« Une agriculture 100 % biologique pourrait nourrir la planète en 2050 » : le Monde ment... effrontément
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Dans quel monde vivons-nous ? Comment peut-on oser, dans un journal qui se veut de référence, mentir aussi effrontément ?
Selon le Monde Planète du 14 décembre 2017 (date sur la toile), sous la signature de Mme Audrey Garric, « Une agriculture 100 % biologique pourrait nourrir la planète en 2050 ».
Il y a, certes, le conditionnel journalistique. Et le bémol en chapô :
« Selon une étude scientifique, le scénario est possible à condition de réduire le gaspillage alimentaire et de limiter la consommation de protéines animales. »
Les deux premiers paragraphes résument assez bien le propos de la journaliste :
« Les bénéfices du bio pour la santé et pour l’environnement sont aujourd’hui prouvés. Mais pour ses contempteurs, ce type de production ne pourrait pas être généralisé, faute de rendements suffisants pour subvenir aux besoins d’une planète à la démographie galopante. Une idée répandue que réfutent des chercheurs européens dans une nouvelle étude publiée par la revue Nature Communications, mardi 14 novembre.
Dans ce travail, le plus abouti sur la question, ils affirment qu’il est possible de nourrir plus de 9 milliards d’êtres humains en 2050 avec 100 % d’agriculture biologique, à deux conditions : réduire le gaspillage alimentaire et limiter la consommation de produits d’origine animale. Et ce, sans hausse de la superficie de terres agricoles et avec des émissions de gaz à effet de serre réduites. Un défi de taille, alors que le bio ne représente que 1 % de la surface agricole utile dans le monde – 6 % en France. »
On peut tiquer sur la première phrase, voire s'insurger. C'est plus qu'une douce illusion : un gros mensonge.
Le rêve des boboécolos bien nourris: plus d'engrais de synthèse, plus de pesticides (ils ignorent que l'agriculture biologique en utilise aussi...), plus d'irrigation...
En résumé, cependant, le procédé est intolérable et certainement indigne du Monde (mais il est vrai qu'on est dans la rubrique Planète). Ou bien l'agriculture biologique peut (ou pourrait), ou bien il faut changer les paradigmes – et dans ce cas de manière considérable selon l'étude – et alors elle ne peut pas. Et comme elle ne peut pas, même au conditionnel, le titre est un gros mensonge.
D'autres titres ont aussi rendu compte de cette étude. Verdict de La France Agricole : « Impossible sans changements majeurs (étude) ». Sciences et Avenir titre sur la base d'un texte de l'AFP : « Impossible de passer à une agriculture 100% bio sans changements majeurs ».
Alors ? Confrontation à la réalité de l'étude « scientifique » », « Strategies for feeding the world more sustainably with organic agriculture » (stratégies pour nourrir le monde plus durablement avec l'agriculture biologique) d'Adrian Muller, Christian Schader, Nadia El-Hage Scialabba, Judith Brüggemann, Anne Isensee, Karl-Heinz Erb, Pete Smith, Peter Klocke, Florian Leiber, Matthias Stolze et Urs Niggli. Résumé (nous découpons en paragraphes) :
« L'agriculture biologique est proposée comme une approche prometteuse pour parvenir à des systèmes alimentaires durables, mais sa faisabilité est également contestée.
Nous utilisons un modèle de systèmes alimentaires qui traite des caractéristiques agronomiques de l'agriculture biologique pour analyser le rôle que l'agriculture biologique pourrait jouer dans des systèmes alimentaires durables.
Nous montrons ici qu'une conversion de 100% à l'agriculture biologique nécessite plus de terres que l'agriculture conventionnelle mais réduit l'utilisation du surplus d'azote et des pesticides. Cependant, en combinaison avec la réduction du gaspillage alimentaire et des aliments pour bétail concurrents issus des terres arables, avec une réduction correspondante de la production et de la consommation de produits animaux, l'utilisation des terres en agriculture biologique reste inférieure au scénario de référence.
D'autres indicateurs, tels que les émissions de gaz à effet de serre, s'améliorent également, mais la fourniture de suffisamment d'azote est un défi. En plus de se concentrer sur la production, les systèmes alimentaires durables doivent traiter des déchets, des interdépendances cultures-herbe-bétail et de la consommation humaine. Aucune des stratégies correspondantes ne nécessite une mise en œuvre complète et leur mise en œuvre partielle combinée assure un avenir alimentaire plus durable. »
Voilà une brochette d'auteurs – dont la plupart (formule prudente parce que nous n'avons pas vérifié) sont liés à l'agriculture biologique et payés pour la promouvoir – qui proposent un résumé bien alambiqué. Notons tout de même que M. Urs Niggli, directeur du FiBL (Institut de Recherche de l'Agriculture Biologique) a osé mettre en question certains éléments du dogme « biologique ».
En fait, on ne sort pas vraiment des sentiers battus : l'agriculture biologique peut... à condition de..., tout cela dans le contexte du postulat que l'agriculture biologique est/serait vertueuse, alors que l'agriculture conventionnelle a des impacts négatifs sur l'environnement.
Mais ce n'est pas une étude outrancière, bien au contraire.
Les auteurs trouvent qu'une conversion totale à l’agriculture biologique nécessiterait la mise en culture de terres en plus dans le monde en 2050 par rapport à la moyenne de 2005-2009 : dans l'hypothèse d'un écart de rendement de 8 % entre conventionnel et biologique, ce serait 16 %, contre 6 % de plus dans le scénario de référence de la FAO. Pour un écart de rendement de 25 %, ce serait à 33 %.
Il est quasiment impossible de discuter de ces chiffres, faute d'en connaître avec précision les bases. Toutefois, les écarts de rendement sont tirés de la littérature (qui nous paraît peu crédible) et sont des valeurs plus ou moins actuelles. Le scénario de la FAO prévoit à juste titre des augmentations de rendement en conventionnel qui, à notre sens, feront que les écarts avec le biologique se creuseront pour la simple raison que celui-ci se heurte à des plafonds du fait des difficultés liées notamment à la fertilisation et la protection des cultures.
Bien que les chiffres ne soient pas directement comparables et doivent être maniés avec précaution, les rendements du blé en France illustrent cet écart : 32 quintaux à l'hectare en bio quand tout va bien, près de 75 quintaux en conventionnel.
On peut s'amuser à déplacer les curseurs sur une feuille de calcul. On peut décréter que ce qui est appelé gaspillage sera réduit de x % (ou x % de plus que ne le prévoit le scénario de la FAO). Cela permet donc, sur la feuille de calcul, d'augmenter la part du bio sans recours à des terres supplémentaires. Mais à niveau de bio équivalent, cela permettrait de réduire l'emprise agricole...
Quant à réduire la part des cultures destinées à l'alimentation animale, la réalité agronomique, économique et sociologique est plus complexe qu'on ne le pense habituellement (voir notamment ici). Les scénarios qui sont envisagés dans cette étude – et dans toutes les autres qui nous serinent que « le bio peut... » – reposent sur une série de contraintes que l'on peut bien qualifier de totalitaires : interdiction de nourrir le bétail avec des produits issus de terres arables (comment fera-t-on, du reste, pour les porcs et la volaille ?) ; réduction de la consommation de viande.
Un magicien de la feuille de calcul devrait aussi se pencher sur le problème suivant : pour son équilibre agronomique – tant du point de vue des apports d'azote que de la gestion des mauvaises herbes – l'agriculture biologique autarcique (qui ne fait pas appel à des éléments fertilisants issus de l'agriculture conventionnelle) et durable doit introduire des légumineuses telles que la luzerne et le trèfle dans ses rotations. Quel impact sur l'équilibre alimentaire de la planète ? Ne remplacerait-on pas les céréales et le soja issu de terres arables par des fourrages issus de terres arables ?
L'article nous propose aussi un bilan de l'azote.
C'est à notre sens du délire. Ce genre de statistique au niveau mondial – plutôt qu'à l'hectare cultivé, en fonction de la culture et de l'itinéraire technique – n'a guère de sens.
Nous noterons un brin amusé l'explication du code des couleurs : + 10 kg/ha/an (en rouge) serait non durablement élevé (nous nous demandons pourquoi...), mais < −2 kg/ha/an (en orange) est simplement qualifié de déficit.
Et, puisque nous avons abordé la question du sens, rappelons quelques vérités qui devraient déranger :
1. L'agriculture biologique est un mode de production qui repose sur une idéologie – ou des idéologies – dépourvue de base scientifique. Bon nombre de présupposés sont tout simplement faux.
Non, le passage à 100 % de bio ne réduit pas les « pesticides » à 0 !
2. L'agriculture biologique, en raison de ces idéologies, se ferme aux innovations scientifiques et techniques dans les domaines, notamment, de la génétique, de la chimie agricole, de la phytopharmacie, des sciences vétérinaires et, en aval, dans l'agroalimentaire, la diététique et la nutrition. Bien pire, le jusqu'au-boutisme des gourous du bio – pour certains mâtinés d'anticapitalisme – pousse au renoncement aux progrès qui ont été réalisés dans le passé (par exemple s'agissant d'« OGM cachés »).
3. L'agriculture biologique est une lubie de riches. Nous pouvons (encore) nous la permettre dans nos pays – et, en ce sens, un tenant de la libre entreprise ne saurait contester qu'une demande soit satisfaite par une offre. En revanche, nous n'avons pas le droit de l'imposer aux pays qui luttent pour leur souveraineté et sécurité alimentaire, ou encore à un monde qui doit nourrir sa population future. Qu'il me soit permis à cet égard de regretter profondément qu'une organisation à vocation mondiale qui s'appelle FAO ait un programme de promotion (à distinguer de l'accompagnement) de l'agriculture biologique.
4. L'agriculture biologique est dépendante de l'agriculture conventionnelle, notamment pour la fourniture d'éléments fertilisants organiques (des engrais de synthèse en quelque sorte « blanchis » par le passage dans des bâtiment d'élevage conventionnel – certes pas « industriel », on a quand même sa fierté chez les bio) et pour l'établissement d'un écosystème agricole avec une pression réduite de parasites, maladies et mauvaises herbes.
5. La production de l'agriculture biologique est non seulement inférieure à celle du conventionnel, mais aussi plus variable du fait des difficultés de gestion des parasites, maladies et mauvaises herbes. Tant que l'agriculture biologique est marginale, cela n'a pas d'effet important sur la sécurité alimentaire, les prix... et l'ordre public (les émeutes de la faim issues de la crise alimentaire mondiale de 2007-2008 devraient nous faire réfléchir).
Un dernier mot sur l'azote. Tous les scénarios sont fondés sur un azote de synthèse produit à partir d'énergie fossile (gaz) selon le procédé Haber Bosch, ce qui permet d'affirmer que le bio est moins énergivore (bien sûr, on ignore à cet égard la part des fertilisants organiques issus de l'azote de synthèse) et rejette moins de GES. Il y a des procédés qui font appel à l'électricité – potentiellement « renouvelable » ou d'origine nucléaire – existants (procédé Birkeland-Eyde) ou en développement. Cela changera certainement la donne, à défaut de changer la rhétorique.
Un article qui vaut le détour : « Ni bio ni conventionnelle, ils défendent une autre agriculture ».