Abeilles : « Envoyé spécial est au journalisme ce que le sirop de glucose est au miel de fleurs sauvages »
Nous avons « emprunté » notre titre à M. Pierre Walid Aoun, auteur d'un fil Twitter très informatif dans lequel nous irons également piocher.
Il est d'une grande justesse. Les annonces ont été tonitruantes : nous allions voir un grand moment de catastrophisme et de désinformation dans l'Envoyé Spécial du 6 juin et sa séquence de 28 minutes et demie sur « Un monde sans abeilles ».
Nous avons eu le catastrophisme et la désinformation, mais dans un emballage assez quelconque. De la bien petite ouvrage... sauf bien sûr pour les effets de caméra comme une introduction dans un muséum d'histoire naturelle où trônerait la dernière abeille à côté du dodo, suivie d'un paysage de forêts de conifères dépouillés, ou encore d'une branche fichée dans le fond d'un oued desséché et craquelé... Rien à voir avec les abeilles... tout à voir avec le sensationnalisme.
Mais nous avons aussi eu des éléments qui, débarrassés de la gangue propagandiste, sont assez intéressants.
Le chapô de l'article sur FranceTVInfo nous promettait un vaste panorama :
« La mortalité des abeilles est en hausse constante et certains anticipent déjà un monde où elles seraient en voie de disparition. Elevages d'abeilles reines, drones pollinisateurs… quelles solutions pour les remplacer ? Un reportage d'"Envoyé spécial". »
Première phrase et première erreur ou désinformation : s'il y a bien des problèmes de mortalité, le nombre de colonies est remonté en France en 2016-2017 au niveau qu'il avait en 1994-2004, selon les déclarations de ruches.
Mais curieusement – ou peut-être pas quand on connaît les dessous de l'apiculture française et sa désorganisation – ce nombre est en baisse selon les statistiques de la FAO, évidemment fondées sur des données fournies par les autorités françaises...
Le nombre de colonies est en revanche en augmentation constante dans le monde.
(Source : FAOSTAT)
Voici deux autres graphiques encore :
Il suffisait de se renseigner un peu – oh, pas chez les prêcheurs d'apocalypse – pour apprendre que l'abeille est une espèce domestique et que leur situation dépend dans une large mesure... des apiculteurs.
Idem pour des petits détails comme la disparition du chocolat avec la disparition des abeilles. En réalité, les fleurs du cacaoyer sont toutes petites et si tortueuses que seuls de très petits insectes et des fourmis minuscules peuvent y pénétrer et participer à leur pollinisation.
Mais dans ce genre d'œuvre audiovisuelle – au sens du droit d'auteur, sans connotation qualitative – on préfère l'anecdote, de préférence martelée. Deux apiculteurs – bien implantés dans le paysage médiatique (voir par exemple ici et, pour FranceTVInfo, ici et ici) – sont donc convoqués à la barre du tribunal médiatique.
« Mes ruches sont pleines de pesticides, mes abeilles crèvent ! » ? Qu'en sait-il précisément ? Où sont les preuves ? Comment se fait-il que le problème allégué de pesticides ne se traduit pas de la même manière partout ? Etc.
M. Pierre Walid Aoun apporte des précisions dans son fil Twitter – extrait ci-dessous.
La suite mérite lecture !
Notez que cette œuvre audiovisuelle qui se veut reportage et emprunte beaucoup à la fiction a réussi l'exploit de ne mentionner à aucun moment les causes principales des problèmes de l'apiculture – Varroa destructor, Nosema ceranae, virus, disettes et famines... et apiculteur. Et l'exploit de ne donner la parole à aucun expert...
L'exploit aussi de laisser entendre que la mortalité constatée par deux apiculteurs à la sortie d'un hiver non précisé (en fait 2017-2018, l'hivernage suivant ayant été beaucoup plus favorable en Bretagne) est représentative d'une situation pourtant considérablement meilleure (même si les pertes hivernales avaient été élevées). À 04:30, la voix off articule cependant le chiffre de 30 % de pertes, mais que vaut cette information face à l'exaspération youtubée de l'un des apiculteurs qui a perdu six ruches sur sept et le discours de l'autre ?
On trouve donc un coupable, au moins présumé : « on trouve notamment euh... de la propargite ».
Il nous semble que la seule substance trouvée selon cette analyse est la propargite, le doigt cachant le mot « autres » dans la ligne suivante. Curieux !
La propargite n'est pas approuvée en France comme pesticide agricole et ne semble pas avoir été utilisée depuis bien longtemps. De plus, elle est « relativement sûre pour les abeilles » ou « non toxique », ou encore à faible risque.
Pour les responsables, il faut donc chercher ailleurs... Mais quel téléspectateur comprendra qu'en fait, il a été berné par cette séquence, avec le concours d'apiculteurs qui sont certes de bonne foi, mais obnubilés – ou intoxiqués par le discours ambiant – par les pesticides ?
Phrase suivante : « L'État a débloqué 3 millions d'euros en guise de soutien... ». Difficile de faire mieux en guise de déclarations contradictoires...
C'est suivi d'une nouvelle critique : « ...mais aucune enquête toxicologique n'a été faite sur leurs ruchers ». Admettons... c'est « sur leurs ruchers ».
Le fait est, cependant, qu'outre les institutions et instances déjà existantes, les autorités ont mis en place, en février 2018, un Observatoire des Mortalités et des Affaiblissements de l'Abeille Mellifère (OMAA) en régions Bretagne et Pays de la Loire dans le cadre d’une phase expérimentale qui se déroulera jusqu’au 31 juillet 2019. Selon le premier bilan d'étape, les mortalités massives aiguës avec suspicion d’intoxication en sortie d'hivernage 2017-2018 ont porté sur... 6 % des cas déclarés ; c'est en accord avec les nombreuses observations faites par ailleurs qui attribuent un rôle minoritaire aux pesticides dans la mortalité des abeilles.
On ne sort décidément pas de la médiocrité et du dilettantisme : pour produire la séquence, on a cherché dans les archives, notamment de FranceTVInfo ; on est allé chez des personnages aux opinions bien arrêtées, sans chercher plus loin ; on a pris grand soin de ne pas interroger les gens qui savent, dans la recherche et l'administration ; on a occulté des éléments importants et même proféré de gros mensonges ; et on a produit une énième version d'une histoire qui tourne en boucle.
La première séquence se termine par un discours halluciné, contre les pesticides évidemment – « lutter, résister pour éviter à tout prix un monde sans abeilles... » Et un autodafé de ruches mortes ; bien sûr la nuit pour que ce soit plus impressionnant ; et avec, une fois de plus, la pique « anti-système » : « les autorités sanitaires ne leur ont donné aucune consigne ».
Transition... Musique guillerette, image plutôt touristique... Nous sommes à Malte, ou plutôt l'île de Gozo, « un endroit où l'on essaie de résister à l'extinction des abeilles, un sanctuaire au milieu de la Méditerranée, une île au climat tempéré. Sur ce petit caillou escarpé, peu d'agriculture intensive, et moins de pesticides ».
Bingo ! L'Éden pour les abeilles ! Sauf que Malte est le plus gros utilisateur de pesticides à l'hectare agricole utilisé de l'Union Européenne avec quelque 10 kg, entre trois et quatre fois plus que la France !
M. Ermanno De Chino, loin d'essayer « de résister à l'extinction des abeilles », fait du business. Il élève des reines – et non pas des « rennes » comme le laisse entendre la voix off – pour les expédier par la poste pour « repeupler » les ruches en Europe.
La vision de cette activité est évidemment idyllique. Aucune allusion au risque de diffuser aussi les parasites et maladies à travers l'Europe, ni à la question de la génétique des abeilles et de la possible pollution ou disparition des races locales.
Cette partie est cependant fort intéressante et informative. Elle mérite d'être vue.
Conclusion : « Ermanno a rencontré le succès. Mais seul, face à la menace d'extinction des abeilles, il nourrit peu d'espoirs […] » Toujours ce prêchi-prêcha millénariste... Non, Ermanno n'est pas seul ! Il y a aussi des éleveurs de reines en France.
La partie sur les abeilles et les amandiers est un classique. Cela se laisse voir... Mais les service de pollinisation sont aussi un business en France...
« Mais depuis vingt ans, les États-Unis sont touchés par le syndrome d'effondrement des colonies avec des taux de mortalité pouvant atteindre 70 %. Devenue rare, l'abeille se fait chère »...
Oui, ils sont « touchés »... mais le syndrome d'effondrement des colonies d'abeilles – qui répond à des symptômes précis chez les spécialistes – est en train de... s'effondrer. Pour le premier trimestre de 2018, il a concerné 77.800 colonies sur 425.000 perdues. Selon l'Environmental Protection Agency, les pertes attribuées au CDD ont chuté d'environ 60 % des pertes totales en 2008 à 31,1 % en 2013, et n'ont pas été mentionnées dans le rapport initial sur les pertes de 2014-2015.
Mais le syndrome d'effondrement des colonies est incontournable dans le discours sur la disparition des abeilles...
Et, pour les mortalités de ce printemps, cet article pointe vers des dommages plus importants causés par... Varroa destructor.
Bien sûr, le discours se recentre vite sur les pesticides. « Chaque année pourtant, 85.000 tonnes de pesticides sont épandus en Californie... sur les amandiers et les autres cultures. Des produits soupçonnés d'intoxiquer les abeilles. Dans cet État, 34 % des colonies ont disparu cette année. Pas de quoi déstabiliser les producteurs d'amandes qui préfèrent faire venir des abeilles de tout le pays plutôt que de changer leur mode de culture. »
La dernière phrase est un sophisme. Les abeilles sont indispensables à la pollinisation des amandiers – quel que soit le mode de culture – et les producteurs font venir des ruches de tout le pays – contre monnaie sonnante et trébuchante ainsi qu'il est dit dans le reportage – parce que les abeilles californiennes ne suffisent pas.
Retour vers les pesticides avec une transition ... « Mais Bret [Adee, le plus grand apiculteur étas-unien avec près de 100.000 ruches] est inquiet pour l'avenir. Que deviendra-t-il si ses abeilles continuent de mourir ? Comment les protéger ? Pour qu'un monde sans abeilles ne soit pas ne soit pas notre monde de demain, un laboratoire scientifique cherche à élucider le mystère de l'effondrement des colonies d'abeilles [...] »
Des chercheurs de l'Université de Columbus de l'Ohio « ont eu l'idée d'observer l'effet des pesticides sur les larves d'abeilles »... Quelle phénoménale sagacité !
Dans leurs recherches, donc, ils ont trouve que le diflubenzuron, à haute dose, tuait 90 % des larves. Mais leur expérience, en laboratoire selon des modalités hautement artificielles, reflète-t-elle les conditions de terrain. Notons par ailleurs que l'utilisation du diflubenzuron a tendance à diminuer dans les amandiers ; selons leurs indications.
En tout cas, ce n'est pas « une première piste pour expliquer la mort des colonies d'abeilles » comme le prétend la voix off. Il suffit d'un peu de matière entre les deux oreilles : si tel était le cas, les ruches seraient décimées après le service de pollinisation dans les amandiers.
Mais là encore, la séquence est intéressante : elle illustre comment se font certaines recherches en laboratoire... et comment elles peuvent être interprétées. Qui peut penser que les abeilles butinant sur des amandiers vont toutes avoir une goutte de mélange de chlorantraniliprole et de propiconazole, à la dose qui sort du pulvérisateur, sur le dos et mourir à la tâche ?
La « chute » est intéressante : éviter les « effets cocktails »... un champ de manœuvre quasi illimité pour la mouvance anti-pesticides.
La séquence de quelque trois minutes est plaisante et intéressante. Mais on ne nous dit pas comment a été collecté le pollen qui est épandu par le drone…