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Agriculture, alimentation, santé publique... soyons rationnels

Forçage génétique et forçage médiatique : la dernière foucartade du Monde

28 Novembre 2018 , Rédigé par Seppi Publié dans #critique de l'information, #Activisme, #CRISPR

Forçage génétique et forçage médiatique : la dernière foucartade du Monde

 

À propos de « Le forçage génétique est un peu au généticien ce que la nitroglycérine est à l’artificier »

 

 

Un "état des lieux" ? Vraiment ?

 

 

Une mégaconférence sur la biodiversité...

 

Du 13 au 29 novembre 2018 se tient à Charm el-Cheikh (Égypte) une Conférence des Nations Unies sur la Diversité Biologique qui inclut la 14e Conférence des Parties à la Convention sur la Diversité Biologique, la 9e réunion des Parties au Protocole de Carthagène sur la Prévention des Risques Biotechnologiques, la troisième réunion des Parties au Protocole de Nagoya sur l’Accès aux Ressources Génétiques et le Partage Juste et Équitable des Avantages Découlant de leur Utilisation, deux segments ministériels, nombre de réunions parallèles.

 

Bref, une méga-conférence avec, dit-on, 6.000 participants et un lieu où vont se dérouler non seulement des négociations, mais aussi des jeux d'influence, des intrigues, des manipulations. C'est d'autant plus facile que bon nombre de participants sont incompétents sur les sujets pointus et en même temps compliqué vu le nombre de participants. Opportunité et défi... il faut sortir le grand jeu.

 

 

 

 

...dans l'indifférence médiatique quasi-générale en France...

 

Pourtant, cette conférence se déroule dans l'indifférence médiatique quasi-générale en France. Il n'y guère qu'Alternatives Économiques qui ait proposé le 16 novembre 2018 une tribune de MM. Aleksandar Rankovic et Yann Laurans, de l'Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (IDDRI), « Le monde vivant s’effondre et nous regardons ailleurs ».

 

 

...et M. Stéphane Foucart vint...

 

Et M. Stéphane Foucart vint sur un sujet précis, le forçage génétique avec « Jouer avec la génétique » dans la version papier du Monde datée des 25 et 26 novembre 2018 et « Le forçage génétique est un peu au généticien ce que la nitroglycérine est à l’artificier » sur la toile la veille (les guillemets font partie du titre sur la toile).

 

On l'aura compris : « Hou ! Fais-moi peur ! » ou « Oui, nous aurons la peste !... La peste bubonique !... Et le choléra !... Et ce sera la fin du monde, valet de Satan » (Philippulus le Prophète).

 

En fait, c'est plus subtile. On ouvre sur Charm El-Cheikh et on attaque :

 

« Plusieurs dizaines d’organisations non gouvernementales de défense de l’environnement ou de l’agriculture paysanne demandent aux délégations réunies d’adopter un moratoire sur les usages de cette technique – encore expérimentale – d’ingénierie du vivant. »

 

On explique ensuite de quoi il s'agit, sans oublier la petite dose d'anxiogénèse :

 

« La bonne vieille transgénèse, cantonnée aux champs de maïs ou au soja, faisait déjà horreur aux environnementalistes : on imagine assez bien la terreur que doit leur inspirer le "forçage génétique" : le gene drive est un peu au généticien ce que la nitroglycérine est à l'artificier. »

 

 

(Source)

 

 

Les bénéfices potentiels sont plutôt généreusement décrits avec une référence à Nature Biotechnology et Science. Puis,

 

« Car les risques sont à la mesure des bénéfices possibles. »

 

On tremble à l'évocation des « transferts de ces constructions génétiques à d'autres espèces que celles ciblées [qui] ne sont pas impossibles », de l'insertion d'« une séquence d'ADN étrangère [...] par accident dans la construction génétique, alors que celle-ci ne s'est pas encore transmise à tous les individus de la population ciblée », des « effets de ces manipulations à l'échelle de l'écosystème »... « sans même évoquer de possibles usages militaires ou malveillants ».

 

Et donc :

 

« Ce sont ces risques d'effets inattendus et irréversibles qui ont conduit de nombreuses personnalités et organisations à demander à la Convention sur la diversité biologique la signature d'un moratoire. Celui-ci a très peu de chances d'être adopté. Le principal risque est, selon les signataires, l'utilisation du forçage génétique pour des usages commerciaux en agriculture. »

 

C'est exact pour le début. Encore faudrait-il savoir qui sont ces « personnalités » et « organisations », quelles sont leurs compétences et leurs motivations. Il faut consentir un gros effort pour trouver un texte avec une date (sans l'année...) pour avoir celui de 2018 et non celui de 2016 (l'altermonde avait déjà essayé à Cancún, avec un petit succès puisque la question a été retenue). Toujours est-il que les deux premières photos présentent Mme Vandana Shiva et M. Olivier De Schutter... l'expertise et l'honnêteté intellectuelle/morale sont au rendez-vous…

 

 

Pepe, mon ami, que fais-tu là ?

 

 

Agiter la peur, prêcher l'apocalypse, est un formidable fond de commerce... avec une bonne dose de complotisme. Celle-ci est fidèlement répercutée par le Monde de M. Stéphane Foucart :

 

« Dans un rapport publié en octobre, l'ONG ETC Group et la Fondation Heinrich Boil dénoncent de discrètes manœuvres en cours, susceptibles de préparer le terrain au développement et à l'utilisation du forçage génétique en agriculture industrielle. Dépôts de brevets, recours à des firmes de relations publiques pour commencer à travailler l'opinion et les décideurs, recherches de gene drive visant des ravageurs des cultures, et destinés à les éradiquer... »

 

Les « anti » n'ont guère besoin de « firmes de relations publiques » pour distiller, eux, leur venin... Ils ont des journalistes complaisants.

 

Mais M. Foucart termine sur une note qui se veut philosophe :

 

« A l'heure actuelle, aucun débat d'ampleur, éclairé et ouvert, n'a eu lieu sur le sujet. La question demeure confinée aux spécialistes et à quelques ONG. Entre le moratoire total, sourd et aveugle aux opportunités offertes par la technique, et l'ouverture à des applications commerciales plus soucieuses des bénéfices de court terme que de l'intérêt général, une voie médiane est sans doute possible.

 

Dans tous les cas, bien sûr, des risques existeront toujours. Mais lorsqu'il s'agira de lutter contre le paludisme, il sera bien difficile de dire lesquels de ces risques pourraient excéder les quelque 440000 morts occasionnés chaque année, dans le monde, par la maladie. »

 

Merci d'avoir fait la distinction entre « spécialistes » et « ONG » (en fait, elles ne sont pas « quelques » mais se réduisent à ETC Group qui cornaque les autres). On admirera aussi la rhétorique anti-économique... ah, les vilains « bénéfices de court terme », axiomatiquement contraires à « l'intérêt général ». Il se trouve pourtant que la plupart des recherches en cours visent des applications d'intérêt public. Mais admettons que le complotisme veut qu'il se prépare des choses funestes dans le secret des laboratoires des méchantes multinationales...

 

 

Les lecteurs du Monde ne sauront pas...

 

Cet article de M. Stéphane Foucart est-il équilibré ? À première vue, oui, les bénéfices possibles étant bien décrits.

 

Mais les lecteurs sont abreuvés de positions et inquiétudes de l'altermonde (y inclus le lobby international du « bio » qui, pour faire poids, apporte quatre signatures à la demande de moratoire – pour Friends of the Earth, c'est... 18), et le camp de la recherche du progrès est accablé, y compris avec des insinuations (par exemple les « discrètes manoeuvres ») et des épouvantails (les brevets...).

 

Le lecteur du Monde ne saura donc pas que la communauté de chercheurs (de ceux qui promeuvent le progrès, au sens premier du terme) s'est mobilisée, notamment par cette lettre ouverte :

 

« Fermer la porte à la recherche en créant des barrières arbitraires, une grande incertitude et des retards indéterminés limitera considérablement notre capacité à fournir des réponses aux questions des décideurs, des régulateurs et du public. Le moratoire suggéré à la CDB sur les disséminations sur le terrain empêcherait une évaluation complète des utilisations potentielles du forçage génétique. Au lieu de cela, la faisabilité et les modalités de toute évaluation sur le terrain devraient être évaluées au cas par cas. »

 

The Guardian partage avec le Monde un même penchant pour l'écologisme politique. Dans « Scientists divided over new research method to combat malaria » (les scientifiques divisés sur la nouvelle recherche pour combattre le paludisme), du 14 novembre 2018, il a pourtant mentionné cette lettre et donné la parole à son premier signataire, M. Austin Burt, professeur de génétique évolutive, ainsi qu'à un chercheur tanzanien et deux autres chercheurs britanniques. La lettre est également citée dans Nature, sans compter le fait qu'elle est facilement accessible sur internet par une simple recherche. Pourquoi le Monde n'a-t-il pas présenté le point de vue des chercheurs favorables à une recherche constructive ?

 

Le lecteur du Monde ne saura pas non plus que la Royal Society a produit un document explicatif, « Gene drives – why it matters » (forçage de gènes – pourquoi c'est important), recommandant à la conférence de ne pas fermer la porte aux essais – lesquels seront évidemment entrepris le moment venu en ayant pris toutes les précautions nécessaires. Il ne saura pas que des réponses ont été apportées à certains des épouvantails qui sont agités par l'altermonde.

 

Et il ne saura pas que les pays africains, réunis au sein de l'Union Africaine, ont fermement plaidé contre un moratoire sur les essais (voir : « L'Afrique s'oppose au moratoire sur le forçage génétique proposé à la Conférence des Nations Unies sur la Biodiversité »).

 

Le lecteur peu attentif aura le choix entre deux messages mis en pavé sur la journal papier : « Le "gene drive" est un peu au généticien ce que la nitroglycérine est à l'artificier » – en haut de page, juste sous le titre (cette phrase est le titre de l'article sur internet) et : « L'éradication complète du paludisme pourrait être envisageable en quelques années ». Que retiendra-t-il, à votre avis, ce lecteur qui n'est confronté au palu que s'il voyage dans des pays lointains ?

 

 

De quoi s'agit-il ? La science et la technique

 

 

(Source)

 

 

Le forçage de gène (gene drive) est issu des dernières techniques de la biotechnologie de précision, notamment du système CRISPR/Cas9. En temps normal, en génétique mendélienne, la fréquence d'un gène particulier reste constante au sein d'une population, hormis en cas de pression de sélection en sa faveur ou défaveur.

 

Le mécanisme du forçage est constitué d'un gène d'intérêt (que l'on veut transmettre) et d'une séquence qui reconnaît le chromosome homologue ne le contenant pas comme défectueux et y insère le mécanisme. Celui-ci se retrouve donc sur les deux chromosomes homologues et est ainsi transmis (théoriquement) à l'ensemble de la descendance.

 

Une des applications – c'est malencontreusement une des premières à avoir été étudiée – consiste à transmettre un gène qui rend les femelles stériles. À terme, toute la population – voire toute l'espèce – est éradiquée. Précisons tout de même que, pour obtenir ce résultat, il faut que les mâles transformés soient suffisamment nombreux.

 

Il va de soi qu'une telle éventualité pose de gros problèmes à plusieurs niveaux, et que la précaution est tout à fait justifiée. Mais cela ne justifie pas un moratoire qui aurait pour effet de geler ad vitam aeternam la technologie, y compris les applications qui ne posent pas ce genre de problème (imaginez par exemple une tique qui repousserait la bactérie Borrelia vectrice de la maladie de Lyme, ou des cicadelles qui ne transmettraient plus Xylella...).

 

Le but du moratoire est précisément d'empêcher la recherche, de nous interdire le droit de savoir... et comme on ne sait pas, il faut un moratoire... la boucle est bouclée (pour le plus grand bonheur des « ONG » : la question devant revenir régulièrement sur le tapis, l'altermonde a son fond de commerce).

 

 

De quoi s'agit-il ? Les négociations

 

La Conférence des Parties a été saisie à son ouverture d'un projet de décision sur la biologie synthétique (page 220 du recueil) produit précédemment par un organe subsidiaire. Il comportait le texte suivant qui actait un dissensus :

 

« 10. Demande aux Parties et aux autres gouvernements, compte tenu des incertitudes actuelles concernant le forçage génétique, d’appliquer une approche de précaution, conformément aux objectifs de la Convention, [en ce qui concerne la dissémination][et de s’abstenir de disséminer] des organismes résultant d’un forçage génétique, y compris des disséminations expérimentales ».

 

Les textes entre crochets représentent les alternatives soumises à la Conférence. Le deuxième correspond au moratoire.

 

À l'heure où nous écrivons, la Conférence est saisie d'un nouveau texte. Il est évidemment devenu obèse :

 

« 9. Demande aux Parties et aux autres gouvernements, compte tenu des incertitudes actuelles concernant le forçage génétique, d’appliquer une approche de précaution, conformément aux objectifs de la Convention, et demande également aux Parties et aux autres gouvernements de ne considérer l'introduction d'organismes contenant des séquences de gènes modifiés dans l'environnement, y compris à des fins expérimentales de dissémination et de recherche et développement, que lorsque :

 

a) Des évaluations scientifiques approfondies des risques ont été effectuées au cas par cas ;

 

b) Des mécanismes de gestion des risques ont été établis pour éviter ou réduire au minimum les effets néfastes potentiels, si nécessaire ;

 

c) Le cas échéant, le "consentement préalable donné en connaissance de cause", le "consentement préalable donné librement et en connaissance de cause" ou "l’approbation et la participation" des peuples autochtones et des communautés locales potentiellement touchés sont sollicités ou obtenus, selon les circonstances nationales et conformément aux lois en vigueur ».

 

La traduction est défectueuse : dans « considérer l'introduction d'organismes contenant des séquences de gènes modifiés », il manque la référence au forçage : « consider introducing organisms containing engineered gene drives ». Le traducteur a toute ma sympathie...

 

Notons enfin que cette solution était déjà connue dans son principe, grâce à un « non-paper » du 23 novembre 2018, quand l'article de M. Stéphane Foucart a été mis en ligne. Mais nous admettrons volontiers que le métier de journaliste est difficile et qu'il arrive un moment où il faut mettre le point final.

 

 

 

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