Alimentation « bio » et – 25 % de cancers : science à objectif socio-politique
Et encore plus quand on lit des citations de M. Philip Landrigan (voir par exemple ici)...
Une grande partie des médias et des réseaux sociaux s'est mise sur le mode sirène hurlante et gyrophare allumé le 22 octobre 2018. Est-ce raisonnable ? Une petite exploration cybernétique montre que le brouhaha d'enthousiasme est quand même entrecoupé d'expressions de réalisme et de scepticisme. C'est heureux.
C'est, semble-t-il, le Monde Planète qui a lancé la course avec un « L’alimentation bio réduit significativement les risques de cancer » péremptoire et manquant de la plus élémentaire prudence, de M. Stéphane Foucart et Mme Pascale Santi. C'est suivi en chapô par une affirmation un peu plus prudente :
« La présence de résidus de pesticides dans l’alimentation conventionnelle pourrait expliquer la baisse de 25 % du risque chez les grands consommateurs de bio. »
Dans la version papier du journal, le titre fait même la une...
Les cancers d'origine alimentaire liés à la nature "bio" ou "non bio" des produits représenteraient donc 25 % du total. J'ai juste ?
"Ce résultat s'expliquerait…" ? Pure spéculation. Ce n'est pas ce que dit la publi.
"...elle vient conforter…" ? Elle s'inscrit en faux par rapport à une étude britannique antérieure, bien plus vaste.
Et en page intérieure, il y a un dessin du sigle « AB » quasiment sur un quart de page... N'en jetez plus... Euh, si ! Sur sa page d'accueil de Planète, le Monde en a profité pour référencer quatre articles plus anciens :
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Les aliments « ultratransformés » favoriseraient le cancer
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En agriculture, le bio est plus performant face aux attaques d’agents pathogènes
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La consommation d’aliments mal notés par le Nutri-Score augmente le risque de cancer
Mais commençons par le commencement.
Une équipe de chercheurs de l’INRA, de l'INSERM, de l'Université Paris 13, du CNAM et de quelques autres institutions a publié le 22 octobre 2018 « Association of Frequency of Organic Food Consumption With Cancer Risk – Findings From the NutriNet-Santé Prospective Cohort Study » (association de la fréquence de consommation d'aliments biologiques avec le risque de cancer – résultats de l'étude de cohorte prospective NutriNet-Santé) dans JAMA Internal Medicine (pour lire le texte, l'ascenseur est du côté gauche et si vous voulez le texte en PDF, il faut cliquer une fois sur l'onglet). L'équipe est composée de Julia Baudry, Karen E. Assmann, Mathilde Touvier, Benjamin Allès, Louise Seconda, Paule Latino-Martel, Khaled Ezzedine, Pilar Galan, Serge Hercberg, Denis Lairon et Emmanuelle Kesse-Guyot (dont les noms sont dûment suivis de leurs titres académiques dans la publication... faut c'qui faut dans une revue médicale...).
Voici les points essentiels et le résumé :
Points clés
Question Quel est l'association entre un régime alimentaire à base de produits biologiques (c’est-à-dire un régime moins susceptible de contenir des résidus de pesticides) et le risque de cancer?
Résultats Dans une étude de cohorte fondée sur une population de 68.946 adultes français, une réduction significative du risque de cancer a été observée chez les gros consommateurs de produits biologiques.
Signification Une fréquence plus élevée de consommation de produits biologiques était associée à une réduction du risque de cancer ; si les résultats sont confirmés, promouvoir la consommation d'aliments biologiques auprès de la population générale pourrait constituer une stratégie préventive prometteuse contre le cancer.
Résumé
Importance Bien que les produits biologiques soient moins susceptibles de contenir des résidus de pesticides que les produits conventionnels, peu d'études ont examiné l'association entre la consommation d'aliments biologiques et le risque de cancer.
Objectif Étudier de manière prospective le lien entre la consommation de produits biologiques et le risque de cancer dans une grande cohorte d'adultes français.
Conception, cadre et participants Dans cette étude de cohorte prospective fondée sur la population et réalisée auprès de volontaires adultes français, on a inclus des données recueillies auprès des participants avec les informations disponibles sur la fréquence de consommation de produits biologiques et l'apport alimentaire. Pour 16 produits, les participants ont indiqué leur fréquence de consommation de produits biologiques étiquetés (jamais [ma note : note 0], occasionnellement [ma note : note 1] ou la plupart du temps [ma note : note 2]). Un score d'alimentation biologique a ensuite été calculé (plage de 0 à 32 points). Les dates de suivi allaient du 10 mai 2009 au 30 novembre 2016.
Principaux résultats et mesures Cette étude a estimé le risque de cancer en association avec le score d'alimentation biologique (modélisé sous forme de quartiles) à l'aide de modèles de régression à risques proportionnels de Cox ajustés pour les facteurs de risque de cancer potentiels.
Résultats Parmi les 68.946 participants (78,0 % de femmes; âge moyen [écart-type] au départ, 44,2 [14,5] ans), 1.340 premiers cas de cancer ont été identifiés au cours du suivi, les plus fréquents étant 459 cancers du sein, 180 cancers de la prostate, 135 cancers de la peau, 99 cancers colorectaux, 47 lymphomes non hodgkiniens et 15 autres lymphomes. Les scores élevés d'alimentation biologique étaient inversement associés au risque global de cancer (ratio de risque pour le quartile 4 par rapport au quartile 1, 0,75 ; IC à 95%, 0,63 – 0,88; P pour la tendance = 0,001 ; réduction du risque absolu, 0,6% ; ratio de risque pour une augmentation de 5 points, 0,92 ; IC 95%, 0,88 – 0,96.
Conclusions et pertinence Une fréquence plus élevée de consommation de produits biologiques était associée à une réduction du risque de cancer. Bien que les résultats de l'étude doivent être confirmés, promouvoir la consommation de produits biologiques dans la population générale pourrait être une stratégie de prévention prometteuse contre le cancer.
Le travail réalisé est important, les résultats sont intéressants (quoique... à interpréter avec prudence, ce qui a été fait en partie dans l'article), la revue JAMA Internal Medicine est prestigieuse... mais celle-ci a éprouvé le besoin de faire commenter ces travaux.
Cela a donné « Organic Foods for Cancer Prevention—Worth the Investment? » (produits biologiques et prévention du cancer – cela vaut-il l'investissement ?) d'Elena C. Hemler, Jorge E. Chavarro et Frank B. Hu, essentiellement de la Harvard T.H. Chan School of Public Health.
C'est assez macronien... en même temps... Voici leur paragraphe final :
« Bien que le lien entre le risque de cancer et la consommation de produits biologiques demeure incertain, il existe des preuves convaincantes que l'amélioration d'autres facteurs, tels que le poids corporel, l'activité physique et l'alimentation, peut réduire le risque de cancer. Pour prévenir le cancer, l'American Cancer Society recommande de consommer une alimentation saine qui limite la viande rouge et transformée et les sucres ajoutés, remplace les céréales raffinées par des céréales complètes et augmente la consommation de fruits et de légumes. Pour la santé globale, les preuves actuelles indiquent que les avantages de la consommation de fruits et légumes cultivés de manière conventionnelle l'emporteront probablement sur les risques potentiels d'une exposition aux pesticides. Les préoccupations liées aux risques liés aux pesticides ne devraient pas décourager la consommation de fruits et légumes conventionnels, en particulier parce que les produits biologiques sont souvent chers et inaccessibles pour de nombreuses populations. Bien que des recherches supplémentaires soient nécessaires pour examiner le rôle des produits biologiques dans la prévention du cancer, les recommandations actuelles devraient continuer à mettre l’accent sur les facteurs de risque modifiables étayés par des preuves solides et encourager une alimentation saine, notamment une consommation plus élevée de fruits et de légumes, qu’ils soient conventionnels ou biologiques. »
On peut généraliser la saillie du gazouillis de M. Alexandre Carré : circonspection lorsqu'une étude fait l'objet d'une vaste opération de com' le jour de sa parution.
Méfiance aussi quand on voit parmi les auteurs M. Denis Lairon. Il annonce un conflit d'intérêts relativement anodin : il est expert scientifique, sans honoraires ni financement personnel (pourquoi cet adjectif?), de deux fondations récemment créées, Fondation Bjorg, Bonneterre et Citoyens et Fond de Dotation Institut de l’Alimentation Bio. C'est l'aboutissement – en attendant autre chose – d'un positionnement idéologique qui s'est par exemple exprimé par « Manger bio, c'est mieux » co-écrit en 2012 avec MM. Claude Aubert et André Lefèbvre.
On peut aussi s'interroger sur les positionnements d'autres auteurs. Pas la peine d'aller bien loin : d'entrée de jeu dans les points clés, on définit le « régime alimentaire à base de produits biologiques » comme « un régime moins susceptible de contenir des résidus de pesticides ».
Cela ne dit encore rien mais incite à la prudence dans la lecture et surtout l'interprétation de l'étude. Celle-ci a ses forces et ses faiblesses, relevées par plusieurs auteurs et commentateurs.
Citons Mme Cécile Thibert, du Figaro, qui a produit une présentation équilibrée avec « Une "association" entre aliments bio et baisse du risque pour deux cancers ».
Une présentation qui met d'emblée le doigt sur le problème de l'idéologie, avec cette déclaration de Mme Emmanuelle Kesse-Guyot : « L’hypothèse qui nous semble la plus plausible est que les pesticides de synthèse jouent un rôle», suivie immédiatement d'un extrait du communiqué de presse de l'INRA : « Le lien de cause à effet ne [peut pas] être établi sur la base de cette seule étude ».
Les auteurs se sont exprimés avec mesure dans leur article sur le lien de cause à effet – c'est plus qu'une « association » qui peut être fortuite ou due à des facteurs de confusion – entre consommation de produits biologiques, et surtout réduction de l'ingestion de résidus de pesticides, et réduction des risques de cancer. Mais là encore, le diable réapparaît rapidement. N'écrivent-ils pas dans leurs points clés que « si les résultats sont confirmés, promouvoir la consommation d'aliments biologiques auprès de la population en général pourrait constituer une stratégie préventive prometteuse contre le cancer. »
Il y a un « si » et un conditionnel... mais l'impression qui se dégage est bien qu'il s'agit d'une étude scientifique à but socio-politique.
Le communiqué de presse de l'INRA – nous ne sommes pas les seuls à nous interroger sur cette institution qui eut par le passé notre plus grand respect – se fait plus pressant en chapô :
« Bien que le lien de cause à effet ne puisse être établi sur la base de cette seule étude, les résultats suggèrent qu’une alimentation riche en aliments bio pourrait limiter l’incidence des cancers. Des travaux complémentaires sont toutefois nécessaires pour la mise en place des mesures de santé publique adaptées et ciblées. »
La relation de cause à effet n'est pas encore établie – et est très loin de l'être – qu'on envisage déjà « la mise en place des mesures de santé publique adaptées et ciblées »...
Il y a de l'ironie dans l'affirmation précitée du communicant de l'INRA : nos gouvernants ne font-ils pas tout – sur une base idéologique et démagogique – pour promouvoir le bio ? La loi récemment adoptée sur l'agriculture et l'alimentation n'impose-t-elle pas 20 % de bio dans la restauration collective publique ?
L'INRA communicante se lance néanmoins dans les supputations :
« Plusieurs hypothèses pourraient expliquer ces données : la présence de résidus de pesticides synthétiques beaucoup plus fréquente et à des doses plus élevées dans les aliments issus d’une agriculture conventionnelle, comparés aux aliments bio. Autre explication possible : des teneurs potentiellement plus élevées en certains micronutriments (antioxydants caroténoïdes, polyphénols, vitamine C ou profils d’acides gras plus bénéfiques) dans les aliments bio. »
Dans le Monde, Mme Emmanuelle Kesse-Guyot se fait plus précise :
« Pour expliquer ces résultats, l'hypothèse de la présence de résidus de pesticides synthétiques bien plus fréquente et à des doses plus élevées dans les aliments issus de l'agriculture conventionnelle comparés aux aliments bio est la plus probable. »
On peut considérer cela comme un dérapage... répétons-le : idéologique.
Mais – pâté d'alouette, un cheval de folles ivresses, une alouette de sage tempérance – la prudence revient dans le communiqué de presse de l'INRA, à moins que ce ne soit un appel à financements :
« Les conclusions de cette étude doivent être confirmées par d’autres investigations conduites sur d’autres populations d’étude, dans différents contextes. »
Justement... Une équipe britannique a fait une étude similaire, de bien plus grande ampleur sur 623.080 femmes d'âge moyen (quelque 9 fois plus) suivies pendant 9,3 ans. Dans « Organic food consumption and the incidence of cancer in a large prospective study of women in the United Kingdom » (consommation de produits biologiques et incidence du cancer dans une grande étude prospective sur des femmes au Royaume-Uni), publié dans Nature en 2014, KE Bradbury et al. concluent :
« Dans cette grande étude prospective il y avait peu ou pas de diminution de l'incidence du cancer associée à la consommation de produits biologiques, à l'exception peut-être du lymphome non hodgkinien. »
On trouvera un petit résumé ici. Vérité à l'est de la Manche, erreur à l'ouest ? Ou l'inverse ?
Le professeur émérite de médecine de Stanford John Ioannidis, connu pour avoir déclaré que la plupart des études publiées étaient fausses (voir aussi ici), a une opinion tranchée sur la question, relayée par l'AFP (tout arrive!) :
« L'étude a 3 % de chance d'avoir trouvé quelque chose d'important, et 97 % de propager des résultats absurdes et ridicules ».
Selon la Dr Claire Knight, membre de Cancer Research UK, seuls 9 % des cancers au Royaume-Uni sont liés à des facteurs alimentaires, la moitié de ces cas s’expliquant par une trop faible consommation de fruits et légumes. Cela heurte frontalement le résultat de moins 25 % de Baudry et al.
Et cela confirme la justesse du diagnostic des commentateurs de Harvard : « Organic Foods for Cancer Prevention—Worth the Investment? » (produits biologiques et prévention du cancer – cela vaut-il l'investissement ?).
Sachant par ailleurs que le bio utilise aussi des pesticides (quelques fois plus que le conventionnel !), que c'est bien moins productif, que c'est beaucoup plus cher et que le bénéfice éventuel lié à une réduction des cas de cancer est susceptible d'être plus que contrebalancé par l'augmentation des problèmes de santé liée à une moindre consommation de fruits et légumes.
Sachant aussi que les idéologues du bio s'opposent – par principe et par opportunisme économique (les peurs irrationnelles font vendre le bio...) – aux techniques d'amélioration des plantes modernes qui permettent précisément de lutter contre les bioagresseurs des plantes cultivées par la voie génétique... Et l'INRA promeut ça, fût-ce indirectement ?
Rappel : 4,5 % (la moitié de 9 %) des cancers au Royaume-Uni liés à des facteurs alimentaires s’expliquent par une trop faible consommation de fruits et légumes. À quoi comparer ce chiffre dans l'étude de Baudry et al. ?
Si l'on prend les chiffres bruts du tableau 2 (ci-dessous), on trouve un écart de 27 % entre le premier quartile (non ou peu consommateurs de bio) et le quatrième quartile (forts consommateurs de bio) pour l'apparition de cancers durant la période d'étude (360 cas et 16.471 non-cas contre 269 cas et 16.962 non-cas). Mais il y a un adage souvent attribué à Mark Twain (l'auteur semble en être Benjamin Disraeli) : « les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques »...
Sur la période de 7 ans, 2,14 % des membres du Q1 ont développé un cancer contre 1,56 % du Q4 (petite incidente : ayant un niveau et style de vie et un comportement alimentaire bien plus favorables – voir ci-dessous), soit une différence de 0,58 point de pourcentage. En données annuelles, c'est 0,30 % contre 0,22 %. Autrement dit : sur 10.000 personnes 30 développent un cancer dans cette étude si elles sont mal loties, contre 22 si elles sont privilégiées. En admettant que la différence soit due à l'alimentation bio – ce qui est extrêmement contestable – un gain de 8 sur 10.000 vaut-il la chandelle ?
Les facteurs de risque sont concentrés dans le premier quartile
Le raisonnement est approximatif, mais réaliste : il faudrait tenir compte des facteurs de confusion. Mais le tableau 2 ci-dessus montre – de manière assez étonnante – que les différentes corrections ne changent pas beaucoup les résultats. Les auteurs ont du reste fort honnêtement fait état d'une réduction du risque absolu de 0,6 %.
La santé, dit-on, n'a pas de prix. Mais, ce qu'on ne dit pas (assez), c'est que la santé a un coût – ou plutôt plusieurs coûts selon la méthode employée pour l'assurer. Au-delà des nombreuses interrogations que suscite cette étude, on en revient à la question de l'équipe de Harvard. Ceux-ci écrivent encore :
« Si les études futures fournissent des preuves plus solides à l'appui de la consommation de produits biologiques pour la prévention du cancer, des mesures pour réduire les coûts et assurer un accès équitable aux produits biologiques seront cruciales. »
Wishful thinking, vœux pieux... comment fait-on ?
Et tout cela aboutit à une question plus fondamentale encore s'agissant de cette recherche : vraiment scientifique ou à objectif socio-politique ?
Car partir d'une étude qui trouve une association mais pas de relation de cause à effet et conclure que « promouvoir la consommation d'aliments biologiques auprès de la population générale pourrait constituer une stratégie préventive prometteuse contre le cancer », il faut le faire !
Deux fils twitter sur les aspects méthodologiques de l'étude :
[Ajouts du 28 octobre 2018
Le Science Media Center a publié une analyse et des opinions d'experts.
« 25 % moins de cancers pour ceux qui mangent bio ? »
« Non, le bio n’est pas encore la recette miracle face aux cancers »
« Moins de cancers grâce au bio… »
Et sur les agriculteurs : « Cancer et pesticides : les agriculteurs en première ligne ? »