Les scientifiques nord-américains (et les responsables du CIRC) ont-ils conspiré pour cacher des résultats sur l'absence de risques pour la santé du glyphosate ?
André Heitz*
Les résultats les plus importants de l'étude NAPP qui ont été dissimulés
Le 20 mars 2015, le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) a annoncé qu'il classait le glyphosate, la substance active d'un herbicide largement connu sous le nom de Roundup de Monsanto, comme « probablement cancérogène pour l'homme », essentiellement sur la base de « preuves limitées de cancérogénicité chez les humains pour le lymphome non hodgkinien » et de « preuves suffisantes de cancérogénicité chez les animaux de laboratoire ».
Quelques jours plus tard, des cabinets d'avocats chasseurs de primes ont commencé à recruter des plaideurs potentiels, des personnes qui avaient été atteintes d'un lymphome non hodgkinien (ou leurs ayants droit) et qui pouvaient prétendre qu'ils avaient utilisé du glyphosate.
Le 29 mars 2015 – neuf jours après l'annonce du CIRC –, deux d'entre eux ont également embauché (voir page 71 – contrat ici) Christopher Portier, qui avait été un « spécialiste invité » au groupe de travail du CIRC, en tant qu'expert consultant pour les assister dans les procédures à venir. Portier travaillait déjà pour l'un d'entre eux sur un autre cas qui impliquait aussi un classement du CIRC (p. 78), un conflit d'intérêts qui n'avait pas été signalé au CIRC et qui n'aurait jamais été révélé sans les procédures relatives au glyphosate.
[Modification du 20 mai 2019] Des Les plaintes ont été centralisées auprès du tribunal de district du district nord de Californie. US Right to Know [une entité à but non lucratif qui milite en principe pour le droit de savoir si des produits alimentaires contiennent des OGM et fonctionne en pratique comme faux-nez du biobusiness] a été impliqué pour faire connaître des éléments des dossiers qui attiseraient l'opinion publique contre le glyphosate et Monsanto, sans aucun doute pour créer le « bon » climat propice au succès des procédures. Mais Kate Kelland de Reuters a révélé d'autres documents, avec des vérités dérangeantes sur le processus du CIRC, amenant l'USRTK à mettre en ligne tous les documents déclassifiés ou presque.
Ces documents ont alimenté le débat sur la validité et l'honnêteté du classement du CIRC et dévoilé des faits très troublants.
Il serait très fastidieux d'énumérer toutes les critiques et préoccupations suscitées par la décision du CIRC qui, jugée sur la base du poids de la preuve, est fondamentalement viciée en termes de fond et de procédure.
On a beaucoup écrit sur un fait révélé par la déposition d'Aaron Blair, un retraité des National Cancer Institutes (des États-Unis) qui avait présidé le groupe de travail du CIRC : le groupe de travail n'a pas pris en compte les résultats les plus récents de l'Agricultural Health Study (AHS – étude sur la santé en milieu agricole), une grande cohorte de 89.000 agriculteurs et conjoints de l'Iowa et de la Caroline du Nord. Pourquoi ? Parce qu'ils n'avaient pas été publiés et que, conformément à ses règles, le CIRC ne tient pas compte des données non publiées.
Et Blair a dit que, compte tenu de ces règles, il n'en a pas fait mention au groupe de travail (et encore moins suggéré que le processus de classement soit suspendu). Était-il seul au courant ? Les doutes ne sont pas injustifiés en ce qui concerne d'autres experts du groupe de travail et certains membres du personnel du CIRC qui, par nécessité, entretiennent des contacts étroits avec les experts.
Pourtant, lors de sa déposition, Blair a admis que ces résultats auraient probablement changé le classement pour une catégorie inférieure s'ils avaient été pris en compte « étant donné que le CIRC – votre méta-analyse – était à peine statistiquement significatif à 1,03 dans sa limite inférieure » (p. 183 de la déposition – ce sont les mots de l'avocat de Monsanto).
Mais pourquoi donc ces données n'ont-elles pas été publiées ?
Un article scientifique intitulé « Non-hodgkin lymphoma risk and insecticide, fungicide and fumigant use in the agricultural health study » (risque de lymphome non hodgkinien et utilisation d'insecticides, de fongicides et de fumigants dans l'étude sur la santé en milieu agricole) avait été publié en octobre 2014 par Alavanja et al. Il ressort à l'évidence du titre que l'article n'inclut pas les herbicides. Aaron Blair était l'un des co-auteurs. Interrogé sur la raison de leur exclusion, il a donné une réponse ahurissante (p. 200 de sa déposition) : « on ne pouvait pas tout mettre dans un article. »
On pourrait alors supposer que les auteurs se seraient hâtés de publier un autre article. Le dossier judiciaire contient deux projets de février et mars 2013 (ici et ici), « Risk of total and cell specific non-Hodgkin Lymphoma and pesticide use in the Agricultural Health Study » (risque de lymphome non hodgkinien total et spécifique à des types de cellules et utilisation de pesticides dans l'étude sur la santé en milieu agricole) ; ils montrent une absence d'effet du glyphosate. L'article n'a pas été publié.
Le 28 février 2014, Michael Alavanja a écrit à ses co-auteurs, dont Aaron Blair :
« En ce moment, le CIRC fait des préparatifs pour une nouvelle monographie sur les pesticides. Considérant le programme du CIRC pour la sélection de pesticides candidats [pour une monographie], il serait irresponsable de ne pas chercher à publier notre manuscrit sur le LNH à temps pour influencer la décision du CIRC. Puisque tous les auteurs et tous les organismes fédéraux impliqués ont approuvé le contenu actuel de l'article, nous devrions être en mesure de le soumettre très prochainement et nous devrions modifier le manuscrit existant le moins possible, voire pas du tout. »
Le fait est que le CIRC a lancé le processus d'évaluation de [Modification du 20 mai 2019] quelques quatre insecticides organophosphorés (diazinon, malathion, parathion et tétrachlorvinphos) et de l'herbicide glyphosate le 12 mars 2014. [l'identification des quatre insecticides et l'addition du glyphosate ont eu lieu par la suite, entre le 16 juillet et le 7 octobre 2014 -- voir ici.] Pourtant, le projet d'article n'a pas été mis à jour et n'est donc pas allé plus loin. Le CIRC a donc conclu sur la base (en partie) de la série précédente de données AHS (« Cancer incidence among glyphosate-exposed pesticide applicators in the Agricultural Health Study » (incidence du cancer chez les applicateurs de pesticides exposés au glyphosate dans l'étude sur la santé en milieu agricole), De Roos et al.).
Les données mises à jour ont finalement été publiées dans « Glyphosate Use and Cancer Incidence in the Agricultural Health Study » (utilisation du glyphosate et incidence du cancer dans l'étude sur la santé en milieu agricole – Andreotti et al.) le... 9 novembre 2017. Sans doute un résultat des procédures relatives au glyphosate et de l'activisme contre le renouvellement de l'autorisation de mise sur le marché du glyphosate. Mais la question se pose de savoir pourquoi cela a pris si longtemps. Serait-ce qu'aux National Institutes of Health (instituts nationaux (des États-Unis) de la santé)... ?
La discovery procedure [analogue à la mesure d'instruction in futurum en droit français – elle permet, sous l'autorité du juge, à une partie d'obtenir des documents de la partie adverse et de tiers] a également révélé un étrange courriel des NIH daté du 16 septembre 2016 adressé à Blair. Lors de l'audition de Blair, l'avocat de Monsanto l'a interprété comme l'indice d'une résistance au sein des NIH à la remise des données actualisées de l'AHS à Monsanto (page 213 de la transcription).
Extraits des résultats de l'étude AHS, Andreotti et al.
La mise bout à bout de divers éléments conduit à un scénario de conspiration visant à saboter le renouvellement de l'autorisation de commercialisation et d'utilisation du glyphosate, tant aux États-Unis qu'en Europe.
À cette fin, la publication d'évaluations scientifiques et réglementaires en faveur du glyphosate devait être retardée. Aux États-Unis, l'évaluation de l'EPA [l'agence de protection de l'environnement] a subi une série de retards qui méritent un récit par eux-mêmes. Rappelons simplement que la Commission de la Science, de l'Espace et de la Technologie de la Chambre des Représentants des États-Unis a fait état de sérieuses préoccupations au sujet des retards et de certains événements étranges.
Et une évaluation défavorable devait venir « juste à temps ». Pourquoi le CIRC aurait-il décidé de lancer un processus pour une combinaison étrange d'agents (quatre insecticides, un herbicide) le 12 mars 2014 [Modification du 20 mai 2019 : voir ci-dessus, le glyphosate semble avoir été ajouté a posteriori] , alors qu'un Advisory Group to Recommend Priorities... (groupe consultatif chargé de recommander des priorités...) avait été convoqué pour la période du 7 au 9 avril 2014, moins d'un mois plus tard ? Un groupe qui avait le glyphosate à son ordre du jour et, étonnamment, a fini par donner une priorité moyenne à une monographie sur le glyphosate...
Ce groupe était présidé par le désormais fameux Christopher Portier qui, la semaine précédente, était encore chercheur invité principal en sa qualité de collaborateur scientifique principal de l'Environmental Defense Fund (une organisation à but non lucratif états-unienne). Cela ne pose donc pas que la question d'un avantage offert à un militant écologiste (à notre connaissance, il est le seul à avoir bénéficié de ce privilège), mais aussi celle de son conflit d'intérêts en tant que président du groupe. Étonnamment pour les observateurs de l'extérieur – mais les personnes au fait des procédures savent que c'était par nécessité – Portier figure sur la liste des participants en tant que retraité des Centers for Disease Control and Prevention (centres pour le contrôle et la prévention des maladies).
Parmi les nombreuses autres questions soulevées par l'ensemble du processus, citons celles-ci :
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L'avant-dernier jour de la réunion du groupe de travail, les évaluations n'étaient pas suffisantes pour un classement du glyphosate en « probablement cancérogène », et l'évaluation de la cancérogénicité chez les animaux a été dopée (déposition de Matthew Ross, p. 132 et suiv.).
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Les résultats du groupe de travail ont été annoncés – le 20 mars 2015 – alors que la monographie était loin d'être prête... mais à temps pour interférer avec le processus européen de renouvellement de l'autorisation.
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Le CIRC a publié la partie sur le glyphosate le 29 juillet 2015 et la monographie complète le 26 janvier 2017. Kate Kelland de Reuters a découvert que le texte final contenait des modifications défavorables au glyphosate par rapport à un projet antérieur qui était à un stade avancé :
« Reuters a trouvé 10 modifications importantes qui ont été faites entre le projet de chapitre sur les études animales et la version publiée de l'évaluation du glyphosate du CIRC. Dans chaque cas, une conclusion négative sur le lien entre le glyphosate et des tumeurs a été supprimée ou remplacée par une conclusion neutre ou positive. »
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Le CIRC a systématiquement refusé d'expliquer le sens de son évaluation (d'un danger et non d'un risque) et de la mettre dans la bonne perspective (par exemple en soulignant que ses conclusions sur les humains sont fondées sur des applicateurs, et non des consommateurs, et celles sur des animaux, sur des doses irréalistes dans le monde réel). Pire encore, il a alimenté les controverses, par exemple avec la déclaration désormais bien connue de Kathryn (Kate) Guyton selon laquelle « le CIRC est plus indépendant et plus transparent que l'EFSA ».
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La correspondance électronique de Portier révèle un réseau d'alliances contre nature entre des membres du personnel du CIRC, certains membres du groupe de travail du CIRC et des activistes. Un exemple est fourni par le courriel de Kurt Straif, du CIRC, daté du 12 mai 2016, à Portier et Hedwig Emerig, point focal du Parti Vert allemand pour la biotechnologie et la bioéthique (accès facile au courriel ici) : il a communiqué une référence à un article de Carey Gillam, de l'USRTK, manifestement pour fournir des munitions contre la conclusion de la réunion conjointe FAO/OMS sur les résidus de pesticides selon laquelle « le glyphosate ne pose vraisemblablement pas de risque cancérogène [unlikely to pose a carcinogenic risk] pour l'Homme par l'exposition par l'alimentation » et selon laquelle il y avait une « absence de potentiel cancérogène chez les rongeurs à des doses pertinentes pour l'Homme ».
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À l'initiative de Christopher Portier, la moitié des membres du groupe de travail du CIRC ont signé, avec d'autres, une lettre datée du 27 novembre 2015 adressée au Commissaire Européen à la Santé et à la Sécurité Alimentaire, Vytenis Andriukaitis, pour l'exhorter à ignorer l'évaluation positive du glyphosate de l'Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA).
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Comment mieux illustrer rétrospectivement les conflits d'intérêts qui ont présidé au classement du CIRC ? Peut-être aussi par le fait que Portier – un « spécialiste invité » du groupe de travail – et Charles Jameson (ce fait est moins connu) agissent en tant qu'experts et consultants pour des cabinets d'avocats prédateurs (tout comme Dennis Weisenburger, un scientifique impliqué dans les études sur la cohorte de l'AHS). Ou encore par le fait que Portier a fait campagne contre la réautorisation du glyphosate en Europe, en partie pour le compte d'ONG, auprès de la Commission Européenne et des Parlements européen et allemand ; mais c'est aussi le cas d'Ivan Rusyn au Parlement allemand (ce fait est moins connu). Jameson et Rusyn étaient plus que des membres du groupe de travail du CIRC : ils ont présidé les sous-groupes sur le cancer chez les animaux de laboratoire et sur les mécanismes, respectivement.
Un autre projet était en cours et, en fait, bien avancé lorsque toute cette histoire a commencé : le North American Pooled Project. L'objectif était de fusionner les résultats des études cas-témoins des provinces canadiennes, de l'Iowa/Minnesota, du Kansas et du Nebraska. Certaines d'entre elles ont joué un rôle clé dans la conclusion du CIRC selon laquelle il y avait des « preuves limitées de cancérogénicité chez les humains ».
Dans ce cas également, quelqu'un – Shelley Harris, Cancer Care Ontario (Action Cancer Ontario) – a agité la sonnette d'alarme pour qu'un article soit publié à temps pour l'évaluation du CIRC. Elle l'a fait dès octobre 2014 selon la déposition de Blair. Et l'article n'a pas été publié... Et Blair était au courant des résultats mais a gardé le silence lors de la réunion du groupe de travail...
Une présentation PowerPoint détaillée a été faite le 3 juin 2015, à peine deux mois et demi après le classement du CIRC, à Mississauga (Ontario), lors de la conférence annuelle de la Société canadienne d'épidémiologie et de biostatistique.
Il y a deux résultats importants :
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Après ajustement pour les facteurs habituels et, en particulier, l'utilisation de trois autres pesticides (2,4-D, dicamba et malathion), l'odds ratio n'était pas significatif pour le LNH (1,22 avec un intervalle de confiance de 0,91 – 1,63, ce qui inclut 1).
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Et si l'on ne retient que les répondants, sans les données fournies par les proches des utilisateurs décédés, il tombe à 1,04 (IC 0,75 – 1,45). En d'autres termes, un résultat « nul ».
Notons incidemment que cet exercice illustre une des faiblesses des études cas-témoins provenant de la difficulté d'obtenir des informations fiables.
Ce qui importe également ici, c'est qu'Aaron Blair est mentionné dans cette présentation comme l'un des enquêteurs du côté américain, tout comme un autre membre du groupe de travail du CIRC, John McLaughlin, de l'Université de Toronto.
Alors que conclure ? Non publié, donc non communiqué au groupe de travail du CIRC, donc non pris en compte, donc le CIRC a maintenu son cap vers le naufrage final.
Mais ce n'est pas tout !
Nous nous référerons ici à deux événements dans l'ordre inverse afin de maintenir l'intolérable suspense.
L'étude NAPP a également été présentée lors du 50e anniversaire du CIRC, célébré du 7 au 10 juin 2016 (« A detailed assessment of glyphosate use and the risks of non-Hodgkin lymphoma overall and by major histological sub-types: findings from the North American Pooled Project » – évaluation détaillée de l'utilisation du glyphosate et des risques de lymphome non hodgkinien en général et selon les principaux sous-types histologiques : résultats du projet nord-américain regroupé, Manisha Pahwa et al.). Incidemment, il s'agissait d'une célébration en grande pompe, mais avec zéro invité de l'industrie... une preuve de l'hystérie anti-industrie qui prévaut à Lyon.
Le résumé a été publié par le CIRC mais, visiblement, il n'y a pas de PDF alors que tous les autres orateurs de la session concernée en ont fourni un. Rappelez-vous : la présentation de Mississauga aurait pu être recyclée, mais... une vérité qui dérange aurait été révélée.
Elle devait être cachée ! Voici un extrait du résumé :
« Résultats : Non ajustés pour les autres pesticides, les sujets qui ont utilisé du glyphosate (N = 133) présentaient un risque de LNH significativement plus élevé (OR = 1,43, IC à 95 % : 1,11, 1,83). […] Sauf pour le PLL [petit lymphome lymphocytaire], les risques s'atténuaient une fois ajustés pour d'autres pesticides.
Conclusions : Cette analyse a suggéré que l'utilisation de glyphosate était associée à une augmentation du risque de LNH. Les différences de risque selon le type histologique n'étaient pas uniformes dans l'ensemble des paramètres d'utilisation du glyphosate et peuvent avoir été des résultats aléatoires. Néanmoins, la grande taille de l'échantillon du NAPP a donné des résultats plus précis qu'auparavant. »
Le résumé publié par le CIRC
Comment devrions-nous prendre cela ?
Donner des chiffres qui ne sont pas ajustés pour tous les facteurs de confusion ne répond pas aux canons de l'approche scientifique.
Le loup n'a pas échappé à l'un des co-auteurs, Kenneth Cantor, US National Cancer Institute. Dans un courriel de janvier 2016, cité dans la déposition de Blair, il a noté diplomatiquement la lacune (aux pp. 247 et suivantes – la citation est la déclaration de l'avocat de Monsanto) :
« Le Dr Cantor affirme que les résultats s'agissant du glyphosate et du NHL sont moins que convaincants étant donné que le contrôle pour d'autres pesticides se traduit par des OR réduits qui ne sont pas dans le résumé. »
Il a néanmoins signé l'article (peut-être parce qu'il a obtenu l'ajout de « les risques s'atténuaient lorsqu'ils étaient ajustés pour d'autres pesticides », une admission désinvolte du fait que les résultats étaient moins « reluisants » dans la réalité).
Parmi les auteurs figuraient Blair et McLaughlin, membres du groupe de travail du CIRC, ainsi que le témoin expert d'un cabinet d'avocats prédateur Weisenburger.
La question se pose de savoir si le CIRC a fait preuve de complaisance, fermant les yeux sur quelque chose qui relève de l'escroquerie et de la fraude. Complaisance ou pire, défendant au-delà de toute raison son classement en « probablement cancérigène », d'autant plus que l'émotion était grande à Bruxelles et dans les capitales européennes et que d'importants intérêts agricoles et économiques étaient en jeu.
Il y a de bonnes raisons de répondre : « pire ».
Une communication a également été faite à la 27e Conférence de la Société Internationale d'Épidémiologie Environnementale, qui s'est tenue à São Paulo du 30 août au 3 septembre 2015. Le résumé se référait aussi aux chiffres non ajustés pour l'utilisation d'autres pesticides, mais sans la mise en garde incluse par la suite dans le résumé du CIRC.
Le résumé de l'ISEE
La déposition de Blair est également éclairante à cet égard.
Il y eut un échange de courriels entre Manisha Pahwa, Action Cancer Ontario, et Blair dans la deuxième moitié d'août 2015 (pages 239 et suivantes de la transcription). Pahwa a partagé sa présentation avec les co-auteurs à l'avance, « étant donné la sensibilité du sujet ». On peut interpréter : étant donné qu'il y a quelque chose à cacher ou du moins à minimiser.
Prenons-le de la bouche de l'avocat (les courriels n'ont pas été postés sur Internet) : Blair a répondu dans son courriel que « Dr Pahwa devra être préparée pour les questions après la présentation et la question va être : "ces données indiquent-elles que l'évaluation du CIRC était erronée ?" »
Il a également suggéré d'alerter le CIRC avant la réunion. L'avocat ajoute : « en fait, vous craigniez que Monsanto puisse, je cite, scanner les programmes de réunions comme l'ISEE et découvrir les conclusions du NAPP. » Les inquiétudes ont été atténuées lorsque Pahwa a annoncé que le résumé des conclusions du NAPP pour le glyphosate et le lymphome non hodgkinien « n'apparai[ssait] pas sur le site Web de l'ISEE ou dans le programme de la conférence ». Blair a néanmoins insisté pour que le CIRC soit informé et que des éléments de langage soient préparés, pour le cas où.
Que conclure ? Manifestement, les scientifiques étaient conscients de la faiblesse factuelle du classement du CIRC et au moins certains d'entre eux étaient déterminés à faire obstacle à la manifestation de la vérité.
Il est aussi difficilement concevable que certains membres du personnel du CIRC n'aient pas été alertés des « dangers » découlant de cet événement et, plus particulièrement, des résultats du NAPP.
Un article était en préparation et en était à un stade avancé en septembre 2015. Encore une fois, il ne mentionnait pas l'OR ajusté dans le résumé. Étant donné que beaucoup de lecteurs n'iraient pas au-delà du résumé – même au cas où l'article ne se trouverait pas derrière un péage – ceci revient, une fois de plus, à une tentative délibérée d'induire en erreur.
La partie « résultats » indique :
« Globalement, 113/1690 cas (6,69 %) et 244/5131 (4,76 %) des témoins ont déclaré avoir utilisé du glyphosate à un moment ou un autre de leur vie. Il y avait une association significative entre l'utilisation du glyphosate et le risque global de LNH (ORa = 1,43, IC à 95 % : 1,11, 1,83) (Tableau 2). [...] Les associations étaient atténuées et n'étaient plus statistiquement significatives lorsque le modèle représenté par ORa était ajusté pour une utilisation du 2,4-D, du dicamba et du malathion (ORb). Les odds de PLL [petit lymphome lymphocytaire] ne changeaient pas même après ajustement des estimations de risque pour ces trois pesticides. »
L'odds ratio entièrement ajusté n'a été mentionné que de façon désinvolte... dans la partie discussion (notez qu'il est bien inférieur au 1,22 donné à Mississauga) :
« L'ajustement supplémentaire de l'ORa pour les pesticides 2,4-D, dicamba et malathion a entraîné un risque atténué de LNH global dans le NAPP (ORb = 1,13, IC à 95 % : 0,84, 1,51). »
Et l'article n'a jamais été publié.
Et voici que Weisenburger entre dans la danse ! Agissant déjà comme témoin expert pour les conseils des plaignants, il écrit un courriel à Portier en août 2016, puis il s'adresse à Blair pour lui dire : « Il semble important de soumettre bientôt notre article canado-américain pour publication pour qu'il puisse être pris en compte dans cet examen [européen] » (pp. 256-257 de la déposition de Blair). Pourquoi Weisenburger était-il désireux de faire avancer le processus européen vers un résultat fatal au glyphosate ? Évidemment pour faire avancer les cas de son employeur.
En effet, le projet d'article contient la déclaration suivante :
« D'un point de vue épidémiologique, nos résultats étaient favorables à l'évaluation par le CIRC du glyphosate en tant que cancérogène probable (groupe 2A) pour le LNH. »
La perception du public est que la science produite par l'industrie ou parrainée par elle n'est pas fiable, essentiellement axée sur le profit et inattentive au bien-être social et environnemental. Les craintes sont bien sûr soigneusement nourries par les activistes anti-business et anti-technologie et leurs complices et idiots utiles dans les médias et sur les réseaux sociaux. Et, confrontés à des cas de fraude très médiatisés, il nous serait difficile d'expliquer que les entreprises sérieuses motivées par le profit ont de bonnes raisons de produire de la bonne science à l'appui de leurs activités. En revanche, il est acquis que la recherche publique non sponsorisée est excellente et mérite toute notre confiance (même Andrew Wakefield a toujours son fan-club...).
La saga du glyphosate du CIRC offre une autre image. Celle où la science a été bafouée et la société trahie à grande échelle.
La Commission de la Science, de l'Espace et de la Technologie de la Chambre des Représentants des États-Unis a lancé une enquête sur le CIRC pour des raisons impérieuses. Il semble qu'il y ait un besoin encore plus grand de se pencher sur le fonctionnement de certaines institutions nationales aux États-Unis (et au Canada) qui traitent de questions socialement débattues et chargées d'émotions. La saga du glyphosate du CIRC ne semble être que la pointe de l'iceberg. Ce que le contentieux du glyphosate a déjà accompli est la documentation d'un monde souterrain de science alternative.
La question du fonctionnement de certaines institutions et de la qualité de leurs productions se pose aussi en France.
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* André Heitz est agronome de formation et ancien fonctionnaire du système des Nations Unies (Union Internationale pour la Protection des Obtentions Végétales – UPOV – et Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle – OMPI). Il blogue en français sur http://seppi.over-blog.com/.
Cet article a été publié en anglais sur Genetic Literacy Project sous le titre « Viewpoint: North American scientists, IARC officials conspired to misrepresent glyphosate health risks »