Roundup et justice états-unienne : un peu de sérieux dans l'information, SVP !
C'est programmé : après nous avoir abreuvés avec les élucubrations de M. Stéphane Foucart et Mme Stéphane Horel sur les « Monsanto Papers », le Monde nous tiendra en haleine sur les procès intentés contre Monsanto (bientôt Bayer quand celui-ci aura procédé aux cessions exigées par les autorités de la concurrence) aux États-Unis d'Amérique par des cabinets d'avocats prédateurs ayant recruté des victimes de lymphomes non hodgkiniens attribués à la manipulation de glyphosate.
Le procès intenté par (ou pour) Dewayne Johnson est entré dans sa phase finale.
Les actions centralisées auprès du juge Vince Chhabria du tribunal de district du District Nord de la Californie – celles qui sont à la base de l'extraordinaire médiatisation et du non moins extraordinaire activisme anti-glyphosate et anti-Monsanto – viennent de franchir un pas supplémentaire le 10 juillet 2018 : le juge Chhabria a décidé que les plaintes pouvaient faire l'objet d'un procès devant un jury et a fixé les limites des débats à venir s'agissant des témoins experts et des preuves admissibles. L'ordonnance de 68 pages a été mise en ligne par l'US Right to Know, une entité sans but lucratif qui sert de porte-voix et de porte-flingue pour le biobusiness.
Le Monde : le titre est faux, le châpo partial
Le Monde a donc publié le 11 juillet 2018 (date sur la toile) – en principe avec Reuters – « Roundup : un juge américain ouvre la voie à des centaines de procès », avec en chapô : « Le magistrat a estimé qu’il existait suffisamment d’éléments pour qu’un jury puisse éventuellement conclure que le glyphosate peut provoquer le cancer. »
Le titre est faux ! C'est d'un seul procès, portant sur plus de 450 plaintes, qu'il s'agit.
Et le chapô est bien trompeur malgré une rédaction fort prudente : certes, le juge a estimé, mais c'était la condition pour que les affaires puissent être portées devant un jury. Et il n'a pas été avare de remarques pour indiquer que sa décision devait être généreuse pour les plaignants, conformément à la jurisprudence. Celle-ci a exigé de lui « une impulsion libérale en faveur de l'admission » afin de ne « protéger le jury [que] des opinions absurdes, mais de ne pas exclure des opinions simplement parce qu'elles sont réfutables ».
Selon l'article, « [d]ans son rapport de soixante-huit pages, le juge a qualifié les arguments de l’expert des plaignants de "fragiles" et a totalement écarté les avis de deux scientifiques. » Pourquoi n'a-t-on pas évoqué ce fait dans le chapô ?
Nous conclurons à un manque d'impartialité et un manquement à la déontologie de l'information.
Reuters France brode et coupe
L'article du Monde se termine par :
« L’Agence états-unienne de protection de l’environnement avait conclu en septembre 2017, après des dizaines d’années d’études, que le glyphosate n’était probablement pas cancérigène pour les humains. En revanche, l’Organisation mondiale de la santé a classé le glyphosate parmi les produits "probablement cancérigènes pour les humains".
C'est repris de la version française de la dépêche de Reuters. Et, c'est faux ! Depuis le temps qu'on en parle, les journalistes devraient savoir que le classement en « probablement cancérogène » est le fait du Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC), et non de l'OMS. Celle-ci considère avec la FAO qu'il est improbable que le glyphosate pose un risque cancérogène pour l'homme par l'alimentation. Et à la lumière des éléments d'appréciation, on ne peut que conclure que cela vaut également pour les applicateurs.
C'est aussi un paragraphe qui ne figure pas dans la version anglaise...
Et ce qui suit a été omis de la version française :
« Les plaignants devront ensuite prouver que le Roundup a causé un cancer chez des personnes particulières dont le cas sera sélectionné pour des procès tests, une phase que Chhabria a qualifiée mardi de "défi énorme". »
Nous avons souvent été critique du traitement de l'information par l'AFP dans des domaines tels que les OGM et les pesticides. Faut-il maintenant aussi vérifier la qualité des prestations de Reuters France ?
L'opinion du juge Chhabria
Mais retour au juge Vince Chhabria. Voici, en quasi intégral, l'introduction de son ordonnance :
« La question à ce stade précoce de la procédure – la "causalité générale" – est de savoir si un jury raisonnable pourrait conclure que le glyphosate, un herbicide couramment utilisé, peut causer le lymphome non hodgkinien ("LNH") à des niveaux d'exposition réalistes que les gens pourraient avoir subi. Si la réponse est oui, l'affaire passe à la phase suivante, qui porte sur la question de savoir si le LNH de chaque plaignant particulier a été causé par le glyphosate. Si la réponse est non, aucun des cas des plaignants ne peut aller de l'avant. Et la réponse doit être non, à moins que les plaignants puissent présenter au moins une opinion d'expert fiable à l'appui de leur position.
La présentation des plaignants soulève deux problèmes importants qui, ensemble, en font une question très précise. Premièrement, les plaignants (ainsi que certains de leurs experts) s'appuient fortement sur la décision du Centre International de Recherche sur le Cancer ("CIRC") de classer le glyphosate comme "probablement cancérogène pour l'homme". Ce classement n'est pas aussi utile aux plaignants que cela pourrait sembler au départ. Pour rendre un verdict en faveur d'un demandeur dans un procès civil, un jury doit conclure, en appliquant la norme de "prépondérance de la preuve", que le LNH du demandeur était plus vraisemblablement causé par l'exposition au glyphosate que par autre chose. Et à cette phase de causalité générale, la question est de savoir si un jury raisonnable pourrait conclure par une prépondérance de la preuve que le glyphosate peut causer le LNH à des niveaux d'exposition que des gens pourraient avoir subis de manière réaliste. L'enquête du CIRC est de nature différente – c'est une évaluation de santé publique, pas un procès civil. Les évaluations de santé publique comportent généralement deux étapes: (1) un effort pour identifier les dangers ; et (2) une évaluation du risque que le danger pose à des niveaux d'exposition particuliers. La première étape consiste essentiellement à se demander si une substance est préoccupante, alors que la deuxième étape demande à quel point nous devrions être préoccupés. Comme le CIRC s'efforce de le souligner, sa décision qu'une substance est "probablement cancérogène pour l'homme" est une évaluation du danger – simplement la première étape pour déterminer si la substance présente actuellement un risque significatif pour la santé humaine. Le CIRC laisse la deuxième étape – l'évaluation des risques – à d'autres entités de santé publique. De plus, même avec son évaluation du danger, le CIRC indique clairement que bien qu'il utilise le mot "probablement", il n'a pas l'intention que ce mot ait une signification quantitative. Par conséquent, l'enquête de santé publique ne correspond pas à l'enquête requise par un procès civil. Et l'évaluation du danger du CIRC est trop limitée et trop abstraite pour servir pleinement les objectifs des plaignants ici. Une substance pourrait être source de préoccupation, de sorte qu'elle peut et devrait déclencher des mesures préventives de santé publique et des études plus poussées, même si elle n'est pas si dangereuse au point de permettre un verdict en faveur d'un plaignant.
Le deuxième problème avec la présentation des plaignants est que la preuve d'un lien causal entre l'exposition au glyphosate et le LNH dans la population humaine semble plutôt faible. Certaines études épidémiologiques suggèrent que l'exposition au glyphosate est légèrement ou modérément associée à une probabilité accrue de développer un LNH. D'autres études, y compris les plus importantes et les plus récentes, suggèrent qu'il n'y a absolument aucun lien. Toutes les études laissent certaines questions sans réponse, et chaque étude a ses défauts. La preuve, vue dans sa totalité, semble trop équivoque pour étayer n'importe quelle conclusion ferme que le glyphosate cause le NHL. Cela remet en question la crédibilité de certains experts des plaignants, qui ont identifié en toute confiance un lien de causalité.
Cependant, la question à ce stade n'est pas de savoir si les experts des plaignants ont raison. La question est de savoir s'ils ont présenté des opinions qui seraient admissibles lors d'un procès devant un jury. Et la jurisprudence – en particulier la jurisprudence du Neuvième Circuit – souligne qu'un juge de première instance ne devrait pas exclure une opinion d'expert simplement parce qu'il pense qu'elle est fragile ou parce qu'il pense que le jury aura des raisons de mettre en doute la crédibilité de l'expert. Tant qu'une opinion est fondée sur des principes scientifiques fiables, elle ne devrait pas être exclue par le juge de première instance ; au lieu de cela, les faiblesses d'une opinion d'expert non convaincante peuvent être exposées au procès, par le contre-interrogatoire ou le témoignage d'experts de la partie adverse.
Les trois expertises les plus utiles aux plaignants à ce stade de la procédure ont été présentées par le Dr Christopher Portier, le Dr Beate Ritz et le Dr Dennis Weisenburger. Un jury peut très bien rejeter ces opinions au procès, en trouvant les opinions trop orientées vers les résultats ou en concluant que la preuve étayant ces opinions est trop faible. Mais en appliquant la norme énoncée dans la jurisprudence relative à l'admission des témoignages d'experts, la Cour ne peut aller jusqu'à dire que ces experts ont servi le genre de science poubelle qui exige son exclusion du procès. Et le témoignage de ces trois experts porte directement sur le sujet, parce qu'ils (contrairement à d'autres experts) sont allés au-delà de l'enquête menée par le CIRC, offrant des avis indépendants et relativement complets selon lesquels les preuves épidémiologiques démontrent que le glyphosate cause le LNH chez certaines personnes qui y sont exposées. En conséquence, leurs opinions sont recevables, ce qui signifie que les plaignants ont présenté suffisamment d'éléments de preuve pour faire échec à la requête en jugement sommaire de Monsanto. Ces procédures passent donc à la phase suivante, qui impliquera une tentative par des plaignants individuels de présenter suffisamment de preuves pour justifier un procès devant un jury pour déterminer si le glyphosate a causé le LNH qu'ils ont développé. Étant donné la précision de la question à la phase de causalité générale, les demandeurs semblent faire face à un défi immense lors de la phase suivante. Mais c'est un défi qu'ils sont en droit de relever.
[le paragraphe suivant expose le plan du corps de l'ordonnance] »
Dans sa conclusion, le juge se laisse aller à exprimer le fond de sa pensée :
« C'est une question appelant une réponse précise que de savoir s'il faut admettre les opinions d'experts du Dr Portier, du Dr Ritz et du Dr Weisenburger selon lesquelles le glyphosate peut causer le LNH à des doses pertinentes pour les humains. Par conséquent, c'est une question appelant une réponse précise que de savoir s'il faut accueillir ou rejeter la motion de Monsanto demandant un jugement sommaire. Mais la Cour conclut que ces opinions, bien que fragiles, sont recevables [...] »
Les journalistes feront-ils l'effort de comprendre ?
Un juge n'est pas l'oracle de la vérité scientifique. Toutefois, le juge Chhabria a été confronté à une quantité phénoménale d'arguments (là, on peut se féliciter que l'USRTK et un cabinet d'avocats aient mis un grand nombre de documents en ligne) et il a acquis une solide compréhension du dossier sur le plan factuel et scientifique.
Il n'y a rien à redire sur son analyse, s'agissant du sens du classement du CIRC, du niveau de preuve requis et de la faiblesse des dires d'experts et d'« experts ». Nous mettons des guillemets car bon nombre de ceux qui soutiennent les thèses des avocats prédateurs sont avant tout militants et « trop orientées vers les résultats » – partant de la conclusion pour échafauder un corpus de simili-preuves censées étayer la conclusion prédéfinie.
Il y a des médias qui ne cessent de nous marteler le « glyphosate classé "probablement cancérogène" par l'OMS » – « … par le CIRC » s'ils sont plus honnêtes ou mieux informés – et d'autres fadaises. Accepteront-ils d'un juge ce qu'ils s'obstinent à occulter quand cela vient de scientifiques, de blogueurs ou de commentateurs au bas de leurs articles ?
Nous avons droit à de l'information de qualité. C'est une nécessité encore plus grande ces temps-ci, quand, pour paraphraser le grand Winston Churchill, une fake news peut faire le tour des médias peu regardants et des réseaux sociaux avant que l'information de qualité n'ait eu le temps d'être entrée dans l'ordinateur.
Faire le tour et causer des dégâts socio-politiques importants.
Il serait grand temps que les médias – le quatrième pouvoir – prennent la mesure de leurs obligations.