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Agriculture, alimentation, santé publique... soyons rationnels

Encore un problème d'exploitation abusive de la science

3 Septembre 2018 , Rédigé par Seppi Publié dans #critique de l'information, #Article scientifique

Encore un problème d'exploitation abusive de la science

 

« Les nitrates pourraient avoir une influence néfaste sur la santé mentale » (le Monde)

 

 

Jérôme Bosch," L'extraction de la pierre de folie"

 

Encore un article anxiogène – avec en titre le conditionnel de rigueur – dans le Monde du 20 juillet 2018 (date sur la toile).

 

 

La « santé mentale » en titre, sans plus de précision !

 

« Les nitrates pourraient avoir une influence néfaste sur la santé mentale » commente un article publié par une équipe de 16 auteurs, essentiellement états-uniens, dans Molecular Psychiatry, « Nitrated meat products are associated with mania in humans and altered behavior and brain gene expression in rats » (les produits carnés nitrés sont associés à la manie chez l'homme et une modification du comportement et de l'expression des gènes du cerveau chez le rat).

 

18 juillet 2018 pour la mise en ligne de l'article scientifique... 20 juillet pour l'article du Monde... avouez qu'ils sont costauds au Monde...

 

 

En résumé...

 

Voici le résumé de l'article scientifique (nous découpons en paragraphes) :

 

« La manie est une affection neuropsychiatrique grave associée à une morbidité et une mortalité importantes. Des études antérieures ont suggéré que les expositions environnementales peuvent contribuer à la pathogénèse de la manie.

 

Nous avons mesuré les expositions alimentaires dans une cohorte d'individus souffrant de manie et d'autres troubles psychiatriques, ainsi que chez des sujets témoins sans trouble psychiatrique. Nous avons constaté que des antécédents de consommation de viande salée sèche nitrée, mais pas d'autres viandes ou produits à base de poisson, étaient fortement et indépendamment associés à la manie actuelle (odds ratio ajusté 3,49, intervalle de confiance à 95 % (IC) 2,24-5,45, p <8,97 × 10-8). De plus faibles probabilités d’association ont été constatées entre la consommation de viande salée sèche nitrée et d’autres troubles psychiatriques.

 

Nous avons en outre constaté que l’alimentation des rats en nitrates ajoutés à des préparations de viande entraînait une hyperactivité rappelant la manie humaine, des altérations des voies cérébrales impliquées dans le trouble bipolaire humain et des modifications du microbiote intestinal.

 

Ces résultats pourraient conduire à de nouvelles méthodes de prévention de la manie et à la mise au point de nouvelles interventions thérapeutiques. »

 

 

Minute papillon !

 

Pour la dernière phrase, on a envie de dire : « Pas si vite ! »

 

En fait, c'est toute l'étude (ou série d'études) qui doit être prise avec une bonne pincée de sel.

 

Le Monde, du reste, a mis les bémols nécessaires. Par exemple :

 

  • Un conditionnel en chapô : « Ces composés utilisés pour la conservation d’aliments comme la viande séchée pourraient être liés à la survenue d’épisodes maniaques. »

     

  • Un verbe de prudence dans : cette étude « sugg[ère], cette fois, une influence néfaste de ces conservateurs sur la santé mentale » ;

     

  • Un semi-auxiliaire, toujours de prudence, dans : « Enfin, ces nitrates, consommés à une équivalence humaine d’un bâtonnet de viande séchée par jour, semblent modifier les circuits cérébraux des rongeurs, plus précisément ceux de l’hippocampe. »

 

 

Ah ! Le principe de précaution...

 

L'article du Monde n'est toutefois pas rédigé entièrement sur ce mode. L'auteur a trouvé un chercheur français pour commenter l'étude, et cela a donné ceci (c'est nous qui graissons) :

 

« Si ce travail préliminaire ne permet pas d’établir de lien direct de cause à effet, d’après Guillaume Fond, psychiatre à l’hôpital de la Conception à Marseille et chercheur à l’université d’Aix-Marseille, "c’est une étude majeure car emblématique d’un nouveau courant de recherche, la psychonutrition, qui s’intéresse à l’influence de l’alimentation sur le déclenchement ou l’évolution des troubles psychiatriques". Selon lui, ces résultats devraient conduire à une réaction des services de santé publique américains : "Par mesure de précaution, ces produits devraient être retirés du marché, le temps de faire toute la lumière." Si, en France, nous n’avons pas pour habitude de consommer de la viande séchée, Guillaume Fond met en garde contre les compléments alimentaires utilisés pour faire de la musculation, qui peuvent s’y apparenter. »

 

Le « principe de précaution » est décidément mis à toutes les sauces, ou presque. Avec une intéressante élasticité : les États-uniens devraient agir, les Français, non...

 

 

Notre microbiote intestinal...

 

Voici un autre exemple de surinterprétation à partir d'une déclaration générale sans rapport direct avec l'étude :

 

Le Monde : « Au-delà de cette expression comportementale de la manie, cette étude révèle l’influence de ces conservateurs sur la modification du microbiote intestinal des rats. [Intertitre] Or, cet ensemble de micro-organismes vivant dans le tube digestif est mis en cause depuis une dizaine d’années dans la manie et dans d’autres troubles psychiatriques, comme l’a précisé Robert Yolken (université Johns Hopkins), un des auteurs de l’étude, dans le communiqué de presse accompagnant celle-ci : "Il y a de plus en plus de preuves que les germes dans les intestins peuvent influencer le cerveau. »

 

L'étude : « Il est également possible que les effets comportementaux de l’addition de nitrates soient dus à des changements mesurés dans le microbiote intestinal. [...] Il est plausible que les modifications du microbiome observées chez les rats nourris avec des nitrates puissent contribuer à leur dérégulation cérébrale et comportementale similaire à celle de la manie, et ce, en partie en médiant les effets du nitrate alimentaire.

 

 

Des appels à la prudence publiés dès la sortie de l'étude et du communiqué de presse correspondant

 

Mais il n'est pas nécessaire de creuser autant pour conclure à « pas si vite ! ».

 

L'expression fait ainsi partie du titre de « Does Eating Beef Jerky Cause Psychiatric Symptoms? Not So Fast. » (manger du bœuf séché (beef jerky) cause-t-il des symptômes psychiatriques ? Pas si vite). Publié le 18 juillet 2018, il précède donc l'article du Monde.

 

L'article précité de Livescience rappelle à juste titre que les auteurs n'ont mis en évidence qu'une association, et non une relation de cause à effet.

 

Dans la première étude sur les humains (une enquête sur 1.101 États-uniens entre 2007 et 2011), la question sur la consommation de viande séchée était incidente ; les auteurs ne sont donc tombés sur l'association que par hasard (mais le hasard contribue aussi à la science...). L'association était purement qualitative : on avait demandé aux personnes enquêtées si elles avaient consommé tel ou tel aliment, sans chercher à savoir quand et en quelle quantité : « Avez-vous déjà mangé de la viande séchée obtenue localement ? »

 

La deuxième étude plus approfondie a porté sur 42 personnes atteintes de manie et 35 témoins. Les odds ratios, IC et valeurs de p sont certes « présentables », mais cela reste une étude sur une petite population. Enfin, l'hyperactivité chez le rat n'est pas la même chose que la manie chez l'humain, même si la première est l'affection qui se rapproche le plus de la seconde.

 

De surcroît :

 

« Il y a d'autres raisons de faire preuve de prudence face à ces résultats : dans une étude exploratoire comportant de nombreuses questions différentes et sans rapport, les probabilités de faux positifs sont plus élevées, la question : "Avez vous déjà mangé de la viande séchée" était assez vague et la population totale étudiée était assez petite pour ce genre de recherche. Les trois chercheurs qui ont parlé à Live Science ont déclaré que ce résultat devrait ouvrir la voie à de futures recherches plus approfondies sur le sujet – et non provoquer une panique au sujet de leur consommation de pepperoni. »

 

L'analyse plus poussée sur les 42 personnes atteintes et 35 témoins a aussi donné des résultats contrastés : des association statistiquement significatives pour les bâtonnets de viande, la viande séchée de bœuf (beef jerky) ou de dinde (turkey jerky), mais pas pour le prosciutto, le salami ou la viande salaisonnée préparée par déshydratation.

 

Nous ajouterons que – comme bien d'autres études épidémiologiques – cet article nous donne des chiffres massés statistiquement, pas les chiffres bruts.

 

 

Une piste de recherche, mais pas de quoi susciter les paniques

 

En tout cas, la série d'études est intéressante et ouvre des avenues de recherches plus ciblées.

 

Fallait-il en faire un article de presse dans un média généraliste – fût-il le quotidien qui fut de référence – de surcroît avec des tonalités anxiogènes ? On peut en douter.

 

Notons pour conclure que la John Hopkins University School of Medicine, l'institut d'affiliation de l'auteur principal et de quelques autres, a produit un communiqué de presse informatif et plutôt équilibré. Mais il vous propose en ouverture et en encadré deux textes à répercuter sur Twitter, dont :

 

« Les personnes hospitalisées pour manie ont plus de trois plus de chances d'avoir mangé des viandes salaisonnées aux nitrates. »

 

Nous avons décidément un problème avec l'exploitation abusive de la science.

 

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