Olivier Roellinger : « 75 % des variétés légumières et fruitières ont disparu en France » ? C'est du pipeau !
Dimanche 16 septembre 2019, le chef cuisinier Olivier Roellinger était l’invité de C Politique, sur France 5. Pour un discours des plus convenus, bien rodé, les chaînes de télévision s'arrachant avec gourmandise les prêcheurs d'apocalypse... surtout ceux capables de débiter des énormités asiniennes susceptibles de faire le buzz.
Il en a profité pour dire tout le bien qu’il pensait de l’« industrialisation » de l’agriculture et de l’alimentation (ironie). On peut écouter une diatribe de près de deux minutes sur Twitter.
(Source)
Et voir deux personnages boire ses paroles.
PositivR a retenu en titre cette forte sentence : « Olivier Roellinger : "Lorsqu’on tue le vivant, on tue aussi l’humain" »
Et aussi celles-ci :
« « C’est quoi les pesticides ? Ce sont les insecticides, les herbicides et les fongicides. C’est tuer le vivant. Évidemment, si on tue à petit feu le vivant, on tue aussi l’humain. »
« On a laissé entre les mains de l’industrie le trésor de l’humanité : la nourriture. »
Le bon sens règne-t-il encore dans les rédactions ?
Et, si le cœur vous en dit – et qu'il est bien accroché – vous pouvez aussi visionner cette séquence des Grandes Gueules du 6 septembre 2019.
Mais nous allons nous intéresser à une autre affirmation qui est venue quasiment en double, mais avec des variantes. En bref, « 75 % des variétés de semences ont disparu en [inaudible] » et « 75 % des variétés légumières et fruitières ont disparu en France ».
D'où vient ce 75 % ?
Faisons-nous plaisir... Une série d'inepties de l'inénarrable Cash Investigation sur « le business des industriels des fruits et légumes » ou, selon un autre titre : « Multinationales : hold-up sur nos fruits et légumes » (qui avait aussi mis à contribution M. Olivier Roellinger pour un discours tout aussi hallucinant) :
« Selon la loi française, pour avoir le droit de vendre une semence, une entreprise doit l'inscrire au catalogue officiel français des espèces et variétés de plantes cultivées en France. Ce catalogue compte actuellement 8 353 variétés. Mais cette diversité n'est qu'une apparence. Ainsi, dans le cas du melon, 289 noms de variétés sont recensés. Mais 91% de ces melons sont des hybrides de moins de 25 ans. Quant au maïs, sur 1 019 variétés, toutes sont des hybrides créées dans les années 2000. Et ces semences de maïs sont presque toutes la propriété de grands groupes.
Aujourd'hui, les deux tiers des semences vendus dans le monde appartiennent à quatre multinationales : Bayer-Monsanto, DowDuPont, Syngenta et Limagrain. Cette privatisation du vivant n'est pas sans conséquences pour la biodiversité. Selon l'ONU, "75% de l'agrobiodiversité a été perdue à cause de la domination de ces variétés uniformes." Par ailleurs, trois des quatre multinationales qui dominent le marché semencier sont également des fabricants de pesticides. Une façon de proposer aux agriculteurs des formules tout compris, en promettant un meilleur rendement pour une graine associée au pesticide produit en parallèle. »
La citation est certes obèse, mais nous n'avons pas pu résister à immortaliser (enfin...) sur ce blog le non sequitur du premier paragraphe. Quant au deuxième, tout est faux, douteux ou invérifiable. On trouvera peut-être un document ou un autre portant une cote onusienne avec ce chiffre de 75 %, mais celui-ci tire son origine – pour autant que l'on puisse tirer sur le fil jusqu'au bout, de l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO).
Une petite recherche nous mène à un document non daté, « What is happening to agrobiodiversity? » (qu'arrive-t-il à l'agrobiodiversité). Avec peine, nous avons trouvé la version française, « Interactions du genre, de la biodiversité agricole et des savoirs locaux au service de la sécurité alimentaire », avec des informations supplémentaires. C'est un manuel de formation de 2005. Une boite 5, avec ce bullet point :
« Environ 75 % de la diversité phytogénétique a disparu depuis le début de ce siècle [le XXe] à mesure que, dans le monde entier, les agriculteurs ont abandonné leurs multiples variétés locales et cultivars traditionnels pour passer à des variétés à haut rendement, génétiquement uniformes. »
Mais, tout de suite après, c'est... 90 %. des variétés agricoles. Ça fait chenit (désordre en français hexagonal) !
Nous sommes renvoyés à « Women: users, preservers and managers of agrobiodiversity » (femmes : utilisatrices, gardiennes et gestionnaires de l'agrobiodiversité). C'est un cul-de-sac !
En 1997, la FAO avait produit un gigantesque rapport, « The State of the World's Plant Genetic Resources for Food and Agriculture » (l'état des ressources phytogénétiques mondiales pour l'alimentation et l'agriculture – 511 pages). À notre connaissance, aucun chiffre global n'a été articulé.
Ce rapport est accompagné de rapports nationaux établis dans le contexte du processus préparatoire à la Conférence Technique Internationale sur les Ressources Phytogénétiques (Leipzig, (Allemagne), 17-23 juin 1996). Celui de la France est également volumineux... mais pas de chiffre ; il est vrai qu'il a été écrit sur le mode cocorico, puisque, par définition, nous sommes les meilleurs.
La FAO a produit un deuxième rapport en 2010. Il y a six occurrences de « 75 percent », aucune en relation avec la perte de ressources génétiques ou de variétés.
Alors reprenons notre quête. Avec bien des difficultés, elle nous a mené à « Valorisons la diversité de la nature », un texte de Mme Hope Shand, mis en forme par la Division de l'Information de la FAO pour la Journée Mondiale de l'Alimentation de 1993 (il faut arriver à la dernière page pour le savoir...).
Cela semble être la source du « 75 % » :
« L'héritage évanescent de l'agriculture
La FAO estime que, depuis le début du siècle, quelque 75 pour cent de la diversité génétique des plantes cultivées ont été perdus. Nous dépendons dans une mesure croissante d'un nombre de plus en plus réduit de variétés cultivées et, en conséquence, de réserves génétiques de moins en moins abondantes. Cela tient principalement au remplacement des variétés traditionnelles par des variétés commerciales uniformes - même, et c'est là le plus inquiétant, dans les centres de diversité. Lorsque les agriculteurs abandonnent des écotypes locaux en faveur de nouvelles variétés, les variétés traditionnelles s'éteignent. L'introduction, qui a commencé dans les années 50, de céréales à haut rendement mises au point par des instituts internationaux de sélection végétale a conduit à la révolution verte. La propagation des nouvelles variétés dans le monde en développement a été spectaculaire. En 1990, elles couvraient la moitié du total des terres emblavées et plus de la moitié des rizières-soit en tout quelque 115 millions d'hectares. Certes, les rendements ont fortement augmenté, mais au détriment de la diversité des plantes cultivées. »
Nous y voilà... « La FAO estime... » dans un texte d'une activiste du Rural Advancement Fund International (RAFI), devenu ETC Group pour élargir le fond de commerce de l'activisme (et la raison d'être ainsi que les sources de financement).
On imagine une scène : l'auteure demande à un fonctionnaire de la FAO – José Esquinas-Alcazar par exemple –, il mouille son index... En fait, non : Pepe était passionné par son sujet et légitimement désireux de faire avancer la cause des ressources génétiques.
M. Luigi Guarino, un spécialiste des ressources génétiques, qui a du reste contribué au rapport amiral de la FAO de 1997 et y a été largement cité, actuellement directeur scientifique de Crop Trust, avait écrit un article de blog en 2010, « 100% sure that 75% is incorrect » (100 % sûr que 75 % est faux) :
« Je saisirai donc cette occasion pour répéter pour ma part que, même si je sais que ce chiffre est peut-être exact, nous n’avons aucune preuve à cet effet. Personne n’a compté toutes les tomates anciennes perdues en Italie, toutes les variétés de pays de haricot perdues au Mexique, toutes les variétés de mangues perdues en Inde, tous les clones de taro perdus en Papouasie-Nouvelle-Guinée, divisés par le nombre de ces choses qu'il y avait, a répété l’exploit pour tous les autres pays dans lesquels ces plantes sont cultivées [avec une note en bas de page : "en prenant soin de tenir compte des synonymes], a refait ce processus pour toutes les autres cultures, fait une moyenne générale et obtenu un résultat de 75%. »
Un commentateur – en l'occurrence ma pomme – avait écrit sous le billet précité :
« Mettre un pourcentage sur l’érosion génétique n’a en fait aucun sens. Nous ne connaissons ni le numérateur ni le dénominateur. Nous ne savons même pas de quoi nous parlons à des fins statistiques : des noms (synonymes) ? Des entités génétiques vraiment distinctes ? Des entités génétiques avec des allèles uniques ?
Pour la France, nous connaissons assez bien le dénominateur, le nombre de variétés actuelles, grâce aux systèmes de catalogues français et européen (celui-ci est la réunion des catalogues nationaux – les variétés du catalogue européen sont commercialisables et cultivables en France). Voici ce qu'écrit le Groupement National Interprofessionnel des Semences et Plants (GNIS -- ajout du 21 août 2022 : devenu SEMAE) – qui, contrairement à ce que prétendent des éléments de langage de l'activisme n'est pas un instrument à la solde des multinationales et ne gère pas le catalogue (ou plutôt les catalogues)) :
« Créé en 1932, le Catalogue Officiel comprend toutes les listes des variétés mises à jour régulièrement en fonction des arrêtés du Journal Officiel Français. Il comprend en tout plus de 9 000 variétés inscrites. »
Le Groupe d’Étude et de Contrôle des Variétés et des Semences (GEVES) précise : « pour 190 espèces ».
Ce chiffre de +9.000 variétés est très fiable : ces variétés ont fait l'objet d'un examen pour en vérifier les caractéristiques – leur distinction, homogénéité et stabilité, compte tenu des particularités pertinentes de l'espèce et de la variété considérée. Il faut y ajouter les variétés non inscrites mais toujours présentes dans le paysage français, ainsi que celles qui sont maintenues dans des conservatoires et des banques de gènes et peuvent être mises en culture assez rapidement.
Puisqu'il a été beaucoup question de tomates dans le crash de l'« investigation » sur le prétendu hold-up des multinationales sur nos fruits et légumes, le catalogue français comporte 584 entrées.
Parmi elles, 152 inscrites sur la liste « variétés sans valeur intrinsèque pour la production commerciale mais créées en vue de répondre à des conditions de culture particulières et commercialisables en France », autrement dit, des variétés pour amateurs et marchés de niche. Elles sont maintenues par des établissements tels que l'EARL HORTIC, la Ferme de Sainte-Marthe ou les Graines Baumaux. Ne cherchez pas cette structure incorporée sous forme d'association dont Cash Investigation a fait une publicité indécente et malvenue... sa stratégie marketing se fonde sur une transgression alléguée.
Si M. Olivier Roellinger ne trouve pas son bonheur dans cet assortiment variétal, il y a de quoi désespérer... Conseillons-lui de lire et d'écouter D'r Hans im Schnòckeloch.
Le catalogue commun présente 4.223 entrées... le producteur français a donc le choix !
C'était mieux avant, n'est-ce pas ? L'index de la réédition de « Les Plantes Potagères » de Vilmorin-Andrieux de 1904 comporte 121 entrées, si nous avons bien compté. Mais dans le texte, on ne trouvera que... 22 descriptions. La raison essentielle : les synonymes, français et étrangers.
Ce n'est certes qu'un catalogue de marchand-grainier, d'une année donnée, mais il a l'avantage de pointer vers deux problèmes importants : la diversité variétale disponible par le passé n'était – généralement – pas aussi grande qu'on se l'imagine aujourd'hui ; la diversité sémantique (synonymes) était grande et nous induit en erreur quant à la réalité de la diversité génétique.
Les variétés d'arbres fruitiers sont des clones, l'ensemble des individus (qui peut se limiter à un seul arbre, voire une seule bouture ou greffon) issus d'une « tête de clone » par multiplication végétative.
Quand un arbre pousse naturellement (un « semis de hasard ») et qu'on découvre qu'il a des qualités intéressantes, on peut le garder et, le cas échéant, le multiplier à plus ou moins grande échelle.
Exposons la situation à partir d'une histoire. Ce sera plus ludique que l'exploitation de « Ethnobotanique et conservation génétique : l'exemple des arbres fruitiers » de M. Philippe Marchenay.
'Golden Delicious' fut ainsi trouvé sur la ferme des Mullins dans le Comté de Clay en Virginie-Occidentale et a été connue localement en tant que 'Mullin's Yellow Seedling' et 'Annit' (toujours ce problème de synonymes...). Les pépinières Stark Brother's l'ont acquis, ainsi que les droits de multiplication (théoriquement inexistants, les brevets de plantes n'ayant été introduits qu'en 1930) pour 5.000 dollars (apparemment jamais payés) et l'ont commercialisé sous son nom actuel à partir de 1914. Pour la petite histoire, Paul Stark fit construire une cage autour de l'arbre, avec une alarme électrique, et engagea Anderson Mullins comme gardien (photo ici et ci-contre, avec un résumé historique en français)
Anderson Mullins a voulu être reconnu « comme le type qui n'a pas coupé ce jeune arbre un jour quand il fauchait le pré ».
Dans ma campagne chablaisienne il y a des noyers de semis. J'en ai connu deux, séparés de quelques mètres, l'un produisant des noix impossibles à écaler, l'autre avec de belles, grosses noix, une variété commerciale a priori en puissance. Un jour, il a été coupé...
Un nombre impossible à déterminer d'arbres poussent et sont détruits. D'autres sont gardés pour la production de fruits, alimentant une seule famille, ou sont peut-être multipliés en petit nombre sans avoir reçu de nom et finissent par disparaître. Il y a aussi eu des « semeurs », en particulier en Belgique où ils ont obtenu quelque 1.000 nouvelles variétés de poires entre 1758 et 1900.
Combien y en a-t-il eu par le passé ? Nul ne le sait. Certainement beaucoup plus qu'aujourd'hui car on a détruit beaucoup de haies et coupé les arbres des prés-vergers, ou encore laissé dépérir des arbres dont les fruits avaient moins belle allure, et souvent moins bon goût, que les pommes devenues des références pour le consommateur.
Combien en reste-t-il ? Peut-être pas impossible, mais en tout cas difficile à déterminer. Faut-il tout sauvegarder ou trier ?
C'est là qu'interviennent des entités comme l'INRA (2000 variétés de pommiers, 1000 variétés de poiriers au Verger Botanique de l'INRA d'Angers ; 730 variétés d'abricotiers, 550 de pêchers, 250 d'amandiers, 150 de pruniers, 220 de cerisiers, 80 de noyers dans quatre vergers autour de Bordeaux...), ainsi que les associations qui se dédient à la sauvegarde des variétés fruitières régionales, les Croqueurs de Pommes, les Mordus de la Pomme, etc. et les vergers conservatoires.
Et vous savez quoi ? Ce GNIS qui a été traité dans Cash Invetigation, en voix off, de « lobby très puissant, inconnu du grand public, [...] , qui possède un immeuble entier au centre de Paris » (on ne se refuse rien à Cash Investigation...) contribue à l'effort de conservation et de valorisation des variétés anciennes.
Il y a ceux qui causent, dégoisent et calomnient... et ceux qui agissent…