Fongicides SDHI : pétages de câbles en série !
« Les faux lanceurs d'alerte sont probablement, aujourd'hui, les plus fervents relais de théories du complot, et une grave menace pour la démocratie » (Géraldine Woessner)
Une pensée forte qui devrait faire réfléchir (Source)
M. Fabrice Nicolino a écrit un livre au titre assassin : « Le crime est presque parfait – L'enquête choc sur les pesticides et les SDHI » aux éditions à la dénomination très orwellienne Les Liens qui Libèrent.
Qu'en dit la FNAC pour le vendre ?
« Après le succès et la mobilisation massive qui ont suivi la parution de Nous voulons des coquelicots, Fabrice Nicolino commet ici un véritable livre-enquête dans les arcanes des lobbyes de l'industrie des pesticides. Un ouvrage aussi révoltant que fascinant qui se lit comme un polar ! »
Révoltant, il l'est en effet. Le pire n'étant pas certain, on se contentera de relever qu'un nouveau palier semble être franchi question outrances, notamment complotistes.
Résumons : les fongicides SDHI sont des inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDH), une enzyme qui intervient dans la respiration.
Un groupe de « lanceurs d'alerte » – mené par M. Pierre Rustin, spécialiste des maladies liées aux anomalies de fonctionnement de la SDH – a saisi l'Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l'Alimentation, de l'Environnement et du Travail (ANSES) en novembre 2017 : l'enzyme intervient aussi chez les humains (et les vers de terre, en fait, dans tous les organismes ou presque) et nous sommes à l'aube d'une catastrophe épouvantable. Oups ! Nous serons confrontés à une catastrophe à une date suffisamment lointaine pour que l'on ne puisse pas demander aux lanceurs d'alerte d'abouler les preuves de l'imminence. Oups ! Nous pourrions être confrontés à une catastrophe catastrophique et donc il faut appliquer le principe de précaution.
Cette description de la question de base est certes sur le mode sarcastique. Mais, à notre connaissance, nous n'avons pas beaucoup avancé sur le plan scientifique.
Nous sommes toujours au stade de la publication – sous la forme d'une pré-publication qui, semble-t-il, n'a pas été revue par les pairs et n'a pas trouvé preneur – de « A new threat identified in the use of SDHIs pesticides targeting the mitochondrial succinate dehydrogenase enzyme » (une nouvelle menace identifiée dans l'utilisation des pesticides SDHIs ciblant l'enzyme mitochondriale succinate déshydrogénase) de Paule Bénit, Sylvie Bortoli, Laurence Huc, Manuel Schiff, Anne-Paule Giménez-Roqueplo, Malgorzata Rak, Pierre Gressens, Judith Favier et Pierre Rustin.
En voici le résumé :
« Les inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI) sont maintenant largement utilisés dans le monde entier comme fongicides pour limiter la prolifération de moisissures dans les cultures de céréales ou pour mieux préserver les fruits, les légumes et les graines de ces moisissures, ainsi que pour faciliter l'entretien des pelouses des espaces publics et des parcours de golf. Selon les sociétés qui les produisent, les SDHI inhibent assez spécifiquement l'activité de la succinate déshydrogénase dans les moisissures. Nous établissons ici que ces inhibiteurs inhibent facilement l’enzyme du ver de terre et humaine, ce qui soulève une nouvelle inquiétude quant au danger de leur utilisation à grande échelle dans l’agriculture. Ceci est d’autant plus inquiétant que nous savons que la perte de fonction, totale ou partielle, de l’activité SDH causée par des variants génétiques est à l’origine de maladies neurologiques graves, ou conduit au développement de tumeurs et/ou de cancers. »
Rappelons qu'un abîme sépare l'in vitro de l'in vivo et que s'il fallait donner crédit à l'alerte de ce collectif à propos d'une classe de fongicides, il faudrait aussi sonner le tocsin pour une foultitude de substances, y compris de consommation courante.
M. Pierre Rustin aurait été mal reçu par l'ANSES (c'est/serait faux, l'ANSES lui a ouvert ses dossiers). L'équipe a donc décidé de publier une tribune dans Libération, le 15 avril 2018 : « Une révolution urgente semble nécessaire dans l’usage des antifongiques ». Notez la prudence du titre alors qu'on en est venu aujourd'hui, escalade d'entêtement oblige, à des accusations graves à l'encontre de l'ANSES.
Nous avons déchiqueté cette tribune dans « Fongicides SDHI : une alerte sans fondement sérieux mais activiste, à la Philippulus », une analyse qui reste d'actualité, et sous un format plus condensé dans « Fongicides SDHI et activisme : il est urgent de réagir ! », un article publié dans la France Agricole No 3749 du 25 mai 2018, un numéro spécial avec 40 pages sur les traitements phytosanitaires.
L'ANSES n'a évidemment pas été inactive. Répondant à Campagne & Environnement dans un entretien publié le 11 septembre 2019, M. Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l’expertise de l’ANSES a expliqué :
« Suite à l’alerte du collectif, nous avons engagé une expertise collective indépendante mobilisant des chercheurs reconnus pour leur connaissance en toxicologie. À ce stade, sur la base des données scientifiques disponibles, les experts ont conclu à l’absence de signal d’alerte, que ce soit dans l’environnement ou pour la santé humaine. Ils ont indiqué que le niveau des expositions alimentaires totales rapportées aux seuils toxicologiques actuellement établis est faible et que les dépassements de limites maximales de résidus pour ces substances actives sont exceptionnels.
[…]
Depuis plusieurs mois, nous multiplions les échanges avec les experts et organismes concernés, en France et au niveau international, pour pouvoir faire des points d’étape réguliers. Nous avons demandé à l’Inserm, dans le cadre de l’expertise collective en cours sur les pesticides, de se pencher en priorité sur les fongicides SDHI. Nous avons également interrogé les scientifiques responsables de la cohorte Agrican en France, pour regarder d’éventuels effets des SDHI, certains étant commercialisés depuis le début des années 1980. Par ailleurs, nous n’avons pas reçu d’éléments nouveaux de la part d’organismes scientifiques de recherche ou d’expertise, européens comme américains. »
Voici la conclusion de l'ANSES, rendue publique le 15 janvier 2019, sur la base de l'expertise collective :
« Au vu des conclusions du GECU [groupe d’expertise collective d’urgence], l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail considère que les informations et hypothèses scientifiques apportées par les lanceurs de l'alerte n’apportent pas d’éléments en faveur de l’existence d’une alerte sanitaire qui conduirait au retrait des autorisations de mise sur le marché actuellement en vigueur conformément aux cadres réglementaires nationaux et européens. »
À ce stade, nous pouvons repasser au livre de M. Fabrice Nicolino. Pour l'intrigue, on peut s'en remettre à Reporterre, qui lui a tendu le micro et a retenu en titre : « Fabrice Nicolino : "L’Agence nationale de sécurité sanitaire fait partie du lobby des pesticides" ». Cela fait évidemment suite à « nous allons tous mourir à cause des pesticides... et dans d'atroces souffrances à cause des SHDI ».
Cela s'applique également à M. Fabrice Nicolino (source)
Il va de soi que beaucoup de médias se sont fait très, très, vraiment très complaisants. La toile regorge d'articles, d'interviews et de vidéos avec essentiellement les mêmes éléments de langage.
La palme revient peut-être à France Culture et La Grande Table Idées, qui a invité MM. Fabrice Nicolino et Stéphane Foucart pour la promotion de leurs livres respectifs – un exercice où l'un faisait la courte-échelle à l'autre avec le concours bienveillant de la présentatrice Olivia Gesbert dans un épisode intitulé « Pouvons-nous nous passer de pesticides ? »
Un bon point, en revanche, pour C à Vous (disponible jusqu'au 10 octobre 2019) qui a aussi invité un contradicteur en la personne de l'agriculteur Étienne Fourmont (@Agrikol) et dont les présentateurs n'ont pas simplement fait tapisserie, bouche bée pour avaler des énormités. Un très bon point même car dans l'Obs, M. Arnaud Gonzague – dont la ligne éditoriale est bien connue – a cru venir au secours de M. Fabrice Nicolino avec un « Secoué dans "C à vous", Fabrice Nicolino persiste : "Tous les pesticides doivent être interdits" »... avec des exceptions bien sûr...
(Source)
Ben oui ! M. Fabrice Nicolino s'est retrouvé face à des contradicteurs...
« C’est un accueil auquel le journaliste Fabrice Nicolino ne s’attendait peut-être pas. Invité sur le plateau de "C à vous", l’émission phare de France 5, celui qui publie ce jeudi 12 septembre une enquête à charge contre les pesticides chimiques ("Le crime est presque parfait", ed. Les Liens qui Libèrent) a dû batailler face à un parterre de contradicteurs : à sa gauche se tenait en effet Etienne Fourmont, jeune éleveur conventionnel (donc usager des pesticides) et Youtubeur. Face à lui, les deux journalistes Anne-Elisabeth Lemoine et Patrick Cohen. »
Le Point, sous la signature de Mme Géraldine Woessner, a aussi donné la parole à M. Gérard Lasfargues pour des explications percutantes dans « Pesticides : l'Anses répond aux "élucubrations" de Fabrice Nicolino ».
VIDÉO. Le journaliste et militant anti-pesticides affirme dans un livre que nous sommes à l'aube d'une « potentielle catastrophe sanitaire ». Par Géraldine Woessner
Tout cela finit par devenir vexant... M. Stéphane Foucart s'est donc aussi dévoué le 19 septembre 2019 (date sur la toile) avec « Pesticides : une faillite réglementaire » – en chapô :
« Le journaliste Fabrice Nicolino dénonce, dans un livre enquête, l’incurie de l’Anses dans le traitement d’une alerte lancée par des chercheurs en avril 2018. »
Et le lendemain (idem), c'est « Pesticides SDHi : les autorités sanitaires dans la tourmente » (dans l'édition papier c'est « ...sur la sellette »). En chapô :
« L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail est mise en cause pour avoir minimisé le danger représenté par des fongicides controversés. »
Et, pour faire bonne mesure, il y a aussi « Pesticides SDHi : la controverse révèle le hiatus entre science réglementaire et académique ». En chapô :
« La nouvelle mise en cause de l’Anses sur la sûreté de ces fongicides n’est pas isolée. D’autres agences sanitaires internationales doivent faire face à une défiance semblable. »
Et quelle lecture à sens unique et grotesque de la situation ! On est en présence d'une guérilla menée contre l'ANSES en tant que responsable de la gestion des autorisations de pesticides.
D'un côté, soutenu par un réseau de connivences médiatiques, c'est un militant anti-OGM et anti-pesticides – co-fondateur du mouvement prétendument spontané Nous Voulons des Coquelicots avec M. François Veillerette de Générations Futures qui mène la charge ; de l'autre, un nombre maintenant inconnu de chercheurs (combien soutiennent encore M. Pierre Rustin à ce jour ?) sont visiblement dans l'escalade d'engagement (et peut-être aussi dans la recherche de projets de recherche).
M. Pierre Rustin a formulé une série de griefs dans une lettre ouverte du 13 septembre 2019. M. Stéphane Foucart en a cité des extraits, en appelant « le toxicologue Andreas Kortenkamp » à la rescousse. La réaction de l'ANSES n'est pas omise – les apparences de l'équilibre journalistique sont sauves – mais les pistes mises en place par l'ANSES pour en savoir plus sont « oubliées ». Mais...
Mais que penser de l'entrée en matière de la lettre ?
« Monsieur Genet, vous me permettrez de rectifier quelques-unes des erreurs que vous avez commises - sans doute par ignorance - dans vos récentes affirmations concernant l’affaire des SDHI. »
Ou encore de :
« Vous me reprochez de ne pas avoir transmis à l’Anses les éléments de preuve de la toxicité des SDHI sur l’homme. Cette demande - je l’espère - relève d’une méconnaissance de ce que sont les maladies mitochondriales. […] Seule une grande malhonnêteté scientifique pourrait conduire à soutenir un autre point de vue. » ?
Ou encore de :
« Parmi ces pesticides, les SDHI, avec leur totale absence de spécificité d’espèce, apparaissent particulièrement bien placés dans la course à la toxicité. Cette fois, seule de la mauvaise volonté peut conduire à ne pas considérer cette triste réalité. A cette mauvaise volonté s’ajoute, dans la perception du danger représenté par l’usage des SDHI, un évident problème de compétence dans votre agence. »
Ce ne sont que des exemples. Ce « débat » a atteint le stade de l'ultima ratio de Schopenhauer. Et il a fallu de sacré œillères pour ne pas s'en apercevoir au Monde.
C'est d'autant plus grave d'affirmer en titre que « les autorités sanitaires [sont] sur la sellette » ou « dans la tourmente » que la lettre montre aussi très clairement que les bases factuelles pour actionner... le principe de précaution sont fort ténues.
À cet égard, M. Stéphane Foucart a raison d'écrire dans un de ses articles :
« La controverse actuelle pose, aussi, la question des conditions d'application du principe de précaution. »
Notons aussi les bizarreries du site qui a posté la lettre ouverte de M. Pierre Rustin. Il est en neuf langues... qui finance ?
L'onglet « Qui nous sommes » renvoie aux « lanceurs d'alerte » initiaux et à d'autres chercheurs qui se sont joints à eux – mais on reste dans la sphère franco-française. Et l'onglet « Agir » renvoie à... Générations Futures, Pollinis et Nous Voulons des Coquelicots !
Le site contient aussi des « informations » qui font se dresser les cheveux sur la tête... les bonnes règles de la propagande ont été assimilées !
Pour conclure, voici ce que j'avais écrit dans la France Agricole :
« La filière agricole a été absente de ce "débat" dans les médias qui comptent, comme elle a été discrète sur les autres sujets liés aux pesticides. Elle se fait dépouiller de ses outils de production performants. L'enjeu, c'est son avenir, de la ferme France à l'exploitation individuelle, mais pas que.
Il s'agit aussi de santé publique. Il faut choisir : risques nuls des traces de résidus présentes dans moins de la moitié des denrées alimentaires d'origine végétale ? Ou risques avérés des mycotoxines cancérigènes, cytotoxiques, reprotoxiques, perturbatrices endocriniennes, ou des substances psychotropes d'adventices comme le datura ? Voilà, face au déluge de désinformation et d'hystérie anti-pesticides, un discours que l'agriculture, même celle taxée de « productiviste », peut tenir aux consommateurs qu'elle nourrit bien en quantité, qualité et sécurité. Il faut d'urgence réagir, muscler des discours par trop lénifiants et conciliants, et cesser de se cacher derrière le petit doigt. »
Cela reste d'actualité.
Un autre qui a table ouverte pour débiter des bœuferies (source)