux les organismes dans l'écosphère, ne permettent pourtant pas d'anticiper toutes les conséquences du déploiement dans la nature d'organismes OGM issus du forçage génétique. Les lacunes dans les connaissances actuelles et l'ensemble des risques encore inconnus rendent impossible toute évaluation scientifique ou réglementaire du risque. »

 

Nous manquons prétendument de connaissances ? Alors faisons en sorte que nous manquerons toujours de connaissances... Le militantisme, c'est si simple...

 

 

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J
C'est bien expliqué. Il n'y a que dans des pays où on ne connaît ni dengue ni malaria et encore moins invasions de criquets qu'on peut considérer comme sacro-saint "l'équilibre naturel" et condamner a priori toute perturbation de celui-ci.
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U
Pour mémoire, le texte constitutionnel parle de mesures provisoires et proportionnées ...
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