Variétés produites par mutagenèse in vitro sur cellules et droit français et européen
Observations relatives à des projets de décret et d'arrêté notifiés à la Commission Européenne
(observations envoyées à la Commission)
André Heitz*
(Source)
Le droit européen des OGM – la directive 2001/18/CE – a fait la preuve de sa vétusté et de sa nuisance au regard des intérêts bien compris de l'Union Européenne et des défis agricoles et alimentaires de l'Humanité d'aujourd'hui et de demain.
La Cour de Justice de l'Union Européenne a aggravé le désastre avec son arrêt C-528/16.
Le gouvernement français a notifié à la Commission Européenne un projet de décret et un projet d'arrêté donnant suite à une décision du Conseil d'État, elle-même fondée sur l'arrêt C-528/16.
Il est proposé – nominalement – de ne pas exclure des procédures d'évaluation, d'autorisation, d'étiquetage et de surveillance les produits de « la mutagénèse aléatoire in vitro consistant à soumettre des cellules végétales cultivées in vitro à des agents mutagènes chimiques ou physiques. »
Ce projet soulève une série de problèmes juridiques et pratiques. Au niveau européen, il y a à notre sens des éléments permettant d'obtenir une situation plus en adéquation avec les réalités.
Ce projet démontre de surcroît l'urgence qu'il y a à réviser la directive « OGM ».
(Source)
La France a notifié à la Commission Européenne un projet de décret et un projet d'arrêté pris à la suite de l'arrêt de la Cour de Justice de l'Union Européenne C-528/16 du 25 juillet 2018, dans l'affaire Confédération Paysanne et autres c. Premier Ministre, et de la décision du Conseil d'État français du 7 février 2020.
Le décret modifierait la liste des techniques d’obtention d’organismes génétiquement modifiés (selon la définition du droit européen – c'est-à-dire de la directive 2001/18/CE du Parlement Européen et du Conseil, du 12 mars 2001, relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement, etc. tel qu'interprétée par la CJUE).
La France exclurait du champ d'application de la directive – exempterait des procédures d'évaluation, d'autorisation de dissémination, d'étiquetage, de surveillance – « [l]a mutagénèse aléatoire, à l'exception de la mutagénèse aléatoire in vitro consistant à soumettre des cellules végétales cultivées in vitro à des agents mutagènes chimiques ou physiques ».
L'intention française repose sur le considérant 6 de la décision du Conseil d'État :
« […] A cet égard, il ressort des pièces du dossier que [...] les techniques de mutagénèse aléatoire in vitro soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques [...] sont apparues postérieurement à la date d’adoption de la directive 2001/18/CE ou se sont principalement développées depuis cette date. Il résulte de ce qui précède que ces techniques ou méthodes doivent être regardées comme étant soumises aux obligations imposées aux organismes génétiquement modifiés par cette directive. »
Pour ne citer qu'une référence, « In vitro technology for mutation breeding » compile les comptes rendus de deux réunions de coordination de la recherche sur les technologies in vitro d'amélioration des plantes faisant appel à des mutations [mutation breeding] organisées en octobre-novembre 1983 et août 1985 par la division conjointe de la FAO et de l'AIEA des application des isotopes et des radiations de l'énergie atomique au développement de l'alimentation et de l'agriculture.
L'application d'agents mutagènes sur des suspensions de cellules y est évidemment mentionnée et les travaux ont montré que la recherche était très avancée et produisait déjà des résultats.
Quant à déclarer que ces méthodes « se sont principalement développées depuis cette date [2001, celle de la directive] », c'est un truisme – l'évolution normale de la science et de la technologie.
La disposition proposée par la France, n'étant fondée sur aucun motif factuel pertinent, est entachée d'une erreur de fait et abusive.
Il appartient sans nul doute au gouvernement français de réévaluer ses intentions à la lumière des véritables faits plutôt que de l'avis d'une instance judiciaire formulé sur la base de dossiers dans lesquels une partie tente d'emporter l'adhésion des juges, et l'autre est susceptible de se méprendre sur la portée des arguments présentés par la première.
Mais il n'est pas interdit à la Commission Européenne de signaler ce fait au gouvernement français et de le prier d'en tirer les conséquences de droit.
On peut aussi imaginer que le décret, s'il est adopté, fera l'objet d'une contestation par les premiers lésés, les obtenteurs, producteurs de semences et agriculteurs. Il en résultera une période d'incertitude (supplémentaire) au niveau européen pour, a priori, plusieurs années.
Il y a ainsi une marge de manœuvre au niveau européen et un motif légitime pour expliquer les incidences d'une telle démarche en solo sur le fonctionnement de l'Union Européenne.
Cette exclusion est plus étroite que celle qui résulte du deuxième alinéa du paragraphe 1 de la conclusion de l'arrêt de la CJUE, selon lequel
« ne sont exclus du champ d’application de ladite directive que les organismes obtenus au moyen de techniques/méthodes de mutagenèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ».
En pratique, et pour faire simple, il s'agit des techniques/méthodes de mutagenèse utilisées avant la date d'adoption de la directive.
Mais la CJUE a dit pour droit au paragraphe 2 que les parties pertinentes de la directive n'ont pas
« pour effet de priver les États membres de la faculté de soumettre de tels organismes [obtenus au moyen de techniques/méthodes de mutagenèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps], dans le respect du droit de l’Union, en particulier des règles relatives à la libre circulation des marchandises édictées aux articles 34 à 36 TFUE, aux obligations prévues par ladite directive ou à d’autres obligations. »
Notons incidemment que c'est étonnant, dans la mesure où cette faculté pour les États membres de légiférer à leur guise se heurte à l'intention fondamentale d'harmonisation qui a présidé à l'adoption de la directive 2001/18/CE.
C'est étonnant aussi dans la mesure où l'arrêt permet aux États membres de réglementer des produits « de techniques/méthodes […] dont la sécurité est avérée depuis longtemps », alors que, selon le considérant 17 de la directive 2001/18/CE,
« (17) La présente directive ne devrait pas s'appliquer aux organismes obtenus au moyen de certaines techniques de modification génétique qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps. »
Fermons la parenthèse, qui a le mérite d'illustrer encore davantage l'imbroglio du droit communautaire en matière d'OGM et la nécessité de le réviser sans tarder.
L'intention du gouvernement français de ne pas exclure de la réglementation des OGM les produits d'une mutagenèse aléatoire in vitro sur cellules cultivées serait donc, en principe, conforme à l'arrêt de la CJUE. Mais est-elle conforme au droit ?
La conclusion en cause de la CJUE est silencieuse sur le cadre chronologique de sa mise en application éventuelle.
Cela n'a aucune importance pour les produits de l'édition du génome car il n'y en avait pas sur le marché au moment du prononcé de l'arrêt. Ce n'est pas le cas pour des produits de techniques/méthodes particulières « de mutagenèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ».
Le gouvernement français a choisi la formule ex tunc (avec effet sur les variétés existantes), plutôt qu'ex nunc (soumettant aux procédures d'évaluation les seules variétés futures).
La loi ne dispose, en principe, que pour l'avenir. Ici, une situation établie est annulée, pour un motif non pas de fond dirimant (comme la découverte d'un effet indésirable), mais de procédure.
Les obtenteurs qui ont fait inscrire dans un catalogue national des variétés issues de la technique/méthode de mutagenèse en cause l'ont fait en toute bonne foi, en stricte conformité avec le droit tel qu'il était interprété et applicable à l'époque considérée.
Leur retirer les droits issus de l'inscription à un catalogue relève de l'abus de pouvoir réglementaire et, en fait, d'un choix malheureux, sinon d'une opération politicienne (donner satisfaction à des groupuscules militants), voire d'un caprice.
Il est à relever à cet égard que le Conseil d'État ne s'est pas prononcé non plus, enjoignant simplement au gouvernement :
« d’apprécier, s’agissant des variétés ainsi identifiées, s’il y a lieu de faire application des dispositions du 2 de l’article 14 de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002 et des articles L. 535-6 et L. 535-7 du code de l’environnement. »
Cette injonction aurait été mal fondée en droit si elle avait pris la forme d'une obligation de faire. En effet, l'article en cause permet à un État membre d'annuler l'admission d'une variété dans deux cas seulement :
« a) si les dispositions législatives, réglementaires ou administratives arrêtées en application de la présente directive ne sont pas respectées ;
b) si, lors de la demande d'admission ou de la procédure d'examen des indications fausses ou frauduleuses ont été fournies au sujet des données dont dépend l'admission. »
Ni l'un ni l'autre n'est applicable – sauf à considérer que les obtenteurs en cause auraient dû avoir la science juridique infuse et la prescience d'une interprétation du droit européen que le Conseil d'État a prudemment demandée à la CJUE et que même l'avocat général de la CJUE n'a pas pu prévoir.
Les deux décisions judiciaires offrent donc une marge de manœuvre – que la Commission Européenne voudra bien saisir – pour apprécier le bien fondé des intentions du gouvernement français et leur opportunité au regard de leurs conséquences.
C'est que, en outre, l'effet réel du décret proposé n'est pas de soumettre les variétés en cause aux « obligations prévues par ladite directive ». Comme l'écrit le gouvernement dans sa notification, après l'entrée en vigueur du décret proposé et sous réserve d'une disposition transitoire,
« il sera interdit en France de cultiver ou de vendre les variétés issues de la mutagenèse aléatoire in vitro qui consiste à soumettre des cellules végétales cultivées in vitro à des agents chimiques ou physiques mutagènes, du fait qu'elles n'ont pas été évaluées et autorisées dans le cadre de la réglementation sur les OGM. »
L'effet réel – non dit dans le décret mais dévoilé dans la notification – est d'en interdire la culture d'une manière générale, avec pour seule mesure transitoire la possibilité pour les agriculteurs concernés de mener leurs cultures à terme.
Une véritable mesure transitoire protégeant au mieux les intérêts de toutes les parties prenantes (sauf évidemment ceux des activistes), dans la perspective d'une « OGM-isation » des variétés issues d'une mutagenèse in vitro sur cellules serait d'organiser une procédure d'évaluation et d'autorisation « dans le cadre de la réglementation » et de lier la mesure transitoire à l'accomplissement de cette procédure. Ceci, évidemment, à supposer que l'intention du gouvernement français soit raisonnable et résiste à un nouvel examen.
Si l'intention du gouvernement est bien d'interdire leur culture, il conviendrait alors d'appliquer, en partie par analogie, l'article 26ter de la directive 2001/18/CE.
En partie, parce que le point d'appui de la réglementation ne serait pas une demande d'autorisation d'un obtenteur, mais l'intention du gouvernement.
Rien n'empêche, du reste, un obtenteur lésé par le caprice législatif, d'introduire une demande d'autorisation – en France, voire dans un autre État membre pour les seuls besoins de la conformité au (nouveau) droit français.
C'est évidemment ubuesque : les variétés subitement décrétées « OGM », ayant été cultivées depuis longtemps, ont fait la preuve que leur « sécurité est avérée depuis longtemps » et font la preuve que les variétés récentes du même type sont également sûres.
C'est évidemment ubuesque (bis) : la procédure d'évaluation et d'autorisation serait limitée à la seule France, sauf – heaven forbid – à ce que la France convainque les autres États membres de la pertinence de sa solution.
Dans le cadre de l'article 26ter de la directive 2001/18/CE, appliqué par analogie ou à la suite d'une demande, la France devra démontrer que son interdiction de culture est conforme au droit de l'Union, motivée, proportionnée et non discriminatoire et qu'en outre elle est fondée sur des motifs sérieux tels que ceux liés : a) à des objectifs de politique environnementale ; b) à l'aménagement du territoire ; c) à l'affectation des sols ; d) aux incidences socio-économiques ; e) à la volonté d'éviter la présence d'OGM dans d'autres produits ; f) à des objectifs de politique agricole ; g) à l'ordre public.
Selon le paragraphe 4 de l'article 26ter de la directive 2001/18/CE, « la Commission peut formuler toute observation qu'elle estime appropriée » sur une restriction/interdiction de culture que se propose d'adopter un État membre en dépit de la volonté exprimée, explicitement ou implicitement par le silence du notifiant/demandeur.
Il serait opportun que la Commission applique par analogie cette disposition en l'espèce.
Par voie d'exception, l'article 36 TFUE permet des :
« interdictions ou restrictions d'importation, d'exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d'ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale. Toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres. »
Aucun des motifs susvisés n'est de nature à étayer l'interdiction de vente évoquée dans la notification du gouvernement français.
Selon l'article 16 de la directive 2002/53/CE du Conseil du 13 juin 2002 concernant le catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles, les États membres doivent veiller à ce que les semences des variétés admises au catalogue commun ne soient soumises à aucune restriction de commercialisation quant à la variété. Un État membre peut toutefois être autorisé à interdire, pour tout ou partie de son territoire, l'utilisation d'une variété ou à prescrire des conditions appropriées de culture d'une variété dans trois circonstance :
« a) s'il est prouvé que la culture de cette variété pourrait nuire, sur le plan phytosanitaire, à la culture d'autres variétés ou espèces ;
b) [s'il y a inaptitude de la variété] ;
c) s'il a des raisons valables [...] de considérer que la variété présente un risque pour la santé humaine ou l'environnement. »
Aucune de ces circonstances n'est applicable... sauf à considérer que soudainement, après des années de culture...
Du reste, la notification précise en réponse à une question que :
« Non – le projet n'est une mesure ni sanitaire, ni phytosanitaire. »
Relevons encore que le gouvernement français est allé bien au-delà de la décision du Conseil d'État qui lui enjoignait
« de mettre en œuvre la procédure prévue par le 2 de l’article 16 de la directive 2002/53/CE du 13 juin 2002, pour être autorisé à prescrire des conditions de culture appropriées pour les VRTH issues de la mutagénèse utilisées en France. »
Il s'agissait plus précisément de mesures de surveillance et de suivi, de
« la mise en œuvre des recommandations formulées par l’ANSES, dans son avis du 26 novembre 2019, en matière d’évaluation des risques liés aux VRTH, ou de prendre toute autre mesure équivalente de nature à répondre aux observations de l’agence sur les lacunes des données actuellement disponibles. »
La radiation d'une variété du catalogue français a pour effet une radiation du catalogue européen si elle n'a pas fait l'objet d'une autre inscription. Il en résulte une interdiction de culture dans l'ensemble de l'Union Européenne.
Le projet d'arrêté contenant deux listes de variétés donne l'impression – erronée – que seules des variétés de colza Clearfield sont concernées par cette modification du droit français. Ce n'est pas le cas, ni pour les variétés existantes (le militantisme anti-OGM et anti-génétique moderne s'agite déjà à propos d'autres espèces), ni évidemment pour les variétés à venir.
Imaginons le scénario : une demande d'inscription au catalogue est déposée dans un État membre et y suit normalement son cours... Sur quelle base et selon quelle procédure, la France interdira-t-elle sa culture ? Si la Commission Européenne et les autres États membres n'y mettent pas bon ordre, des éléments essentiels du droit de l'Union Européenne seront vidés de leur substance.
Dans le même ordre d'idée, ce ne sont pas seulement les variétés rendues tolérantes à un herbicide – par une mutagenèse aléatoire in vitro sur cellules cultivées in vitro – qui sont en cause, mais toute autre variété issue de la même technique munie d'une propriété différente, par exemple une amélioration des propriétés alimentaires et un bienfait pour la santé. Le projet du gouvernement français conforte l'activisme anti-OGM et anti-technologie génétique et l'incite à poursuivre cet activisme.
Arrêt de la CJUE :
« L’article 2, point 2, de la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 mars 2001, relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil, doit être interprété en ce sens que les organismes obtenus au moyen de techniques/méthodes de mutagenèse constituent des organismes génétiquement modifiés au sens de cette disposition. »
Règlement (UE) 2018/848 du Parlement Européen et du Conseil du 30 mai 2018 relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques, et abrogeant le règlement (CE) no 834/2007 du Conseil, considérant 23 :
« (23) L’utilisation […] d’organismes génétiquement modifiés (OGM) ainsi que de produits obtenus à partir d’OGM ou par des OGM est incompatible avec le concept de production biologique et avec la perception qu’ont les consommateurs des produits biologiques. Une telle utilisation devrait donc être interdite en production biologique.
Article 3 :
« Aux fins du présent règlement, on entend par:
[…]
58) "organisme génétiquement modifié" ou "OGM": un organisme génétiquement modifié, au sens de l’article 2, point 2), de la directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil (42), qui n’est pas obtenu par les techniques de modification génétique énumérées à l’annexe I.B de ladite directive; »
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André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.