Greenpeace au Kenya : l'activisme fait fi de la menace de disette
André Heitz*
Le Kenya, un peu plus étendu que la France, avec une surface de terres agricoles similaire et 47,5 millions d'habitants, vit dans la précarité alimentaire.
En ce moment, le pays est confronté à des pertes de récoltes dues à de fortes pluies et des inondations ainsi qu'aux maladies et ravageurs, dont la légionnaire d'automne (Spodoptera frugiperda), un papillon de la famille des noctuelles récemment arrivé sur le continent et dont la chenille est extrêmement vorace. S'y est ajouté une autre plaie dont des médias français se sont fait l'écho : la pire invasion de criquets depuis 70 ans.
Comble de malheur, le gouvernement a dû détruire quelque 6.200 tonnes de maïs, une denrée de base pour les kényans, de ses stocks stratégiques ; ce maïs a été contaminé par des aflatoxines, des substances (naturelles...) ayant des effets mutagènes, carcinogènes, tératogènes et immunosuppresseurs. En outre, la chaîne alimentaire a été fortement perturbée par les mesures de lutte contre l'épidémie de Covid-19.
Une grande partie du pays est en phase 2 (« stressed ») de la Classification Intégrée des Phases de la Sécurité Alimentaire.
Pour parer à une disette dont l'imminence ne fait guère de doute dans les milieux avertis (qui excluent évidemment certains activistes), le gouvernement a décidé d'autoriser des meuniers à importer à tarif douanier réduit et entre le 20 avril et le 30 mai, 2 millions de sacs de maïs blanc (180 mille tonnes) pour la consommation humaine et 2 millions de sacs de maïs jaune pour l'alimentation animale.
Notons que le maïs ne doit pas être génétiquement modifié selon les normes applicables... dans l'Union Européenne, histoire de rappeler que nous exportons notre hystérie anti-OGM, même en situation de pénurie et de disette annoncées.
Le diable est dans le détail : l'avis publié dans la Kenya Gazette du 20 avril 2020 précisait que la teneur en aflatoxines ne devait pas dépasser 10 parties par million. La norme est cependant de 10 parties par milliard (en anglais : billion).
Pour tout esprit normalement constitué, il s'agissait d'une faute de frappe ou d'une « correction » intempestive et malavisée du Trésor National. Le fait a été reconnu par la suite. Pour tout esprit normalement constitué, l'hypothèse que le pays exportateur puisse vendre du maïs contenant des aflatoxines à des doses mille fois supérieures à la limite en vigueur en Afrique orientale, ou préconisée par les institutions internationales comme la FAO et l'OMS dans le cadre du Codex alimentarius, est tout simplement extravagante.
Les meuniers ont protesté – à juste titre – contre la fenêtre d'importation, irréaliste, qui leur a été concédée : il faut 60 à 70 jours pour faire venir du maïs blanc du Mexique, la seule source d'approvisionnement capable de répondre à la demande et aux exigences. Mais on peut aussi comprendre le souci du gouvernement de ne pas susciter l'ire des producteurs locaux s'ils voyaient accoster les cargos en même temps que leur récolte arrivait sur le marché (la situation s'est apparemment déjà présentée par le passé).
Un activiste plaideur compulsif, M. Okiya Omtatah, a engagé une action urgente contre la décision le 8 mai 2020, pour le compte du Strategic Food Reserve Trust Fund (qui se serait bien vu en maître d'opération). Sur le fond, il a invoqué le Bill of Rights de la Constitution (les droits fondamentaux), y compris le droit à la vie, la dignité humaine et le droit à un environnement propre et sain. Le maïs serait « vénéneux » ou « empoisonné » (« poisonous maize ») et, cerise sur le gâteau, les requérants ont de bonnes raisons de croire que les autorisations ont été accordées pour servir des intérêts particuliers, qu'il y a donc eu corruption.
Rappelons qu'il s'agit d'une situation d'urgence, que le vrai droit à la vie est de ne pas mourir de faim, et qu'il s'agit d'une faute de frappe.
La justice est aveugle, dit-on... La High Court a suspendu l'autorisation en référé le 9 mai et fixé l'audience quant au fond pour le 2 juin 2020.
Entre-temps, la faute de frappe a été reconnue, l'autorisation corrigée, la fenêtre d'importation reportée, et les trois premiers cargos chargés de 60.000 sont en route depuis le Mexique et devraient arriver à quai à la mi-juin au Kenya. Et la plainte est (apparemment) devenue sans objet.
Résumé : un gouvernement lent à la détente (la nécessité d'importer a été signalée dans la première moitié de mars) et à la mise en œuvre, des instances étatiques jalouses de leurs prérogatives, un activisme tous azimuts et opportuniste, une justice raide, le tout sur fond de légèreté face à l'urgence alimentaire, voire de mépris pour celle-ci.
C'est dans ce contexte que se manifeste Greenpeace Africa le 12 mai 2020 avec « Amid COVID-19 Pandemic: Greenpeace Applauds High Court Decision to Halt Maize Imports » (en pleine pandémie de Covid-19 : Greenpeace se félicite de la décision de la Haute Cour de mettre fin aux importations de maïs).
Faut-il aller plus loin que le titre de ce communiqué ? En des temps difficiles sur le plan de la sécurité alimentaire, Greenpeace se félicite d'une décision qui alimente... l'insécurité !
Il fallait évidemment que l'organisation étaie son propos. Le militant de Greenpeace Afrique Amos Wemanya a notamment déclaré :
« Le projet du gouvernement d'importer du maïs à un moment où les agriculteurs locaux luttent pour faire face aux défis posés par les inondations, l'invasion de criquets et le Covid 19 était malavisé. La suspension de la Haute Cour donne au gouvernement une seconde chance de reconsidérer sa décision et de faire les bons choix en faisant passer les petits exploitants agricoles avant les profits. »
Greenpeace défenseur des petits agriculteurs, auxquels il dénie par ailleurs le droit d'utiliser les technologies agronomiques modernes dans le domaine de la génétique et de l'agrochimie et de sortir de la pauvreté ? En croisade contre les « profits » ? Pur opportunisme à la recherche de ses propres profits, et pur cynisme dans une situation où ce ne sont pas seulement « les agriculteurs locaux » qui font face à des défis, mais le pays tout entier.
Si vous faites un don (défiscalisé...) à Greenpeace, pour contribuer « à agir contre les pesticides et la pollution, à promouvoir la lutte contre la déforestation, à soutenir la pêche durable et la transition énergétique », vous savez maintenant à quoi sert votre argent. Il y aura peut-être des petits Kényans qui se coucheront le ventre vide et vous remercieront.
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* André Heitz est ingénieur agronome et fonctionnaire international du système des Nations Unies à la retraite. Il a servi l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV) et l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Dans son dernier poste, il a été le directeur du Bureau de coordination de l’OMPI à Bruxelles.
Cet article a été publié dans Contrepoints.