Aliments « mal notés » et cancers : un bien curieux article du Monde
Le Monde a publié sur la toile, le 19 septembre 2018, « La consommation d’aliments mal notés par le Nutri-Score augmente le risque de cancer » et dans la version papier datée du 20 septembre, « Les aliments de mauvaise qualité augmentent le risque de cancer ».
En chapô sur la toile :
« Plus de 470 000 adultes, vivant dans dix pays européens, ont répondu à un questionnaire sur leur alimentation. »
Et dans la version papier :
« Une étude met en cause l'impact des produits mal notés par le Nutri-Score sur la santé des consommateurs ».
Qu'y a-t-il de curieux ? L'article renvoie à un article scientifique publié dans PLoS Medicine, sans plus de détails, sauf le nom de deux auteurs : Mme Mélanie Deschasaux et Mme Mathilde Touvier.
Google est appelé en renfort... il s'agit de « Nutritional quality of food as represented by the FSAm-NPS nutrient profiling system underlying the Nutri-Score label and cancer risk in Europe: Results from the EPIC prospective cohort study » (qualité nutritionnelle des aliments telle que représentée par le système de profilage nutritionnel FSAm-NPS sous-tendant le logo Nutri-Score et risque de cancer en Europe : résultats de l'étude de cohorte prospective EPIC) publié la veille. La rédaction du Monde a encore fait des miracles...
Il est vrai que la brosse à faire reluire le Nutri-Score (explications ici, dans un article critique) a bien travaillé :
« "Cette publication est un élément fort qui vient en complément de précédents travaux réalisés en France, mais cette fois au niveau d'une cohorte dans dix pays européens, pour valider le score de base du Nutri-Score. C'est important dans le débat européen actuel", signale le professeur Serge Hercberg, qui préside le programme national nutrition santé et l'un des signataires de l'étude. "Ce travail montre la pertinence et l'intérêt de ces scores nutritionnels, notamment le Nutri-Score", ajoute la docteure Mathilde Touvier. »
On n'en attendait pas moins de M. Serge Hercberg, qui a fait un lobbying intense, y compris par Cash Investigation interposé, pour faire adopter « son » Nutri-Score par les autorités gouvernementales françaises de préférence à d'autres systèmes dont... le système britannique de « traffic lights ».
Bien sûr, cela ne crée pas de conflits d'intérêts pour la publication scientifique...
Quant à la déclaration de Mme Touvier, on peut se demander si ce n'est pas de l'escalade d'engagement : le 14 février 2017, l'Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation, de l’Environnement et du Travail (ANSES) publiait un éloquent « Systèmes d’information nutritionnelle : un niveau de preuve insuffisant pour démontrer leur pertinence au regard des enjeux de santé publique ».
Le Nutri-score "diabolise" des produits indépendamment des quantités consommées
Mais avez-vous bien lu le titre de la publication scientifique qui comporte la bagatelle de 56 auteurs (dont Mme Elisabete Weiderpass, qui prendra les rênes du Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) le 1er janvier 2019) ?
Le Nutri-Score n'y apparaît qu'à titre incident !
Voici le résumé :
« Contexte
Aider les consommateurs à faire des choix alimentaires plus sains est une question clé pour la prévention du cancer et d’autres maladies. Dans de nombreux pays, les autorités politiques envisagent la mise en place d'un système d'étiquetage simplifié reflétant la qualité nutritionnelle des produits alimentaires. Le Nutri-Score, un logo nutritionnel à cinq couleurs, est dérivé du système de profilage nutritionnel de la British Food Standards Agency (version modifiée) (FSAm-NPS). La façon dont la consommation d'aliments à faible ou à fort FSAm est liée au risque de cancer a été étudiée dans des cohortes nationales/régionales, mais n'a pas été caractérisée dans diverses populations européennes.
Méthodes et résultats
Cette analyse prospective comprenait 471.495 adultes de l'Enquête Prospective Européenne sur le Cancer et la Nutrition (EPIC, 1992–2014, suivi médian : 15,3 ans), parmi lesquels il y avait 49.794 cas de cancer incidents (principaux sites : sein, n = 12.063 ; prostate, n = 6.745 ; colon-rectum, n = 5.806). Les apports alimentaires habituels ont été évalués à l'aide de méthodes standardisées d'évaluation du régime alimentaire par pays. Le FSAm-NPS a été calculé pour chaque aliment/boisson en utilisant son contenu pour 100 g en énergie, sucre, acides gras saturés, sodium, fibres, protéines et fruits/légumes/légumineuses/noix. Les scores FSAm-NPS de tous les aliments généralement consommés par chaque participant ont été moyennés pour obtenir les scores individuels de l'Indice Alimentaire (DI) FSAm-NPS. Des modèles multi-ajustés de dangers proportionnels de Cox ont été calculés. Un score DI FSAm-NPS plus élevé, reflétant une qualité nutritionnelle inférieure des aliments consommés, était associé à un risque plus élevé de cancer total (HRQ5 versus Q1 = 1,07 ; IC à 95 % 1,03-1,10, tendance P <0,001). Les taux de cancer absolus chez les patients ayant des scores DI FSAm-NPS élevés et faibles (quintiles 5 et 1) étaient respectivement de 81,4 et 69,5 cas/10.000 années-personnes. Des scores DI FSAm-NPS plus élevés étaient spécifiquement associés à des risques plus élevés de cancers du côlon-rectum, du tractus aérodigestif supérieur et de l'estomac, du poumon chez les hommes et du foie et du sein post-ménopause chez les femmes (tous p <0,05). La principale limitation de l’étude est qu’elle était basée sur une cohorte d’observation utilisant des données alimentaires autodéclarées obtenues au moyen d’un questionnaire unique de fréquence alimentaire de base ; ainsi, une erreur de classification de l'exposition et une confusion résiduelle ne peuvent être exclues.
Conclusions
Dans cette grande cohorte européenne multinationale, la consommation de produits alimentaires présentant un score FSAm-NPS élevé (qualité nutritionnelle inférieure) était associée à un risque plus élevé de cancer. Cela confirme la pertinence du système FSAm-NPS en tant que système de profilage nutritionnel sous-jacent pour les étiquettes nutritionnelles sur le devant de l'emballage, ainsi que pour d'autres mesures nutritionnelles de santé publique.
Résumé des auteurs
Pourquoi cette étude a-t-elle été réalisée ?
Aider les consommateurs à faire des choix alimentaires plus sains constitue un défi majeur pour la prévention du cancer et des autres maladies chroniques. C'est pourquoi, dans de nombreux pays, les autorités politiques envisagent la mise en place d'un système simplifié d'étiquetage pour refléter la qualité nutritionnelle des produits alimentaires.
Le Nutri-Score, une étiquette nutritionnelle à cinq couleurs basée sur le Système de Profilage Nutritionnel de la British Food Standards Agency (version modifiée) (FSAm-NPS) (calculé pour chaque aliment/boisson en utilisant sa teneur pour 100 g en énergie, sucre, acides gras saturés, sodium, fibres, protéines et fruits/légumes/légumineuses/noix) a été sélectionné par les autorités françaises mais reste facultatif selon la réglementation européenne en matière d’étiquetage.
Jusqu'à présent, des preuves scientifiques concernant la pertinence du Nutri-Score (et du score FSAm-NPS sous-jacent) ont été obtenues au niveau national/régional, élargissant ainsi les enquêtes au niveau européen.
Qu'ont fait et trouvé les chercheurs ?
Cette étude fait partie d'une évaluation complète de la validité du FSAm-NPS en tant que système de profilage nutritionnel sous-jacent pour les étiquettes nutritionnelles sur le devant de l'emballage (ainsi que d'autres mesures nutritionnelles de santé publique) en Europe.
Ici, nous avons mené une analyse prospective de l'association entre le score FSAm-NPS de la nourriture consommée (reflétant leur qualité nutritionnelle) et le risque de cancer dans la population européenne large et diversifiée qui constitue la cohorte de l'Enquête Prospective Européenne sur le Cancer et la Nutrition (EPIC), comprenant 471.495 adultes de 10 pays européens avec 49.794 cas de cancer nouvellement diagnostiqués.
La consommation d'aliments ayant des scores FSAm-NPS élevés, reflétant une qualité nutritionnelle inférieure, était associée à un risque accru de développer un cancer (globalement et plusieurs sites cancéreux spécifiques).
Que signifient ces résultats ?
Ces constatations contribuent à étayer la pertinence de l'utilisation du FSAm-NPS pour évaluer la qualité nutritionnelle des produits alimentaires en tant que base de stratégies de prévention du cancer et d'autres maladies chroniques.
Ces résultats joueront un rôle dans les communications sur les avantages du Nutri-Score pour les consommateurs, les professionnels de la santé et les opérateurs économiques, dans le cadre du débat européen/international en cours sur l'étiquetage nutritionnel. »
À l'évidence, il s'agit d'un exercice d'analyse hautement acrobatique, dont les auteurs soulignent une limitation.
Soulignons cependant que le résultat peut paraître surprenant : le cinquième de la population qui, pour employer un raccourci, mange le plus mal a un risque de développer un cancer 7 % plus élevé que le cinquième de la population qui mange le mieux. Avec un intervalle de confiance à 95 % de 1,03 – 1,10, la différence n'est pas énorme.
On peut dès lors se poser la question de savoir si l'agitation politique et médiatique contre la junk food n'est pas disproportionnée – quels que soient par ailleurs les mérites, que nous ne contesterons pas, d'une communication promouvant une alimentation saine et diversifiée.
Mais cette étude présente un autre aspect qui a de quoi choquer : c'est l'insistance dans la promotion du système Nutri-Score dérivé du FSAm-NPS.
L'Union Européenne doit entamer prochainement un débat qui devrait mener à l'adoption et la mise en œuvre d'un système d'étiquetage nutritionnel unifié, des discussions ayant également lieu dans les Amériques et en Australie... Les auteurs écrivent du reste avec candeur :
« Ces résultats joueront un rôle dans les communications sur les avantages du Nutri-Score pour les consommateurs, les professionnels de la santé et les opérateurs économiques, dans le cadre du débat européen/international en cours sur l'étiquetage nutritionnel. »
Cela poste une question de taille : sachant qu'il est maintenant bien établi qu'une mauvaise alimentation contribue à la survenue de cancers, cette étude a-t-elle vraiment contribué à l'élargissement de nos connaissances, et pour quel rapport coût-bénéfice ? Promouvoir le Nutri-Score de cette manière – dans le contexte d'une « [b]ataille européenne des logos (le Monde dixit) valait-il vraiment cet investissement ?
Les auteurs écrivent aussi :
« Ces constatations contribuent à étayer la pertinence de l'utilisation du FSAm-NPS pour évaluer la qualité nutritionnelle des produits alimentaires en tant que base de stratégies de prévention du cancer et d'autres maladies chroniques. »
Peut-être... Mais cela ne signifie pas qu'il ne soit pas perfectible. Et ces « constatations » ne portent pas sur « d'autres maladies chroniques ».