30 septembre : Journée Mondiale de la Traduction
Une petite balade en passant par les Nations Unies et la FAO
À la Saint-Jérôme – le traducteur « officiel » de la bible en langue latine, au 3e siècle de notre ère, –, les traducteurs, terminologues et interprètes fêtent la Journée Mondiale de la Traduction.
Dites Vulgate et vous aurez une petite idée de la formidable contribution de la traduction à l'histoire de l'Humanité. Dites Bible de Luther, et vous aurez un point de départ pour l'histoire de l'Europe et, en partie, du monde.
Le 24 mai 2017, l’Assemblée Générale des Nations Unies a adopté la Résolution 71/288, « Le rôle de la traduction professionnelle dans le rapprochement des nations et la promotion de la paix, de la compréhension et du développement ».
Je vous en livre les paragraphes opérationnels :
« 1. Affirme que la traduction professionnelle, qui est un art aussi bien qu’un métier, joue un rôle de premier plan s’agissant de faire prévaloir les buts et principes de la Charte des Nations Unies, d’unir les nations, de faciliter le dialogue, la compréhension et la coopération, de favoriser le développement et de renforcer la paix et la sécurité dans le monde ;
2. Décide de proclamer le 30 septembre Journée internationale de la traduction ;
3. Invite tous les États Membres, les organismes des Nations Unies et les autres organisations internationales et régionales, ainsi que les organisations non gouvernementales et les particuliers, à célébrer la Journée internationale de la traduction, comme il se doit et dans le respect des priorités nationales, afin de mieux faire prendre conscience de l’importance de la traduction professionnelle, et insiste sur le fait que les activités organisées à cette occasion devraient être financées au moyen de contributions volontaires ;
4. Prie le Secrétaire général de continuer à préserver la qualité et l’excellence du travail du personnel linguistique de l’Organisation des Nations Unies »
Quelle petitesse ! « ...comme il se doit et dans le respect des priorités nationales... » ? Qu'est-ce que cela signifie ? « ...les activités organisées à cette occasion devraient être financées au moyen de contributions volontaires » ? Quels grippe-sous, penny pinchers, Pfennigspalter...
C'est un hommage à une profession difficile qui a des relents de mépris. Si mon ami Bernard, qui fut traducteur à l'OACI (« M. marchandises dangereuses »), et moi avions été aux affaires d'une fédération d'associations de fonctionnaires internationaux, cela aurait chauffé (enfin par le verbe)...
L'importance d'une activité peut se mesurer à la gravité des conséquences d'une erreur, d'un accident ou tout simplement d'un choix. Le cas emblématique est la Résolution 242 du Conseil de Sécurité des Nations Unies adoptée le 22 novembre 1967 à la suite de la Guerre des Six Jours. Le Conseil a
« Affirm[é] que l'accomplissement des principes de la Charte exige l'instauration d'une paix juste et durable au Moyen-Orient qui devrait comprendre l'application des deux principes suivants :
i) Retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés lors du récent conflit
[...] ».
Les versions officielles en arabe, chinois, espagnol et russe ont été rédigées dans le même sens qu'en français. Mais l'anglais n'a pas d'article et crée sinon une ambiguïté, du moins un point d'appui pour une controverse qui a longtemps empoisonné le débat politique et diplomatique :
« withdrawal of Israel armed forces from territories occupied in the recent conflict ».
Le poids d'un seul mot... extraordinaire !
Dans ce cas précis, il est difficile d'imaginer que le texte n'a pas été conçu, discuté et adopté simultanément dans les six langues officielles de l'ONU. Le problème peut devenir redoutable pour les traducteurs quand les négociations se font essentiellement en anglais, que les uns s'expriment mal parce que ce n'est pas leur langue maternelle (ou encore parce que c'est une langue maternelle mal maîtrisée) et que d'autres en exploitent les ambiguïtés pour produire un texte acceptable par des parties qui en font une interprétation différent. À eux la lourde tâche de produire du sens.
Les négociateurs peuvent finir par sortir de l'ambiguïté... en l'énonçant. C'est le cas, par exemple, des « Droits des agriculteurs » inscrits dans le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA) adopté le 3 novembre 2001 par la 31e Conférence de la FAO et entré en vigueur le 29 juin 2004 (c'est nous qui graissons).
« Article 9 - Droits des agriculteurs
9.1 Les Parties contractantes reconnaissent l’énorme contribution que les communautés locales et autochtones ainsi que les agriculteurs de toutes les régions du monde, et spécialement ceux des centres d’origine et de diversité des plantes cultivées, ont apportée et continueront d’apporter à la conservation et à la mise en valeur des ressources phytogénétiques qui constituent la base de la production alimentaire et agricole dans le monde entier.
9.2 Les Parties contractantes conviennent que la responsabilité de la réalisation des Droits des agriculteurs, pour ce qui est des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, est du ressort des gouvernements. En fonction de ses besoins et priorités, chaque Partie contractante devrait, selon qu’il convient et sous réserve de la législation nationale, prendre des mesures pour protéger et promouvoir les Droits des agriculteurs, y compris:
a) la protection des connaissances traditionnelles présentant un intérêt pour les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture;
b) le droit de participer équitablement au partage des avantages découlant de l’utilisation des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture;
c) le droit de participer à la prise de décisions, au niveau national, sur les questions relatives à la conservation et à l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture.
9.3 Rien dans cet Article ne devra être interprété comme limitant les droits que peuvent avoir les agriculteurs de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme ou du matériel de multiplication, sous réserve des dispositions de la législation nationale et selon qu’il convient »
Notez dans le texte ci-dessus les « Droits des agriculteurs », avec une majuscule (en anglais, il y en a deux, conformément aux usages typographiques : « Farmers' Rights »). Lors des négociations, un texte « informel » évoquant ce sujet selon une typographie différente avait été produit et diffusé pour, en principe, faire avancer les débats avec le minimum de contre-temps. Cela avait donné lieu à une foire d'empoigne de plus d'une heure. Fallait-il écrire « Farmers' Rights », « Farmers' rights » ou « farmers' rights ». La première écriture sacralisait en quelque sorte les droits – encore dans leurs limbes à l'époque –, la dernière les banalisait. Au bout du compte, un délégué, excédé, fit savoir que la langue arabe ne comportait pas de majuscules et que la discussion était donc extravagante pour le monde arabophone.
Les « as appropriate, and subject to its national legislation » et clauses similaires avaient aussi le don d'irriter au plus haut point une mienne amie traductrice de la FAO...
De fait, ce traité est une coquille quasiment vide, un tigre de papier – comme sans nul doute bien d'autres qui sont censés organiser une bonne volonté mondiale (États-Unis souvent exceptés car ils sont viscéralement réfractaires à ce genre d'instrument). Voyez par exemple aussi l'article 5.1 :
« 5.1 Chaque Partie contractante, sous réserve de sa législation nationale, et en coopération avec d’autres Parties contractantes, selon qu’il convient, promeut une approche intégrée de la prospection, de la conservation et de l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture et s’emploie en particulier, selon qu’il convient, à:
[…]
c) encourager ou soutenir, selon qu’il convient, les efforts des agriculteurs et des communautés locales pour gérer et conserver à la ferme leurs ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture;
[...]
5.2 Les Parties contractantes prennent, selon qu’il convient, des mesures pour limiter ou, si possible, éliminer les risques qui pèsent sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture. »
La traduction et les activités connexes, dans ce monde qui balance entre responsabilités majeures et futilité dérisoire, sont une tâche ingrate et frustrante pour les uns – qui succombent souvent au principe GIGO (« garbage in, garbage out » ou « camelote à l'entrée, camelote à la sortie »). D'autres trouvent une réelle satisfaction dans la transposition d'une langue à une autre de textes qui peuvent être limpides ou confus, voire franchement horribles, avec le souci de les rendre encore plus limpides et (dans toute la mesure du possible) élégants.
Ce 30 septembre, j'ai une pensée émue pour les artistes de la jonglerie linguistique – et reconnaissante pour ceux qui ont contribué à mes activités par la traduction.
Il faut afficher les sous-titres !
Le 23 septembre 2019, dans le cadre de la Semaine Internationale des Sourds, on a célébré la Journée internationale des langues des signes.
Lors de l'allocution du Président Emmanuel Macron en éloge au Président Jacques Chirac, un interprète signait en arrière-plan. Qu'il me soit permis de dire que l'importance de l'orateur n'est en rien entamée s'il apparaissait dans une fenêtre télévisuelle plus petite, ce qui donnerait plus de visibilité aux signes de l'interprète. L'allocution aurait aussi pu être sous-titrée.