Silence médiatique en France sur les choses sérieuses qui commencent dans les procès « glyphosate » aux États-Unis d'Amérique
Les médias français nous avaient tenus en haleine, en 2018, au sujet du procès Dewayne « Lee » Johnson c. Monsanto. Mention spéciale à l'AFP, dont on peut se demander si elle n'avait pas utilisé son rôle d'information pour faire du militantisme (voir notamment sa dépêche reprise par Science et Avenir sous le titre : « De l'héroïne au glyphosate : l'histoire mouvementée de Bayer et Monsanto », et par le Point sous le titre : « De l'héroïne au glyphosate: trois choses à savoir sur Bayer et Monsanto ».
Les avocats prédateurs avaient bien manoeuvré. M. Dewayne « Lee » Johnson est atteint d'une forme particulière de lymphome non hodgkinien, le mycosis fongoïde, qui peut se présenter comme des éruptions cutanées ou des plaques bosselées surélevées (placards) écailleuses, rouges. Le choc des photos s'est ainsi ajouté à l'allégation que M. Johnson était en phase terminale (ce qui a permis de faire avancer la date du procès) et au choc des arguments, en l'occurrence fort spécieux : la maladie – indolente – s'est vraisemblablement déclarée de manière insidieuse bien avant que M. Johnson ait manipulé du glyphosate.
Il n'empêche... le vendredi 10 août 2018, le jury de la Cour Supérieure de l'État de Californie pour le Comté de San Francisco a rendu un verdict à 289 millions de dollars contre Monsanto. Un verdict qui témoigne, une fois de plus de la faillite du système judiciaire états-unien : c'est que, le 23 octobre 2018, la juge Suzanne Bolanos, en charge de l’affaire en première instance, a réduit cette somme à 78 millions sur la base d'un principe impératif du droit – superbement ignoré par le jury – selon lequel les dommages punitifs ne peuvent pas être supérieurs aux dommages-intérêts compensant les préjudices moraux et économiques.
L'affaire Edwin Hardeman contre Monsanto a été un peu moins médiatisée en France – mais l'AFP était à nouveau au premier rang. La première instance s'était déroulée en deux temps. Le 19 mars 2019, les jurés de la Cour de district pour le district nord de la Californie ont estimé que le plaignant avait su démontrer que le Roundup était « un facteur substantiel » de son cancer. Le verdict, rendu quelques jours plus tard, fut d'un peu plus de 80 millions de dollars. Le juge Vince Chhabria, l'estimant inconstitutionnel, l'a ramené le 16 juillet 2019 à quelque 25 millions de dollars.
Le 14 mai 2019, un jury d'Oakland, toujours en Californie, a alloué au total 55 millions de dollars à Alberta et Alva Pilliod à titre compensatoire pour les pertes économiques et le préjudice moral et... 2 milliards de dollars au titre de dommages punitifs. Dans ce cas également, le verdict a été réduit, et ce, par le juge Winifred Smith à... 86,74 millions de dollars.
Bayer/Monsanto a évidemment fait appel de ces jugements (voir ici pour les pièces du dossier de Bayer/Monsanto – c'est un site de Bayer).
Dans l'affaire Johnson, fin août-début septembre 2019, quatre entités ont déposé des « amicus curiae ». Il s'agit de contributions de tiers désireux d'éclairer la Cour sur tel ou tel aspect du litige à trancher.
CMA (California Medical Association, California Dental Association et California Hospital Association) s'est concentrée sur la question du lien de cause à effet entre un agent et la maladie, mettant en cause le témoignage du médecin appelé à la barre en soutien du plaignant.
Elle aborde aussi un point plus général illustré par deux intertitres :
« L'adjudication de ce cas a été un exemple de stratégie qui a été et continue d'être utilisée contre les fournisseurs de soins. »
et
« La stratégie du plaignant d'enflammer le jury peut être un élément d'une campagne de plus grande envergure pour diaboliser le défendeur, pas seulement en justice mais aussi dans les médias. »
Se référant au précédent des implants mammaires au silicone, les amici, écrivent-ils,
« suspectent que l'objectif commun est de surmonter des preuves scientifiques équivoques ».
La California Farm Bureau Federation apporte un plaidoyer « technique » et « économique » en faveur des pesticides, mais inclut également l'argument que le recours à la monographie du Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) était inapproprié et infondé.
La Civil Justice Association of California a axé son avis sur la questions suivante :
« Le verdict de dommages punitifs en faveur du plaignant est-il conforme aux droits du défendeur à une procédure équitable [due process] ? »
Mais elle entre aussi dans le dur :
« Des dommages punitifs ne sont pas justifiés quand les preuves de la "malveillance" [malice] du défendeur sont insuffisantes et que le lien de causalité entre le préjudice du plaignant et le produit du défendeur ne peut pas être démontré ».
Plus précisément,
« Lorsque, comme ici, l'agence fédérale de réglementation appropriée détermine que le produit d'un défendeur n'est pas cancérogène pour l'homme, le défendeur n'est pas malveillant en fabricant et vendant son produit, et en le défendant contre des études alléguant le contraire »
Et :
« Lorsqu'il n'est pas contesté que la grande majorité des causes du type de cancer dont souffre le plaignant sont inconnues, on ne peut conclure en équité et logique que le défendeur a agit avec "malveillance" à l'encontre du plaignant ».
Le quatrième amicus a été produit par la société de biotechnologies Genentech. Elle écrit notamment :
« La simple menace de poursuites qui reposent sur de la science poubelle décourage l'innovation scientifique – les entreprises, même si elles ont des preuves scientifiques démontrant que leurs produits sont sûrs et efficaces, peuvent vouloir éviter le risque d'être tenues responsables avec des verdicts de plusieurs millions de dollars à la clé en raison de quelque théorie de science poubelle reposant sur une spéculation non étayée. »
Ce n'est pas là un argument juridique, mais cette phrase a l'avantage d'appeler un chat un chat : l'un des problèmes à considérer est celui de la « junk science ».
Ils ont été déposés les 19 et 20 décembre 2019. On retrouve les associations médicales – dont l'intérêt à agir est évident vu les procès que l'on fait aux fournisseurs de soins sur des bases similaires – et Genentech. S'ajoutent la Chambre de Commerce des États-Unis et les Pharmaceutical Research and Manufacturers of America ainsi que Crop Life America et... conjointement sept États (Nebraska, Idaho, Louisiane, Dakota du Nord, Dakota du Sud, Texas et Utah) et... et... l'État fédéral, les États-Unis d'Amérique.
Sans se prononcer sur la cause de la maladie de M. Edwin Hardeman (le Roundup, son hépatite, une combinaison des deux ou une autre cause actuellement inconnue des scientifiques), les auteurs se penchent longuement sur la façon dont cette question a été traitée par deux experts en première instance. C'est très technique et adossé au droit californien. Nous retiendrons que les amici se disent préoccupés quand on établit une relation de cause à effet en recourant à des spéculations, et quand la recherche scientifique est mise en doute dans le prétoire..
L'entreprise produit une analyse détaillée de la jurisprudence s'agissant des expertises :
« Lors les Cours sont défaillantes dans l'imposition de normes appropriées de contrôle [gatekeeping] pour les témoignages d'experts, les plaintes en responsabilité mettant en cause des produits peuvent produire et produisent des résultats destructeurs, divorcés de la science, qui portent préjudice au public. »
Et :
« [La jurisprudence] Daubert exige des Cours fédérales qu'elles agissent comme contrôleurs pour exclure les témoignages d'experts non scientifiques. »
L'entreprise expose aussi le droit californien, s'agissant des dommages punitifs, lesquels sont exclus quand une entreprise s'est fondée sur une approbation réglementaire spécifique de la sécurité de son produit, en l'absence évidemment de fraude ou d'autre comportement répréhensible de sa part.
Cet amicus porte sur une question qui sera aussi abordée par le gouvernement fédéral : la loi fédérale sur les insecticides, fongicides et rodenticides (Federal Insecticide, Fungicide and Rodenticide Act –FIFRA) préempte les dispositions du droit des États, notamment en matière d'étiquetage.
D'autre part, ni le droit de l'État ni les principes du droit à une procédure équitable ne permettent des dommages punitifs en relation avec une conduite conforme à un système de réglementation détaillé fédéral.
Enfin, l'amicus se fait plus incisif sur les exigences de la jurisprudence Daubert dont le tribunal de district aurait mal interprété le sens.
« Le verdict du jury impose des coûts importants de santé, de sécurité et économiques à la population américaine. »
Sans surprise, ces États insistent sur les distingués services rendus par le glyphosate et sur les conséquences dramatiques du maintien de la décision de première instance. Ils sont aussi très directs sur les erreurs de procédure :
« Le tribunal de district a admis à tort des témoignages d'experts "chancelants" et "plutôt faibles" sur la causalité générale. »
Et :
« Le tribunal de district a admis à tort des avis d'experts sur la causalité spécifique en élevant à tort l'art au détriment de la science. »
Capture glyphosate EPA août 2019
L'amicus a été produit conjointement par l'Environmental Protection Agency (EPA) et le Ministère de la Justice.
En voici le résumé :
« La FIFRA interdit aux États d'imposer "toute exigence" pour l'étiquetage des pesticides qui est "en plus ou différente de" celles requises par la FIFRA. 7 U.S.C. § 136v(b). La loi fédérale peut préempter non seulement les lois et règlements des États, mais aussi les prétentions fondées sur la common law des États et sur la responsabilité civile ou délictuelle [tort]. Les termes clairs de l’interdiction de la FIFRA prévalent expressément sur les exigences des États en matière d’étiquetage des pesticides, que ces exigences soient exprimées par des textes positifs ou des obligations de common law.
En vertu de la FIFRA, l'étiquette est la loi. L'EPA a approuvé l'étiquette du pesticide/herbicide en cause ici, le Roundup, par le biais d'un processus d'homologation qui ne nécessitait pas d'avertissement de cancer. En fait, l'EPA n'a jamais exigé un étiquetage d'avertissement pour un risque de cancer posé par le Roundup, et un tel avertissement serait incompatible avec les évaluations scientifiques de l'agence du potentiel cancérigène du produit. M. Hardeman a néanmoins demandé des dommages et intérêts en vertu de la common law californienne, alléguant que Monsanto n'avait pas correctement averti les consommateurs des risques de cancer posés par l'ingrédient actif du Roundup. La FIFRA prévaut donc sur les allégations de M. Hardeman dans la mesure où elles sont fondées sur l’absence d’avertissement sur l’étiquetage du Roundup. »
En bref :
« Il est illégal pour les fabricants et les vendeurs de faire sur leurs étiquettes des allégations qui diffèrent de ce qui est approuvé par l'EPA. »
Cet amicus gouvernemental est important, même s'il ne met pas nécessairement fin aux déboires de Bayer/Monsanto. Une observatrice note que l'on peut toujours faire preuve de négligence, même en respectant la loi. Mais démontrer une négligence sera sans nul doute plus ardu.
Si les États jouissent d'une assez grande marge de manœuvre s'agissant des pesticides – allant jusqu'à la faculté de les interdire, le gouvernement fédéral signale clairement dans une écriture adressée à la Cour d'appel que cette marge de manœuvre ne saurait toucher l'étiquetage des pesticides. Du reste, si l'État de Californie pouvait interférer dans l'étiquetage fédéral avec sa « proposition 65 », tous les bidons de pesticides devraient porter un avertissement, lequel deviendrait foncièrement inopérant, ne faisant plus la distinction entre les vraies et les fausses préoccupations.
S'agissant du fond, toutefois, l'amicus n'apporte rien de fondamentalement nouveau.
Le 8 août 2019, l'EPA avait diffusé un communiqué de presse sur les mesures qu'il avait prises pour « fournir aux consommateurs des informations exactes sur les risques et faire cesser le faux étiquetage des produits ». Notons que ces mesures avaient alors une importante incidence potentielle sur les litiges. L'AFP avait alors produit une dépêche, mais très rares ont été les médias français à la reprendre.
Précédemment, le 30 avril 2019, l'EPA avait publié un avis au titre explicite, « EPA Takes Next Step in Review Process for Herbicide Glyphosate, Reaffirms No Risk to Public Health » (l'EPA passe à l'étape suivante de sa procédure de réexamen de l'herbicide glyphosate, réaffirme l'absence de risques pour la santé publique) – voir la traduction sur ce blog ici. Là aussi, l'écho médiatique avait été faible.
Il se trouve que cette intervention du gouvernement fédéral a fait l'objet d'articles dans les médias états-uniens.
Ainsi, le Wall Street Journal écrit en titre « Trump Administration Backs Bayer in Weedkiller Court Fight » (l'administration Trump soutient Bayer dans le combat judiciaire sur l'herbicide) et en chapô, « EPA, Justice Department file brief supporting company’s arguments that Roundup weedkiller didn’t require cancer warning » (l'EPA et le Ministère de la Justice déposent une écriture soutenant les arguments de l'entreprise selon lesquels le désherbant Roundup ne nécessitait pas d'avertissement de cancer).
Pour Reuters, c'est « U.S. government says verdict in Bayer's Roundup case should be reversed » (le gouvernement US dit que le verdict dans le cas du Roundup de Bayer devrait être infirmé).
Notons que ces médias semblent avoir tiré un trait sur la désignation Monsanto.
Il est difficile de croire que le ou les collaborateurs de l'AFP qui nous ont si assidûment informés des déboires de Monsanto et Bayer/Monsanto en première instance aient pu passer à côté de cette information. Le fait est, cependant, que le paysage médiatique français est désespérément vide.
Il est tout aussi difficile de croire que les fameux journalistes du Monde Planète lauréats de prix pour leurs « investigations » sur les « Monsanto Papers » – très partielles et partiales – aient pu rater un gazouillis de M. Gary Ruskin, de l'US Right to Know, selon lequel l'administration Trump a fait un cadeau de Noël à l'industrie agrochimique.
(Source)
Le fait est, cependant, que ces éléments importants des procédures d'appel sont occultés dans les pages du Monde. Et on peut faire la même observation s'agissant des autres médias dans lesquels sévit la ligue de l'anti-gly.