La Fondation Bill et Melinda Gates et la magie des titres militants du Monde
Supposez que vous passez en revue la page d'accueil du Monde Planète ou Afrique. Pour la page Planète, à l'heure où nous écrivons, il faut déjà aller dans les archives, tant l'activisme exploitant la crise du Covid-19 est... actif, débordant et dégoulinant de bien-pensance écologico-sociale.
Vous lisez donc en titre : « Fondation Gates : les investissements dans la recherche agricole en Afrique critiqués », et en chapô : « Les financements octroyés par la fondation du milliardaire confortent des modèles de production intensifs peu soucieux de l’environnement, selon un rapport de l’IPES-Food. »
Dans la version papier datée du lendemain, 11 juin 2020, c'est : « Des financements en Afrique de la Fondation Gates critiqués », et : « Selon des experts indépendants, un modèle agricole intensif est encouragé, au détriment de l'environnement et de la qualité ».
Vous ne cherchez pas plus loin. Quelle impression avez-vous acquise ? Mauvaise, sans doute.
Vous aurez été trompé, sinon escroqué, si les deux lettres I et P de l'« IPES-Food » mentionné dans la version électronique évoquent en vous un « International Panel » à l'instar du GIEC (IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change en anglais) ou une plateforme intergouvernementale à l'instar de l'IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services – Plateforme Intergouvernementale Scientifique et Politique sur la Biodiversité et les Services Écosystémiques – dont, soit dit en passant, on attend toujours le rapport complet).
Car l'IPES-Food (International Panel of Experts on Sustainable Food Systems – Panel International d’Experts sur les Systèmes Alimentaires Durables) est une association internationale sans but lucratif de droit belge (AISBL).
Si vous avez lu la version papier, vous aurez également été trompé, sinon escroqué, par la référence à des « experts indépendants ». Les membres de cette association sont certes, pour certains, experts et, pour ceux qui sont à la retraite sans autre activité, indépendants. Mais ils sont les promoteurs d'une certaine vision du monde de l'agriculture et des activités économiques qui lui sont liées et, à ce titre, militants.
Vous aurez vite compris de quelles orientations il s'agit quand on vous dit que le baron Olivier De Schutter, qui fut un des organisateurs de la mascarade du Tribunal International Monsanto, en est l'un des co-présidents ; ou que M. Pat Mooney, qui fut par exemple l'inventeur des « semences Terminator », en sont membres.
Citons simplement la première phrase de leur page sur l'agro-écologie :
« L'agroécologie représente un paradigme alimentaire et agricole alternatif, qui s'oppose à l'agriculture industrielle. »
La critique des activités de la Fondation Bill et Melinda Gates dans le domaine agricole n'est donc pas étonnante de la part d'IPES-Food – chassant en meute (une méthode éprouvée dans le monde de l'activisme) avec Biovision, une fondation de droit suisse créée et présidée par M. Hans Herren, autre co-organisateur de l'infameux Tribunal International Monsanto... et membre d'IPES-Food, et avec le concours de l'Institute of Development Studies, qui a reçu des financements de la... Bill and Melinda Gates Foundation.
La Bill and Melinda Gates Foundation est un contributeur majeur aux activités de développement agricole, alimentaire et social en Afrique. Le 21 janvier 2020, elle a annoncé qu'elle créait un institut de recherche agricole dans le cadre d'une nouvelle structure, la Bill & Melinda Gates Agricultural Innovations, LLC, qui sera connue sous le nom de Gates Ag One :
« Gates Ag One collaborera avec une communauté diversifiée de partenaires régionaux et internationaux des secteurs public et privé, ainsi qu'avec les gouvernements intéressés, pour permettre l'avancement de semences et de traits résistants et améliorant les rendements au niveau mondial et pour faciliter l'introduction de ces percées dans des cultures spécifiques essentielles pour les petits exploitants agricoles, en particulier en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud.
Partenariats avec le secteur privé ? Semences et traits (lire : le cas échéant, des OGM) ? Il n'en faut pas plus pour que s'élèvent les critiques d'entités fondamentalement anti-business et technophobes. Alors que l'« agro-écologie » – pour autant qu'on puisse avoir une définition opérationnelle et réaliste de cette notion au-delà des incantations – peut parfaitement se nourrir des technologies modernes, le couperet tombe d'entrée dans l'article du Monde :
« ...il semble que la capacité de sa fondation [par ailleurs partenaire et contributrice financière au Monde Afrique] à prendre le train des solutions pour une agriculture plus durable subisse un important retard. »
Et M. Olivier De Schutter de se lamenter :
« Alors que, depuis dix ans, nous assistons à une prise de conscience croissante en faveur de l’agroécologie, y compris par l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation [FAO], nous constatons que les investissements dans la recherche agricole continuent de soutenir massivement un modèle industriel dépassé pour relever les défis environnementaux et assurer la sécurité alimentaire. La Fondation Bill et Melinda Gates [FBMG] en tant qu’acteur très influent dans ce domaine illustre cette réalité. »
Oui, quelque 400 millions de dollars par an, « notamment […] à travers l'Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), dont elle est l'un des bailleurs », précise le Monde. Notons incidemment que la Suisse, analysée dans le rapport en tant que modèle de vertu, a consacré 132 millions de dollars en 2018 pour le développement agricole de l'Afrique (dont une partie allant à des institutions helvétiques).
Une minorité de fonds suisses va à une minorité d'institutions subsahariennes (source).
Et M. Olivier De Schutter de se lamenter encore :
« Cette coalition, à laquelle collaborent aussi de grandes entreprises du secteur agro-industriel joue un rôle très important à travers les partenariats tissés avec les gouvemenvents [Mais] les solutions imaginées pour l'Asie dans les années 1960-1970 ne peuvent être les mêmes pour l'Afrique aujourd'hui. C'est le message que nous essayons de faire passer. »
Merveilleux homme de paille et sophismes du déshonneur par association, l'agro-industrie et la Révolution Verte ayant mauvaise presse dans la bobosphère.
C'est, en résumé, une utopie qui s'affronte à un réalisme.
D'un côté, les incantations et des chimères non dénuées d'arrogance. Le Monde écrit :
« ...l'agroécologie […] permet de produire en utilisant moins d'intrants chimiques, de protéger la biodiversité et la fertilité des sols, tout en assurant aux paysans une alimentation plus diversifiée et de meilleure qualité.
[…]
La transition vers l'agroécologie suppose d'investir dans une recherche plus complexe et plus ouverte aux solutions proposées par les petits agriculteurs locaux, de s'intéresser aux conséquences des systèmes de production. Une forme de science participative pour laquelle la Fondation Gates comme la plupart des autres bailleurs ne sont pas jusqu'à présent équipés. »
Quelques partenaires financeurs d'AGRA. « ...pas équipés » ? (Source)
De l'autre, le pragmatisme et l'action. La Fondation Bill et Melinda Gates a répondu au Monde :
« ...dans son travail en Afrique, la fondation a pour vocation de soutenir de manière inclusive et durable les moyens de subsistance des petits exploitants, en étant adaptée à leurs besoins et aux contextes locaux. »
C'est là une approche sans exclusive, qui intègre aussi l'« agro-écologie », du moment qu'elle apporte des solutions. Et ce, quoi qu'en disent les détracteurs de la Fondation Bill et Melinda Gates, d'AGRA et d'autres initiatives ne rejetant pas par idéologie les méthodes et outils technologiques modernes.
La Fondation Bill et Melinda Gates investit dans le concret, notamment dans la recherche de solutions à des problèmes majeurs auxquels l'agriculture africaine est confrontée – voir à cet égard les article de l'Alliance Cornell pour la Science que nous traduisons précisément parce qu'ils décrivent des avenues pour l'avenir. IPES-Food et ses partenaires ont investi dans l'abstrait, dans un « rapport », « Flux financiers: quels sont les obstacles à l’investissement dans la recherche agroécologique pour l’Afrique? » (résumé en français ici).
C'est un rapport bien plus complexe que sa réduction à une attaque contre la Bill and Melinda Gates Foundation, stigmatisée dans le Monde par un Olivier De Schutter qui use de sa notoriété médiatique pour exercer une influence toxique dans les affaires du monde.
La Bill and Melinda Gates Foundation critiquée ? Voilà de quoi faire un titre accrocheur, conforme à la ligne éditoriale du Monde (mais avec une signature de Mme Laurence Caramel qui nous a habitués à mieux).
Voilà aussi de quoi suggérer – faussement – que la fondation – avec d'autres bailleurs de fonds – est un obstacle à la recherche agro-écologique en Afrique.
Dans une des fiches produites par IPES-Food, l'agro-écologie est définie comme suit :
« L'AGRO-ÉCOLOGIE EST UN MOYEN DE CONSTRUIRE DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES DURABLES ET RÉSISTANTS. ELLE TRAVAILLE AVEC LA NATURE, ET NON CONTRE ELLE.
L'agro-écologie combine différentes plantes et différents animaux, et utilise des synergies naturelles – et non des produits chimiques de synthèse – pour régénérer les sols, fertiliser les cultures et lutter contre les parasites. [...] »
Un autre personnage influent, M. Hans Herren (voir ci-dessus) a opiné dans une autre fiche :
« Il faut que les investissements dans AgR4D [la recherche agricole pour le développement] ciblent l'agro-écologie, et uniquement l'agro-écologie. Car le modèle industriel de l'agriculture et de l'alimentation a montré ses nombreuses faiblesses et ses échecs pour assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle dans un contexte social et environnemental positif. »
Le rapport utilise aussi « agriculture industrielle » pour désigner ce qui est pour les auteurs l'opposé de l'« agro-écologie ». Quel aveuglement idéologique !
Enfermés dans leur certitude d'être dans le seul Vrai et dans le camp du Bien, les auteurs du rapport ne se sont pas interrogés sur les causes réelles de la situation qu'ils déplorent : que c'est sans nul doute le choix bien considéré de la plupart des bailleurs de fonds, des institutions de recherche (pour le développement) et des bénéficiaires étatiques, ainsi que le souhait des bénéficiaires privés, au premier rang desquels les agriculteurs.
Comment ces gens pensent-ils combattre des fléaux tels que les criquets ?
Check out the desperate Locus conditions Indian rice farmers are dealing with, unbelievable. pic.twitter.com/tnOriRWaa0
— Trevor Philp (@trevor_philp) May 29, 2020